Ojim.fr
Veille médias
Dossiers
Portraits
Infographies
Vidéos
Faire un don
PUBLICATIONS
Yann Barthès, Dilcrah, Netflix, Frontex, Bellingcat... Découvrez les publications papier et numériques de l'Observatoire du journalisme.
→ En savoir plus
PUBLICATIONS
Yann Barthès, Dilcrah, Netflix, Frontex, Bellingcat... Découvrez les publications papier et numériques de l'Observatoire du journalisme.
→ En savoir plus
La victoire du conservateur Duda en Pologne dans la presse française

L’article que vous allez lire est gratuit. Mais il a un coût. Un article revient à 50 €, un portrait à 100 €, un dossier à 400 €. Notre indépendance repose sur vos dons. Après déduction fiscale un don de 100 € revient à 34 €. Merci de votre soutien, sans lui nous disparaîtrions.

18 juillet 2020

Temps de lecture : 8 minutes
Accueil | Veille médias | La victoire du conservateur Duda en Pologne dans la presse française

La victoire du conservateur Duda en Pologne dans la presse française

Temps de lecture : 8 minutes

Le deuxième tour de l’élection présidentielle polonaise de juillet 2020 suscitait un certain intérêt dans les médias français dominants où l’on espérait la défaite du candidat conservateur du PiS. Le président sortant Andrzej Duda était en effet donné au coude à coude dans les sondages contre son rival, le libéral Rafał Trzaskowski, maire de Varsovie. Déception donc lundi matin à 8h quand les résultats provisoires officiels sont tombés, sur la base du dépouillement des votes dans 99,97 % des bureaux de vote.

Jusqu’à ce moment-là, mal­gré des sondages « exit polls » (sondages de sor­tie des urnes) don­nant un avan­tage de 0,8 % à Andrzej Duda, puis les sondages « late polls », plus fiables, tombés dans la nuit et qui voy­aient l’avance de Duda pass­er à deux points de pour­cent­age, la vic­toire du con­ser­va­teur n’était pas encore acquise. Cer­tains arti­cles appa­rais­sant sur les sites inter­net des grands jour­naux français lun­di matin ne tenaient encore compte que de ces sondage late polls, d’autre ayant déjà inté­gré les résul­tats annon­cés à 8h. Des résul­tats qui attribuaient 51,21% des voix à Andrzej Duda con­tre 48,79% à Rafał Trza­skows­ki, pour une par­tic­i­pa­tion de 68% (con­tre 55% de par­tic­i­pa­tion au deux­ième tour de l’élection prési­den­tielle de 2015, rem­portée par Duda avec 51,55% des voix).

L’AFP a encore frappé

Lun­di matin, la dépêche de l’AFP était reprise à dif­férentes sauces par des médias aus­si var­iés que Le Figaro, Le Monde, Ouest-France, Le Parisien, France Info, et même Valeurs Actuelles, pour n’en citer que quelques-uns. Le biais plutôt de gauche libérale lib­er­taire de l’AFP transparais­sait donc dans tous ces médias, y com­pris dans le court arti­cle de Valeurs Actuelles, un média pour­tant classé à droite, mais qui évo­quait donc une cam­pagne de Duda « axée notam­ment sur des cri­tiques ver­bales des droits des per­son­nes LGBT, se prononçant notam­ment pour l’interdiction de l’adoption aux cou­ples homo­sex­uels (une posi­tion égale­ment partagée par son rival, Rafal Trza­skows­ki) ». Ain­si, pour l’hebdomadaire Valeurs Actuelles, il appa­raît comme pour les médias de gauche que l’adoption par les cou­ples homo­sex­uels serait un « droit » des per­son­nes LGBT. Et l’hebdomadaire de droite de con­tin­uer à pro­pos de Duda : « Il a égale­ment pris par­ti con­tre l’idée d’in­dem­ni­sa­tions pour les biens juifs volés par les nazis et sous le régime com­mu­niste. » Ce rac­cour­ci de l’AFP repris par tous les médias susvisés con­cerne en fait le rejet par le prési­dent Duda et par les gou­verne­ments du PiS des reven­di­ca­tions finan­cières de cer­taines organ­i­sa­tions juives améri­caines por­tant sur les anciens biens juifs d’avant-guerre qui n’ont jamais été resti­tués ou indem­nisés parce qu’ils ont été détru­its ou n’ont pas d’héritiers.

