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Retour sur la Ligue du LOL, une analyse fouillée sur Medium

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9 juillet 2019

Temps de lecture : 26 minutes
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Retour sur la Ligue du LOL, une analyse fouillée sur Medium

Temps de lecture : 26 minutes

Nous reprenons dans son intégralité un papier non signé paru sur le site Medium, revenant en détail sur l’affaire de la Ligue du LOL, une souris accouchant d’une montagne. Lécher, lâcher, lyncher, telle est une des lois non écrites du monde médiatique. On pourrait ajouter « Lyncher pour évincer et prendre la place sur la couche encore chaude ». Nous publions en regard le portrait de Marie Kirschen, nouvelle rédactrice en chef web des Inrocks, qui illustre parfaitement cette politique des « minorités », raciales ou sexuelles.

Ligue du LOL : la fabrique des 30 salauds

Il y a qua­tre mois éclatait l’affaire de la Ligue du LOL. Le déman­tèle­ment d’un sup­posé réseau de harceleurs caché au sein de la presse pro­gres­siste parisi­enne a provo­qué le licen­ciement d’une douzaine de per­son­nes, sans qu’il soit établi s’ils étaient coupables ou non. Qu’importe, le tri­bunal Twit­ter avait décidé qu’ils l’étaient.

Avec quelques mois de recul, je reste sous le choc de la vio­lence de cette affaire et du traite­ment médi­a­tique indigne. Jour­nal­iste dans une rédac­tion parisi­enne, j’étais présent sur le Twit­ter de 2010, où ont été com­mis les har­cèle­ments rap­portés. Sans être leur ami, je con­nais quelques unes des per­son­nes mis­es en cause. Afin d’éviter de me retrou­ver moi aus­si sous le feu des insultes sur Twit­ter, ce texte est pub­lié en anonyme.

Je suis stupé­fait de l’écart entre les dis­cus­sions en privé dans les rédac­tions ( les gens qui étaient sur Twit­ter à cette péri­ode sont très partagés sur l’affaire ) et les dis­cus­sions publiques sur les réseaux soci­aux ( un procès sans aucune nuance con­tre la Ligue du LOL ). Plusieurs col­lègues sont frap­pés par le traite­ment médi­a­tique de cette his­toire. Ils préfèrent néan­moins ne pas l’ouvrir sur le sujet pour ne pas être con­sid­éré comme des “com­plices de harceleurs” ou des “respon­s­ables du silence des victimes”.

Il n’est pas ques­tion de nier la souf­france, bien réelle, des vic­times mais d’inter­roger le traite­ment jour­nal­is­tique de cette affaire et la panique morale qu’elle a généré. Les noms des pro­tag­o­nistes sont en par­tie anonymisés, pour ne pas gâter encore leur référencement.

1. Un storytelling fallacieux qui a tout emporté

L’emballement autour de cette affaire s’explique par une erreur de base, qui a trans­for­mé un fait divers de Twit­ter en une affaire d’état reprise jusque dans le New York Times et la BBC. La Ligue du LOL a été présen­tée d’emblée comme un groupe de jour­nal­istes harce­lant d’autres jour­nal­istes femmes et issues des minorités, comme un “boy’s club” rég­nant par la ter­reur dans la presse pour obtenir des postes. L‘histoire est vendeuse, une chronique stupé­fi­ante sur le sex­isme dans le milieu pro­gres­siste et toute la presse va embray­er dessus.

Au juste, qui sont les jour­nal­istes femmes visées par la Ligue du LOL ? Dans les témoignages pub­liées sur Twit­ter ou dans les médias, on décou­vre plusieurs jour­nal­istes vic­times. Or, au moment des faits dénon­cés, la grande majorité n’était pas jour­nal­iste ce qu’aucun média ne pré­cise. Lucille B. , Nora B. , Mélanie W. , Flo­rence P. et Thomas M. ne sont pas encore jour­nal­istes et ne représen­tent cer­taine­ment pas une men­ace pour les jour­nal­istes de la Ligue du LOL, qui sont pour la plu­part en con­trat dans des rédactions.

