Ojim.fr
Veille médias
Dossiers
Portraits
Infographies
Vidéos
Faire un don
PUBLICATIONS
Yann Barthès, Dilcrah, Netflix, Frontex, Bellingcat... Découvrez les publications papier et numériques de l'Observatoire du journalisme.
→ En savoir plus
PUBLICATIONS
Yann Barthès, Dilcrah, Netflix, Frontex, Bellingcat... Découvrez les publications papier et numériques de l'Observatoire du journalisme.
→ En savoir plus
La haine en ligne, piranhas et dictature des minorités

L’article que vous allez lire est gratuit. Mais il a un coût. Un article revient à 50 €, un portrait à 100 €, un dossier à 400 €. Notre indépendance repose sur vos dons. Après déduction fiscale un don de 100 € revient à 34 €. Merci de votre soutien, sans lui nous disparaîtrions.

20 novembre 2020

Temps de lecture : 4 minutes
Accueil | Veille médias | La haine en ligne, piranhas et dictature des minorités

La haine en ligne, piranhas et dictature des minorités

Temps de lecture : 4 minutes

« L’amour c’est la haine », ce slogan de 1984 d’Orwell résonne d’une étrange actualité à l’heure où les réseaux sociaux censurent au nom de la liberté d’expression et où une loi liberticide veut soi-disant lutter contre la haine. Mais les comportements appelant à la mort sociale sont courants sur la toile comme l’analyse le journaliste David Doucet dans un livre informé et équilibré sur le sujet, La haine en ligne (Albin Michel)

Des exemples à foison

Mon­sieur Dupont a un chien, ce chien aboie quand Mon­sieur Dupont est absent. Le chien est par nature plutôt mai­gre. Mon­sieur Dupont poste une pho­to de son chien (tou­jours mai­gre) sur les réseaux soci­aux. Un ami des ani­maux l’accuse de mau­vais traite­ments sur ani­maux domes­tiques. Dupont reçoit des men­aces de mort, ses voisins l’évitent, ses enfants ne lui par­lent plus de même que les com­merçants, sa femme demande le divorce, son employeur qui com­mer­cialise des cro­quettes le licen­cie, il est frap­pé de mort sociale.

Cet exem­ple inven­té de toutes pièces ressem­ble à beau­coup d’autres – bien réels – fig­u­rant dans l’ouvrage. Fameux ou obscurs. Un cou­ple de gérants de mag­a­sin Super U poste des images d’animaux tués dans un safari. Ils sont pour­suiv­is par un hack­er anti-chas­se, leurs clients les fuient. La chanteuse Men­em Ibtis­sem chante voilée dans une émis­sion de télévi­sion, elle doit momen­tané­ment renon­cer à sa car­rière et fuir la France. Une jour­nal­iste améri­caine fait un tweet mal­adroit avant de pren­dre l’avion pour des vacances, les hôtels refusent de l’accueillir et son employeur la licencie.

Bien d’autres exem­ples sont cités, cer­tains se ter­mi­nent plus ou moins bien comme Philippe Caubère ou Eric Brion (le pre­mier « Mee­Too » dénon­cé) qui vont en jus­tice et obti­en­nent gain de cause. D’autres très mal comme la jeune Aman­dine qui doit démé­nag­er et chang­er d’école ou bien pire, cette ado­les­cente qui se sui­cide. Celui de Meh­di Meklat sem­ble moins adap­té. L’auteur sait de quoi il par­le ayant été vic­time de la pitoy­able affaire de la Ligue du LOL qui a con­duit à son licen­ciement de rédac­teur en chef des Inrocks en quelques jours. Une affaire qui s’est dégon­flée depuis et celle qui l’a licen­cié à tort a été mise à la porte un peu plus tard.

Cancel culture

La cul­ture de l’effacement vient du fond puri­tain améri­cain, de l’éradication des péchés à l’éradication dig­i­tale du pêcheur, via le tri­bunal médi­a­tique. Le déla­teur – anonyme ou non – se revêt d’une mag­i­s­tra­ture morale où il est à la fois accusa­teur, juge et bour­reau. On recon­naî­tra la pra­tique du « woke » (éveil­lé) pro­pre à une cer­taine gauche morale. La morale du ressen­ti­ment des minorités mène à une revanche numérique, par­fois sanglante.

Cette revanche est d’autant plus facil­itée que le déla­teur, bour­ré d’énergie émo­tion­nelle, car­bu­re à l’indignation. La dis­tance atténue la cul­pa­bil­ité de la déla­tion et ren­force un sen­ti­ment d’impunité dans la course à l’échalote de la pureté morale.

Voir notre vidéo sur les Sleep­ing giants

Police des archives et notation/délation

Si les romains par la Damna­tio memo­ri­ae voulaient effac­er le sou­venir d’un tyran (Néron, Caligu­la), Google institue la mémoire éter­nelle. Les employeurs le savent qui passent au scan­ner dig­i­tal les can­di­dats ou qui mon­tent des dossiers de licen­ciements en se bas­ant sur les réseaux soci­aux. Dans Chute libre de la série Black Mir­ror, chaque acte (com­man­der un café par exem­ple) est noté de 1 à 5 et le total des nota­tions indique votre rang social. Par effet de loupe et incli­na­tion mimé­tique, les jus­ticiers en ligne pra­tiquent le « name and shame ». Homo indig­na­tus et homo fes­tivus se don­nent la main pour créer la société dis­ci­plinaire qui rem­place la société de con­trôle comme le remar­quait le philosophe Gilles Deleuze.

Marat au moment de la Ter­reur voulait établir des « tableaux d’incivisme » où fig­ur­eraient les pro­scrits. Dans le nou­v­el ordre moral le casi­er Google rem­place le casi­er judi­ci­aire. Comme le note sur le ton de la provo­ca­tion Scott McNealy fon­da­teur de Sun Microsys­tems « De toute façon, vous n’avez aucune vie privée ». De bonnes raisons pour inciter à la pru­dence sur les réseaux soci­aux tout en défen­dant une lib­erté d’expression et d’opinion aus­si large que pos­si­ble. Le con­traire de la loi Avia en quelque sorte.

David Doucet, La haine en ligne, Albin Michel, 2020, 233p, 18.90 €