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Médias et gilets jaunes : quand le pays réel entre de force dans les studios. Première partie

3 janvier 2019

Temps de lecture : 9 minutes
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Médias et gilets jaunes : quand le pays réel entre de force dans les studios. Première partie

Temps de lecture : 9 minutes

Pre­mière dif­fu­sion le 03/01/2019 — L’Observatoire du jour­nal­isme (Ojim) se met au régime de Noël jusqu’au 5 jan­vi­er 2019. Pen­dant cette péri­ode nous avons sélec­tion­né pour les 26 arti­cles de la ren­trée qui nous ont sem­blé les plus per­ti­nents. Bonne lec­ture, n’oubliez pas le petit cochon de l’Ojim pour nous soutenir et bonnes fêtes à tous. Claude Chol­let, Président

Bientôt trois semaines que la France qui souffre, celle qui travaille et ne s’en sort pas, est descendue dans la rue, une France populaire soumise à des logiciels de politiques ignorant largement les réalités de la France périphérique. Le prix de l’essence est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Les médias officiels ont un peu de difficultés à comprendre ce que sont les gilets jaunes. Explication de textes.

L’incapacité des médias offi­ciels, ceux qui sont glob­ale­ment en accord avec les divers gou­verne­ments qui se suc­cè­dent en France depuis plus de quar­ante ans, soci­aux-libéraux ou libéraux-soci­aux, ceux dont il n’est pas dou­teux qu’ils ont favorisé l’élection d’Emmanuel Macron, cible sym­bol­ique et pri­or­i­taire des gilets jaunes, à saisir ce qui se pro­duit actuelle­ment en France a été une évi­dence lors des deux pre­mières semaines de ce mou­ve­ment de révolte populaire.

Une jacquerie comme la France en con­naît chaque fois que le pou­voir poli­tique se trans­forme en oli­garchie. Les gilets jaunes ? « Pop­ulistes, extrême droite surtout, extrême gauche un peu, beaufs et racistes surtout, homo­phobes »… Le « con de Français de base » en somme, tel que le macronien des villes l’imagine et tel que son imag­i­naire prin­ci­pal, celui des médias offi­ciels, le lui a présen­té. Au début, du moins.

Ensuite, une sim­ple ques­tion s’est enfin posée : qui sont ces gens, sim­ples et non point beaufs, juste nor­maux, qui n’arrivent plus à vivre cor­recte­ment dans la société de sur­con­som­ma­tion et d’incohérence général­isée qu’est dev­enue la France ? Qui sont les gilets jaunes, ces gens qui se sen­tent méprisés, ceux à qui on a dit qu’ils « ne sont rien », ceux que l’on a qual­i­fiés de « sans dents » durant toutes ces années. Ils sont le peu­ple, et pour nom­bre de médias l’odeur de la sueur pop­u­laire gêne.

Premier acte, les médias jettent le discrédit sur les gilets jaunes

La pre­mière semaine du mou­ve­ment, et un peu après, les prin­ci­paux médias ont avant tout relayé la parole gou­verne­men­tale au sujet de ce mou­ve­ment pop­u­laire. La com­plai­sance a tourné à plein régime, à tel point que l’opposition aux médias offi­ciels est dev­enue l’un des axes de la révolte des gilets jaunes, avec BFM, média emblé­ma­tique de l’accession de Macron au pou­voir, comme cible prin­ci­pale. Regarder BFM le same­di 24 novem­bre 2018 avait ain­si quelque chose de sur­réal­iste, au sens com­mun de ce mot :

En direct ? Des jour­nal­istes répé­tant en boucle que les Champs-Élysées seraient sous le con­trôle de franges vio­lentes de « l’ultra-droite », laque­lle men­ac­erait de se diriger vers les lieux de pou­voir, dont le Palais prési­den­tiel. Que voit l’observateur ? Quelques dizaines d’agités, sans aucun doute. Des gens du peu­ple, surtout, venus deman­der des comptes au pou­voir poli­tique, essen­tielle­ment des gens qui tra­vail­lent ou sont à la retraite et ne parvi­en­nent pas à boucler les fins de mois. Comme BFM répète jour après jour que ce mou­ve­ment serait manip­ulé (élé­ment de lan­gage gou­verne­men­tal) par des par­tis poli­tiques dits anti­sys­tème et insiste sur le fait que le RN aurait appelé à man­i­fester sur l’avenue, ce qui est une infox/fake news, le téléspec­ta­teur voit fleurir d’étonnants élé­ments sur son écran : « BFM menteurs » ou « BFM men­songes », slo­gans écrits à la bombe sur les abris bus, et vis­i­bles en arrière plan des jour­nal­istes de BFM par­lant en direct. Comme un sym­bole de ce monde dans lequel nous vivons, monde qu’analyse sans cesse l’OJIM et où une caste déten­trice des images pré­tend impos­er son réel, par ces mêmes images, à la pop­u­la­tion. La révolte des gilets jaunes est aus­si révolte con­tre l’image de la réal­ité que les médias offi­ciels veu­lent sub­stituer au réel quo­ti­di­en dif­fi­cile vécu par le peu­ple de France.