Les seules jour­nal­istes visées au début des années 2010 sont Iris G. et Léa L. Dans un témoignage pour Slate, cette dernière atteste que les raids de la Ligue du LOL “ont joué con­tre l’obtention de son CDI” à Libéra­tion en 2014. L’accusation est grave et mérite d’être véri­fiée, ce qu’aucun média n’a fait. D’après Alex H. qui s’est exprimé sur Medi­um, “cette jus­ti­fi­ca­tion a pos­te­ri­ori a fait tou­ss­er bien des anciens col­lègues dans la rédac­tion de Libé, en par­ti­c­uli­er au ser­vice édi­tion ” ( doit-on y lire une référence à un épisode non lié à la Ligue du LOL qui avait scan­dal­isé la twit­tosphère en 2013 ? )

Les rédac­tions ont pub­lié plusieurs analy­ses de mil­i­tantes fémin­istes, basées sur des pré­somp­tions et non sur des faits étab­lis. Le site de LCI écrit : “Dans le cas de la “Ligue du LOL”, il est évi­dent pour cette mil­i­tante fémin­iste que ce groupe a aidé, de près ou de loin, la car­rière de leurs mem­bres mas­culins, au détri­ment de celle des vic­times. Très con­crète­ment, plusieurs anciens mem­bres sont aujourd’hui rédac­teurs en chef ou occu­pent des postes con­fort­a­bles en CDI. A l’inverse, les jour­nal­istes fémin­istes visées à l’époque sont restées longtemps pigistes ( c’est-à-dire payées à l’article ). Cer­taines occu­pent encore ce statut aujourd’hui, d’autres ont choisi de se reconvertir. ”

On aimerait savoir pré­cisé­ment en quoi un groupe Face­book privé a pu per­me­t­tre à des jour­nal­istes de devenir rédac­teur en chef. On aimerait aus­si savoir qui sont les jour­nal­istes fémin­istes visées à l’époque, qui sont aujourd’hui à la pige ou se sont recon­ver­ties. Les preuves comptent peu dans cette affaire car comme le dit la mil­i­tante à LCI “Il est évi­dent que”. Avec des “Il est évi­dent que”, on fait à coup sûr d’excellents articles.

Tous ceux qui étaient sur Twit­ter au début des années 2010 savent que la Ligue du LOL paye surtout pour les déra­pages per­son­nels de trois ou qua­tre mem­bres du groupe, dont aucun n’est jour­nal­iste. Seule­ment ils ne sont pas aus­si médi­a­tiques que les têtes de gon­do­les jour­nal­istes qui ont cap­té toute l’attention. Quant à la dizaine de femmes qui ont fait par­tie de la ligue du LOL, on aimerait savoir ce qu’elles pensent de tout ça. Per­son­ne ne fait cas de l’existence de celles qui ne pou­vaient être que des traîtres à leur cause. Dix femmes : pour un boys club il y avait une éton­nante tolérance à l’entrée.

Plusieurs obser­va­teurs de l’époque témoignent que les mem­bres de la Ligue du LOL se moquaient davan­tage d’hommes blancs que de mil­i­tantes fémin­istes ou de per­son­nes racisées. C’est aus­si le sou­venir que j’en ai. Il y avait par­ti­c­ulière­ment des moqueries con­tre les gourous du web 2. 0 et con­tre les pre­miers posts spon­sorisés des blogueurs, grande nou­veauté à cette époque. Nico­las V. , blogueur alors très con­nu, a expliqué la péri­ode : “Il y avait à l’époque un débat entre pas­sion­nés et pio­nniers de la tech, qui se moquaient des mar­keters et de blog­gers comme @chrisreporter, @Korben, Gré­go­ry Pouy, Loic Le Meur. Et con­tre des influ­enceurs qui mon­nayaient leur célébrité, comme Deedee. ”