L’infox des « zones libres LGBT »

Valeurs Actuelles n’a en revanche pas repris l’autre rac­cour­ci de l’AFP con­traire­ment à d’autres médias comme France Info ou même Le Figaro : « Rafal Trza­skows­ki, quant à lui, est favor­able aux parte­nar­i­ats civils y com­pris entre per­son­nes du même sexe. Sa déci­sion de sign­er une déc­la­ra­tion de sou­tien aux LGBT a incité nom­bre de régions de l’est rur­al et le plus con­ser­va­teur du pays à se proclamer «zones libres de LGBT». » Ces « zones libres de LGBT » sont un bobard col­porté par les médias français à pro­pos des col­lec­tiv­ités locales polon­ais­es qui, en réac­tion à la Déc­la­ra­tion LGBT+ adop­tée à Varso­vie et à l’intensification de l’offensive idéologique à laque­lle a été soumise la Pologne en 2019, ont adop­té des réso­lu­tions par lesquelles elles s’engagent auprès de leurs admin­istrés à respecter les choix édu­cat­ifs des par­ents et à s’abstenir d’imposer l’idéologie LGBT dans les écoles et dans le cadre de leur admin­is­tra­tion. Le Figaro a aus­si tourné la phrase de l’AFP sur les droits LGBT de manière encore plus désa­van­tageuse pour Duda : « Le prési­dent sor­tant a fait une cam­pagne polar­isante, attaquant notam­ment les droits des per­son­nes LGBT ». Et donc pour Le Figaro, refuser les unions civiles ouvertes aux homo­sex­uels, ain­si que « mariage gay » et l’adoption pour les cou­ples de même sexe, c’est atta­quer les droits des per­son­nes LGBT.

Duda caricaturé

Autre car­ac­téris­tique de tous ces arti­cles reprenant la même dépêche de l’AFP : l’affirmation « Le prési­dent Duda est soutenu par le par­ti con­ser­va­teur nation­al­iste Droit et Jus­tice (PiS, au pou­voir) ». Pour qui con­naît le paysage poli­tique polon­ais, le par­ti nation­al­iste s’appelle Mou­ve­ment nation­al (Ruch Nar­o­dowy) et il est représen­té au par­lement au sein d’une coali­tion avec les libéraux con­ser­va­teurs, la Con­fédéra­tion (Kon­fed­er­ac­ja). C’est un par­ti d’opposition et son can­di­dat du pre­mier tour, Krzysztof Bosak, flirté aus­si bien par Andrzej Duda que par Rafał Trza­skows­ki dans la per­spec­tive du deux­ième tour, a refusé de soutenir l’un ou l’autre des can­di­dats. Quant au par­ti Droit et Jus­tice (Pra­wo i Spraw­iedli­wość, PiS), c’est un par­ti social-con­ser­va­teur qui se revendique de la démoc­ra­tie chré­ti­enne et de la vision européenne de Robert Schu­man, tout comme son can­di­dat Andrzej Duda.

Le Monde et Libération frappent encore plus fort

Le jour­nal Libéra­tion, grâce à sa cor­re­spon­dante en Pologne, a en revanche pub­lié sa pro­pre ver­sion des faits dès lun­di matin (ce qu’a aus­si fait Le Monde, en plus de son arti­cle basé sur la dépêche de l’AFP). Mal en a pris à Libéra­tion, car on a là un véri­ta­ble con­den­sé de bobards. « Après une cam­pagne vio­lente et cli­vante, Andrzej Duda a adressé aux Polon­ais un mes­sage rassem­bleur : «Je m’excuse auprès de ceux qui se sont sen­tis offen­sés, pas seule­ment durant la cam­pagne, mais au cours de ces cinq dernières années.» Dès son retour à Varso­vie, quelques heures plus tard, il a affir­mé exacte­ment le con­traire : «Je ne regrette pas ce que j’ai dit pen­dant la cam­pagne.» », nous explique une cer­taine Jus­tine Salve­stroni, cor­re­spon­dante à Varso­vie, dans un arti­cle inti­t­ulé « Prési­den­tielle en Pologne : vic­toire de l’ultra con­ser­va­teur Andrzej Duda ». Les excus­es de Duda traduites par Mme Salve­stroni provi­en­nent d’une phrase effec­tive­ment pronon­cée par Duda, mais large­ment défor­mée par un seul et unique jour­nal, le très anti-PiS Gaze­ta Wybor­cza. Nous sommes fixés sur les sources de la cor­re­spon­dante de Libéra­tion. La phrase orig­i­nale, non défor­mée, de Duda avait un ton con­ciliant et expri­mait non pas des regrets, mais une main ten­due à toutes les per­son­nes qui auraient pu se sen­tir blessés par la manière dont il a pu exprimer cer­taines choses dans le passé et que le prési­dent polon­ais a assuré de son respect, quelles que soient les diver­gences de vues. 