BFM en pointe dans l’infox

Dans le stu­dio ? Entre 17 et 19 heures, BFM fait évidem­ment une édi­tion spé­ciale, avec ce procédé devenu usuel con­sis­tant à mon­tr­er tou­jours les mêmes images, la plu­part du temps de lieux où il ne se passe rien, et à répéter en boucle un dis­cours iden­tique. C’est Ruth Elkrief qui offi­cie et il y a, comme il se doit, un « expert » en la per­son­ne de Syl­vain Boulouque, théorique­ment spé­cial­iste de l’histoire des mou­ve­ments soci­aux, en réal­ité mil­i­tant poli­tique de la gauche rad­i­cale infil­tré, ils sont nom­breux et cela com­mence à se voir en un moment où Danièle Obono s’apprête à faire son entrée à la Sor­bonne, dans l’université, une uni­ver­sité où l’esprit cri­tique et le débat con­tra­dic­toire sont en chute libre.

L’analyse de Boulouque est sim­ple comme une analyse de jeune pro­fesseur d’université, UFR de sci­ences humaines, de ce début de 21e siè­cle, autrement dit binaire à souhait : il y a les méchants de l’ultra-droite qui auraient saccagé l’avenue des Champs-Élysées le matin, « à l’appel de la prési­dente du RN » insiste-t-il à de très nom­breuses repris­es, expli­quant que la droite dite rad­i­cale, et les roy­al­istes, voudraient « refaire le 6 févri­er 1934, mais en le réus­sis­sant ». À l’appui de cette thèse ? Rien, sinon les pro­pos des mem­bres du gou­verne­ment qui ont enten­du un ou deux man­i­fes­tants crier « on est chez nous », ce qui suf­fit à réac­tiv­er la machine à dia­bolis­er le peu­ple, pour un cerveau hors sol et mon­di­al­isé. Il y avait cepen­dant une preuve, depuis lors ridi­culisée : BFM a mon­tré un homme pas­sant devant la caméra en se roulant une cig­a­rette et lev­ant le bras. Ce same­di, on ne com­prend pas ce que dit cet homme, mais pour le plateau de BFM il ferait (évidem­ment) le salut nazi. Ce qui sera démen­ti dans la semaine suiv­ante : un homme plein d’humour cri­ant « Ave Macron », référence comique à Jupiter. Même Ruth Elkrief, soumise à la cri­tique, par les gilets jaunes, du rôle de la chaîne pour laque­lle elle œuvre, tem­père « l’expert », pré­cisant que l’on ne peut pas « dire que le RN a appelé » à man­i­fester, mais « sim­ple­ment qu’il a demandé pourquoi il serait inter­dit de man­i­fester sur cette avenue ».

Le same­di 24 novem­bre, BFM voy­ait une révo­lu­tion fas­ciste à Paris. Rien de tout cela n’a évidem­ment eu lieu, ce n’est que le fan­tasme per­ma­nent des médias offi­ciels, lesquels perçoivent toute vision autre du monde comme étant une men­ace de cet ordre. Com­ment s’étonner ensuite de voir des cen­taines de man­i­fes­tants en gilets jaunes scan­der « BFM enculés » dès qu’ils voient une caméra de la chaîne.

Reportages coupés de manière précipitée

Durant les deux pre­mières semaines de ce mou­ve­ment, les médias sont ample­ment apparus comme des chiens de garde du pou­voir poli­tique. Par exem­ple, quand une jour­nal­iste du JT de France 3 Aquitaine évoque des « manip­u­la­tions poli­cières » pour expli­quer des heurts avec les forces de l’ordre et que le reportage est coupé. Évidem­ment décodex et check­news se pré­cip­i­tent pour expli­quer que de cen­sure il n’y a pas. Fran­ce­in­fo a eu beau ten­ter d’expliquer qu’il s’agissait de « ges­tion de duplex », cela n’a guère convaincu.