C’est ce dont témoigne égale­ment Samuel L. , jour­nal­iste au Monde: “Twit­ter fai­sait coex­is­ter des jour­nal­istes et divers autres métiers, notam­ment ceux du web, alors en pleine struc­tura­tion. On est alors à l’apothéose du « web 2. 0. », un con­cept qui tient beau­coup du mar­ket­ing, et quelque blogueurs et con­sul­tants veu­lent s’emparer eux aus­si de ce nou­veau médi­um qu’est Twit­ter, imag­i­nant divers usages et « styles », provo­quant par­fois des moqueries. ”

Si l’on se penche sur les faits, il ne reste pas grand chose du sto­ry­telling “un groupe de jour­nal­istes hommes a harcelé d’autres jour­nal­istes femmes et issues des minorités pour pren­dre le pou­voir”. Une lec­ture plus juste de l’affaire serait la suiv­ante : une bande de petits cons se moquaient de tout le monde ou presque sur le Twit­ter de l’époque. Au milieu de ces ricane­ments répétés, on trou­ve des pro­pos sex­istes, homo­phobes ou racistes mais le har­cèle­ment sex­iste n’était pas le but pre­mier de l’affaire. Ce groupe Face­book n’a pas été créé pour “harcel­er des fémin­istes”, c’est une lec­ture erronée et mil­i­tante de l’affaire qui l’a fait pass­er pour cela.

2. La Ligue du LOL, un coupable idéal, comptable de tous les abus de l’Internet de l’époque

Les médias ont évité d’écrire que des mem­bres pré­cis de la Ligue du LOL avaient harcelé tel ou tel inter­naute. C’est tou­jours le groupe Face­book “La Ligue du LOL” qui s’est ren­du coupable de har­cèle­ment. Une manière habile de ne pas ris­quer la diffama­tion et une manière paresseuse de torcher une enquête. La Ligue du LOL n’existe pas en tant qu’entité, per­son­ne ne la défend, per­son­ne ne s’en revendique. Il n’y aucun avo­cat qui défend la ligue du LOL et répond point par point aux attaques, par­fois déli­rantes. Cela pose un vrai prob­lème dans le tra­vail jour­nal­is­tique : une vic­time accuse la Ligue du LOL ( sans doute à rai­son ) mais il n’y aucune manière de con­tester ces faits si elle n’accuse pas une per­son­ne pré­cise. C’est ain­si qu’on a fab­riqué un coupable idéal, compt­able de tous les abus de l’Internet de l’époque. Un coupable qui a l’avantage de ne pas pou­voir se défendre et de ne jamais atta­quer en diffamation.

Dans les témoignages des vic­times ( dont il n’est pas ques­tion de douter de la sincérité ), on perçoit sou­vent que “la Ligue du LOL” représente tout le Twit­ter de l’époque qui s’est acharné con­tre elles. La Ligue du LOL est devenu une clé explica­tive de toutes les vagues de haine sur Twit­ter. Prenons l’exemple de la blogueuse beauté Capucine P. ( aus­si appelée Babil­lages ), qui a effec­tive­ment pris très très cher en 2010/2012. Il y a lieu de s’interroger : la Ligue du LOL est-elle vrai­ment la seule respon­s­able de cette vague de moqueries, pour ne pas dire de haine con­tre elle ? Sur cet exem­ple, tout le monde devrait faire son exa­m­en de conscience.

Quelques pro­cureurs anti-Ligue du LOL ne se pri­vaient pas de se moquer de Babil­lages quand toute la meute s’acharnait sur elle. Une des vic­times de la Ligue du LOL avait elle-même reçu une mise en demeure de Capucine P. pour des pro­pos “peu flat­teurs” tenus sur son blog. Le clash entre les deux était alors notoire. Dans cette matière insta­ble qu’était Twit­ter à ses débuts, il était dif­fi­cile de dis­cern­er les gen­tils des méchants. Tout le monde tirait sur tout le monde, et c’était très violent.