Manipulations sémantiques

« Aidé par la télévi­sion publique, dev­enue un out­il de pro­pa­gande, Andrzej Duda avait opéré un tour­nant très à droite ces dernières semaines, ten­ant des pro­pos homo­phobes et antisémites, se voulant le pro­tecteur des valeurs con­ser­va­tri­ces et catholiques des «vrais Polon­ais», pour lesquels il s’est excusé dimanche soir. », écrit plus loin la cor­re­spon­dante du jour­nal de gauche. Les « vrais Polon­ais », c’est une expres­sion fausse­ment attribuée non pas à Andrzej Duda mais au leader du PiS Jarosław Kaczyńs­ki il y a plusieurs années (quand le PiS était dans l’opposition) par une jour­nal­iste de la télévi­sion TVN, très hos­tile au PiS. Quant aux pro­pos homo­phobes évo­qués par Libéra­tion, c’est la ver­sion défor­mée par le jour­nal français lui-même d’une affir­ma­tion de Duda sur le fait que le sigle LGBT désigne non pas des gens mais une idéolo­gie (que le prési­dent polon­ais a com­paré, pen­dant la cam­pagne, au bolchevisme).

Chez Libéra­tion, dans l’article don­né en lien pour étay­er l’accusation sur les pro­pos homo­phobes, la com­para­i­son de l’idéologie LGBT au bolchevisme était expliquée ain­si : « En pleine cam­pagne pour sa réélec­tion, le prési­dent Andrzej Duda et son par­ti s’en pren­nent vio­lem­ment aux les­bi­ennes, gays, bi et trans qui, selon eux, «ne sont pas des gens» mais relèvent d’une «idéolo­gie». Ou encore, à pro­pos de la même affir­ma­tion par un député du PiS : « Les LGBT ne sont pas des gens, c’est une idéolo­gie. » Le polon­ais, comme toutes les langues slaves, n’a pas d’article. L’ajout de « Les » devant « LGBT » vient donc de la tra­duc­tion en français par le jour­nal Libéra­tion et fait que le sigle LGBT désigne, dans la ver­sion française, for­cé­ment des gens et non pas un sigle pou­vant désign­er une idéolo­gie. La manip­u­la­tion est grossière, mais qui ira véri­fi­er le véri­ta­ble sens de la phrase en polon­ais ? La même manip­u­la­tion, par ajout de l’article « les » est opérée par les cor­re­spon­dants du Monde dans l’article « Élec­tion en Pologne : le prési­dent sor­tant Andrzej Duda réélu de justesse ». Quant aux pro­pos « anti­sémites » attribués par Libéra­tion au prési­dent Duda, aucune expli­ca­tion n’est don­née aux lecteurs et l’on ne sait pas à quoi la cor­re­spon­dante du jour­nal fait référence. Les lecteurs de Libéra­tion auront de toute façon bien du mal à véri­fi­er la vérac­ité de l’accusation.

Le Monde, de son côté, met­tait en doute lun­di matin, dans l’article déjà men­tion­né « Élec­tion en Pologne : le prési­dent sor­tant Andrzej Duda réélu de justesse », le car­ac­tère hon­nête des élec­tions polon­ais­es, dont le résul­tat con­firme pour­tant les sondages de la semaine écoulée, et aus­si les sondages « exit polls » et « late polls ». Le jour­nal français repre­nait en out­re les accu­sa­tions de l’opposition polon­aise et de Trza­skows­ki lui-même sur le par­ti-pris des médias publics en faveur de Duda, évo­quant une « iné­gal­ité dras­tique des chances dans la façon dont a été menée cette cam­pagne dans les médias publics, favorisant le prési­dent et attaquant en per­ma­nence son con­cur­rent ». Le Monde ne dit rien en revanche sur le fait que, en 2015, les mêmes médias publics avaient agi de même en faveur du prési­dent sor­tant, le libéral Bro­nisław Komorows­ki, auquel s’opposait alors Andrzej Duda. Le Monde ne dit rien non plus à ses lecteurs sur la puis­sance des médias privés favor­ables aux libéraux en Pologne, avec les plus gros (groupe de télévi­sion TVN, jour­naux nationaux Gaze­ta Wybor­cza et Fakt, etc.) qui ont fait ouverte­ment cam­pagne pour le maire de Varso­vie. Peut-être le jour­nal français craint-il que ses lecteurs com­pren­nent qu’il peut exis­ter en Europe un pays avec un tel plu­ral­isme dans les médias ?