C’est pré­cisé­ment ici que se noue la frac­ture entre le pays réel et le pays médi­a­tique légal, dans cette volon­té affichée de nier ce que cha­cun a pour­tant vu claire­ment sur son écran. Il appa­raît pour­tant évi­dent, durant tout le mou­ve­ment, y com­pris le same­di 1er décem­bre au matin, quand le min­istre de l’intérieur s’exprimant sur Twit­ter indique que « 1500 per­tur­ba­teurs » seraient autour de l’avenue que le choix poli­tique du gou­verne­ment est de dis­créditer les gilets jaunes en insis­tant sur l’existence de « casseurs ». Ces derniers seraient l’essentiel de ce mou­ve­ment et plutôt de droite rad­i­cale, le même dis­cours que repren­nent nom­bre de médias. Nom­bre de témoins présents sur les lieux insis­tent pour­tant sur trois choses :

  • le mou­ve­ment des gilets jaunes est essen­tielle­ment « paci­fique », « à part deux ou trois agités » (source : CRS inter­venant à Dijon le 24 novem­bre et témoignant sous cou­vert d’anonymat pour l’OJIM).
  • aucun obser­va­teur crédi­ble et aucun citoyen autre que sou­tien invétéré de LREM ne peut faire con­fi­ance a pri­ori à un pou­voir poli­tique qui a pro­duit l’affaire Benal­la : la France entière a vu, images à l’appui, que des proches du prési­dent de la République pra­tiquent la provo­ca­tion dans les man­i­fes­ta­tions. Il n’est donc pas inter­dit de se deman­der s’il n’y aurait pas quelques Benal­la pour « chauf­fer un peu les esprits » dans les rues.
  • Le 1er décem­bre les auteurs des émeutes urbaines sont des racailles des quartiers et des mil­i­tants de l’ultra gauche, dont les Ligues ne sont jamais, étrange­ment, dissoutes.

Journalistes des villes et gilets jaunes des champs, révolte contre les médias aux ordres

Ain­si la révolte con­tre les médias aux ordres est dev­enue un des élé­ments du mou­ve­ment des gilets jaunes, énervés à juste titre d’être ouverte­ment méprisés par cer­tains jour­nal­istes, comme Xavier Gorce (Le Monde) ou Jean Qua­tremer : pour eux, les gilets jaunes sont « des beaufs » et des « trou­peaux d’abrutis ». Notons que ces deux indi­vidus sont jour­nal­istes. Qua­tremer évo­quant même entre guillemets le « niveau de la pen­sée » des gilets jaunes sur Twitter.

Dis­crédit ? Tous les moyens sont bons. Fran­ce­in­fo insiste longue­ment sur le fait que sor­tir dans la rue avec un gilet jaune serait dan­gereux, s’interrogeant ain­si : « que risquent-ils ? », et sup­pose tout aus­si quo­ti­di­en­nement que le mou­ve­ment serait manip­ulé : « qui sont les meneurs ? ». Dans le même temps sor­tent de nulle part d’abord des « gilets bleus » anti gilets jaunes, vite dis­parus et rem­placés une semaine plus tard par des « foulards rouges », tout aus­si vite dis­parus. Les médias insis­tant beau­coup plus sur ces hypothé­tiques con­tre mou­ve­ments que sur cet incroy­able fait que 84 % des Français, selon les sondages, sou­tiendraient les gilets jaunes fin novem­bre. Ce qui mérit­erait longues analy­ses sur les plateaux, avec experts etc, tant ce fait est d’importance.

Dans 20Minutes, le 16 novem­bre 2018, des experts sont plutôt con­vo­qués pour expli­quer qu’en vrai « le prix du car­bu­rant n’a pas aug­men­té depuis 1970 », selon une étude, et que les prin­ci­paux con­som­ma­teurs de car­bu­rants seraient « rich­es ». Le Monde de ce même 16 novem­bre ne voy­ait quant à lui pas de lien avec les jacqueries d’avant la Révo­lu­tion française puisque cette époque était celle de « l’arbitraire et de l’injustice fis­cale », ce que ne serait pas la nôtre. Ces deux exem­ples indiquent bien com­ment les jour­nal­istes des villes ont eu du mal à saisir ce que sont les gilets jaunes des champs. Et puis, comme le gou­verne­ment avait comme élé­ment de lan­gage, dans les pre­miers temps du mou­ve­ment, de cri­ti­quer les « entrav­es à la cir­cu­la­tion », cet élé­ment a ample­ment fait le tour des rédactions.

A suiv­re.

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