Dans les médias, de nom­breux con­tenus ont été présen­tés comme étant de la Ligue du LOL, alors qu’ils n’avaient rien à voir avec les mem­bres du groupe. Le compte @Languedeuxpute a démen­ti être un mem­bre de la Ligue mais ses cap­tures d’écran avaient déjà essaimées dans tous les médias. Dans Touche pas à mon poste, la Ligue du LOL a été présen­tée man­i­feste­ment à tort comme l’auteur de plusieurs tweets injurieux con­tre l’influenceuse Ken­za S. . Per­son­ne n’ira le démen­tir. Per­son­ne n’attaquera en diffama­tion. La Ligue du LOL a bon dos. 

3. La liste Pastebin et la culpabilité par association

Au moment où Check­news sort son arti­cle sur la Ligue du LOL, Twit­ter entre en fusion et se lance dans une ter­ri­fi­ante chas­se aux sor­cières. Les twit­tos récla­ment une liste des mem­bres de la Ligue du LOL afin de pou­voir les unfol­low ou les blo­quer. Une liste Paste­bin com­mence à cir­culer mas­sive­ment, posté par un compte anonyme créé à cet effet.

Per­son­ne ne sait qui a con­sti­tué cette liste et sur quels critères et sur la base de quelles preuves. Per­son­ne ne sait pourquoi il manque des noms, pourquoi d’autres y ont été ajoutés. Le plus effrayant est que cer­tains médias ont repris ce Paste­bin dans leur arti­cle. Effrayant égale­ment de con­stater qu’aucun jour­nal­iste ne s’est inter­rogé sur cette pra­tique de déla­tion anonyme, tout est apparu le plus nor­mal du monde. La fin jus­ti­fie les moyens, les “salauds” doivent payer.

La pub­li­ca­tion de cette liste a eu des con­séquences con­crètes sur les per­son­nes nom­mées. Sur la seule foi de cette liste, cer­taines per­son­nes ont per­du leur tra­vail. L’exemple le plus emblé­ma­tique est celui de Guil­laume L. , dont le nom n’apparaît nulle part d’autre que sur cette liste anonyme, et qui a per­du son tra­vail de rédac­teur en chef à Usbek & Rica pour cette seule rai­son. “La liste de “mem­bres pré­sumés” partagée anonymement sur le site Paste­bin a con­tribué à aplanir les respon­s­abil­ités, a expliqué Olivi­er T. à Médi­a­part, lais­sant croire qu’un groupe Face­book était une société secrète à l’intérieur de laque­lle cha­cun est compt­able des actions de tous les autres”.

Pre­mière­ment rien ne prou­ve que les mem­bres de cette liste ont vrai­ment été dans la Ligue du LOL. En sec­ond lieu, avoir été mem­bre de ce groupe ne sig­ni­fie pas que l’on s’est ren­du coupable de har­cèle­ment. C’est de la cul­pa­bil­ité par asso­ci­a­tion. En quoi appartenir à un groupe Face­book dont cer­tains mem­bres ont dérapé sur un autre réseau ( Twit­ter ) fait-il d’une per­son­ne un harceleur ?Il existe un principe de droit que tout le monde sem­ble avoir oublié : “Nul n’est respon­s­able que de son pro­pre fait”. Prenez 30 per­son­nes, désignez les comme des salauds, enquêtez sur toutes leurs pub­li­ca­tions sur Inter­net pen­dant dix ans et faites rejail­lir cha­cun des tweets con­damnables des uns sur les autres et vous obtien­drez la démon­stra­tion de votre hypothèse : oui, ce sont bien des salauds.

Le milieu jour­nal­is­tique parisien a été telle­ment son­né par cette affaire qu’il en a oublié de réfléchir et de se deman­der si on ne mar­chait pas sur la tête. Au total, seul Wikipedia a fait bien le tra­vail, en écrivant au-dessus d’une liste de mem­bres de la LDL: “Leur présence ci-dessous ne préjuge en rien d’une quel­conque cul­pa­bil­ité”. On aurait aimé que les médias aient tant de prévenance.

Cer­taines per­son­nes non mem­bres de la Ligue du LOL ont été harcelées sur Twit­ter, pour leurs liens per­son­nels sup­posés avec ce groupe. “Go la déchir­er”, a tranché le juge Twitter.

Cette cul­pa­bil­ité par asso­ci­a­tion a aus­si touché plusieurs twit­tos qui ont sup­primé des tweets après la révéla­tion de l’affaire. Con­sid­érant l’ambiance mac­carthyste sur le réseau, on peut les comprendre.

4. La présomption de culpabilité : si les preuves manquent, c’est la preuve qu’ils les ont supprimé

L’article qui révèle l’affaire dans Libéra­tion a don­né le ton du grand n’importe quoi jour­nal­is­tique qui allait suiv­re. “La Ligue du LOL a‑t-elle vrai­ment existé et harcelé des fémin­istes sur les réseaux soci­aux ?” inter­roge Check­news.

Oui, la Ligue du LOL existe, révèle le jour­nal ( incroy­able révéla­tion que l’existence d’un groupe privé sur Face­book ), par con­tre con­cer­nant le har­cèle­ment on pense que oui mais bon on ne sait pas trop, allez hop Coco, ça part à l’imprimerie. “Des mem­bres de la Ligue du LOL ont-ils harcelé, sur Twit­ter, des mil­i­tantes fémin­istes ?Toutes les vic­times inter­rogées, une dizaine, le recon­nais­sent : près de dix ans plus tard, les preuves man­quent”, écrit sans peur du ridicule Libé.

Cette règle est apprise lors du pre­mier cours du pre­mier jour d’école de jour­nal­isme : si on n’a pas les preuves de ce que l’on avance, on ne pub­lie pas un arti­cle. A for­tiori si l’on accuse des per­son­nes d’avoir com­mis un délit, ce qui relève de la diffama­tion. En 2016, Slate. fr avait débuté une enquête sur le sujet, qui faute de preuves, n’avait jamais été pub­liée. Il n’y a que dans Check­news qu’un tel arti­cle pou­vait être pub­lié grâce à l’entourloupe de la ques­tion en deux par­ties : Check­news répond “oui” à la pre­mière ques­tion et “oui peut-être mais on ne sait pas trop” à la deux­ième. Non, il n’y a pas diffama­tion, on ne fait que répon­dre à la ques­tion fort légitime d’un inter­naute inquiet.

Check­news a don­né le ton et la presse a traité l’affaire de la Ligue du LOL avec une con­stante pré­somp­tion de cul­pa­bil­ité : si les preuves man­quent, c’est bien la preuve qu’ils les ont sup­primé. Les médias ont pu se lâch­er : la Ligue du LOL qui n’existe pas en tant que per­son­ne morale n’allait jamais porter plainte pour pro­pos diffam­a­toires. C’était par­ti pour un grand n’importe quoi, dans lequel on a vu Marc Weitz­mann de France Cul­ture par­ler de “fas­cisme” au sujet de la Ligue du LOL, ou l’émission Les pieds sur terre, tou­jours sur France Cul­ture, com­par­er les mem­bres de la Ligue au ter­ror­iste de Christchurch.

5. Des articles uniquement à charge, aucune tentative de remettre du contexte

Qui veut noy­er son chien l’accuse de la rage. Qui veut prou­ver qu’un twit­to de 2010 est sex­iste, homo­phobe ou raciste trou­vera tou­jours une blague dou­teuse dans les archives Twit­ter. C’est ain­si qu’ont été menées les enquêtes sur la Ligue du LOL en cher­chant dans leurs comptes Twit­ter des preuves qu’ils étaient bien sex­istes ou homo­phobes, et ain­si trou­ver les preuves car­ac­térisant le har­cèle­ment. Les médias ont tous enquêté à charge, cher­chant avec de nom­breuses cap­tures d’écran hors con­texte à nous prou­ver que la bande des 30 étaient bien les pires ordures pos­si­bles que décrivaient les threads Twit­ter. Per­son­ne n’a jugé bon de con­tre-enquêter en leur lais­sant ne serait-ce que le béné­fice du doute.

Alex H. a mon­tré dans un arti­cle com­ment Tétu a trans­for­mé une blague anodine sur Ben­jamin L. en une cam­pagne de haine homo­phobe. Avec des détails qui font frémir:“Ce papi­er est une honte absolue. Je ne l’affirme pas unique­ment parce qu’il est truf­fé d’erreurs et a claire­ment influ­encé mon licen­ciement, mais surtout parce qu’il a directe­ment valu à une ex-col­lègue de Libé un séjour à l’hôpital psy­chi­a­trique sur fond de crise sui­cidaire. ” Ça vous ferait quel effet si dix ans plus tard, on annonçait dans la presse que vous êtes homo­phobe pour une blague sor­tie de son contexte ?

Si de nom­breux twit­tos non mem­bres de la Ligue du LOL ont sup­primé des dizaines et dizaines de tweets suite à la révéla­tion de l’affaire, c’est la preuve que les blagues de l’époque ne passent plus aujourd’hui. Tant mieux si la société a per­du sa tolérance vis-à-vis des vannes oppres­sives sur les minorités. Il ne faudrait cepen­dant pas occul­ter ce fait au moment de faire le procès des mem­bres de la Ligue du LOL. Il est injuste de regarder les tweets de 2010 avec nos yeux woke de 2019. Surtout sans aucun contexte.

En 2010, lors de la céré­monie des Cray­p­i­ons d’or, remis aux pires sites du Web, tout le monde sourit dans la salle quand Pas­cal Car­don­na reçoit avec humour le prix ironique du “meilleur blog”. Aujourd’hui, Pas­cal Car­don­na est présen­té pour les mêmes raisons comme une vic­time de la Ligue du LOL. Voici com­ment décrit alors 20 Min­utes ce qui est con­sid­éré aujourd’hui comme un harcèlement.

Dans Téléra­ma, les Cray­p­i­ons d’or d’Henry M. et Alexan­dre H. sont présen­tés comme “jamais méchants, tou­jours bien­veil­lants”. Per­son­ne ne par­le alors de har­cèle­ment, c’est le culte du lol qui règne.

À cette péri­ode, la valeur cen­trale d’Internet est la lib­erté d’expression. Les jour­nal­istes web sont fascinés par 4chan et ses déra­pages jugés telle­ment géni­aux. Le jeu est de tou­jours repouss­er les lim­ites du bon goût. Quiconque voudrait cen­sur­er ces con­tenus se voy­ait reprocher une atteinte à l’intouchable lib­erté d’expression. La fig­ure du troll envis­agée comme un hack­er médi­a­tique était célébrée dans les médias, à l’exemple de cette longue inter­view d’un troll anonyme ( en fait David D. ) pour une émis­sion de France 5. La “cul­ture LOL” est célébrée par la soci­o­logue Monique Dag­naud comme un avatar numérique de mai 68, pro­pre à réveiller par sa cri­tique sociale toute une génération.

Le thème du cyber­har­cèle­ment appa­raît dans le débat pub­lic en 2014 avec le scan­dale du Gamer­gate, qui pour la pre­mière fois met en lumière le har­cèle­ment con­tre des femmes jour­nal­istes. Je for­mulerais l’hypothèse que les har­cèle­ments sur Twit­ter se sont calmés à cette péri­ode parce que leurs auteurs ont pris con­science des dom­mages que cela pou­vait causer. Que der­rière les memes et les blagues ironiques, il y avait des per­son­nes qui souf­fraient.

6. Tous les contenus révélés par les enquêtes journalistiques étaient publics

Quelque chose cloche dans cette affaire de la Ligue du LOL : les médias qui ont enquêté n’ont révélé aucun des con­tenus privés du groupe Face­book. Toutes les “preuves” de har­cèle­ment sont des con­tenus publics, sur des comptes suiv­is par des mil­liers de per­son­nes. On n’a fait que relire des vieux tweets avec nos lunettes du présent.

Les twit­tos présents en 2010/2014 ne peu­vent pas dire qu’ils n’avaient pas vu. À ce que je sache, il exis­tait au début des années 2010 une presse Inter­net qui aurait pu dénon­cer ce scan­dale qui se déroulait sous ses yeux. Or, per­son­ne n’a rien dit. Je fais l’hypothèse que c’est parce qu’on n’étions pas en mesure de le voir. On rigo­lait avec la meute et on ne fai­sait pas atten­tion aux con­séquences. Le cyber­har­cèle­ment n’était pas un sujet à l’époque, il n’était pas envis­agé dans notre univers mental.

Le cas d’Alexandre H. de Libéra­tion laisse per­plexe. Tout ce qui lui a été reproché sont des tweets pub­liés sur son compte per­son­nel en pleine trans­parence. En 2010, il est un des twit­tos les plus con­nus de France, suivi par des mil­liers de per­son­nes, dont nom­bre de jour­nal­istes. Neuf ans plus tard, on vient lui reprocher des tweets dont tout le monde dans sa rédac­tion était néces­saire­ment déjà au courant. On peut trou­ver son humour merdique mais il est aber­rant de le licenci­er aujourd’hui pour cela.

Vir­er Alexan­dre H. et laiss­er l’impayable Luc Le Vail­lant pub­li­er un énième arti­cle sex­iste ne manque pas d’interroger sur le deux poids deux mesures à Libéra­tion. Et sur l’hypocrisie dans la presse parisi­enne au sujet de la Ligue du LOL.

7. Les membres de la Ligue du LOL n’ont pas été virés pour leurs fautes, mais pour le procès qui leur a été fait

Ce n’est pas le moins inquié­tant dans cette affaire. Les mem­bres de la Ligue du LOL n’ont pas été virés pas pour des fautes com­mis­es sur leur lieu de tra­vail ou dans le cadre de leurs activ­ités pro­fes­sion­nelles mais vraisem­blable­ment pour atteinte à l’image de leur entre­prise. Pour résumer, ils ont été cloués au pilori sur Twit­ter et cela a suf­fit à les licenci­er, sans prise en compte de leur cul­pa­bil­ité réelle.

Leurs employeurs sont aus­si des vic­times de cette affaire. Face à la vio­lence des réac­tions sur Twit­ter, il deve­nait impos­si­ble de ne pas les licenci­er, sauf à ce que l’employeur se retrou­ve lui-même sous le feu de la colère pop­u­laire et du name and shame. Sans faute com­mise dans le cadre de leur con­trat de tra­vail, les employeurs peu­vent utilis­er cette astuce pour les vir­er à peu de frais : avancer que la sor­tie de l’affaire de la Ligue du LOL porte atteinte à l’image de leur entreprise.

Juridique­ment, c’est déli­cat, estime Maï Le Prat, avo­cate en droit du tra­vail. Si l’employeur con­clut que ces faits relèvent de la vie privée et ne peu­vent être sanc­tion­nés, il peut néan­moins con­sid­ér­er que le com­porte­ment du salarié a causé un “trou­ble objec­tif car­ac­térisé” au sein de l’entreprise. Et le licenci­er pour ce motif. Là encore, il faut que ce soit bien étayé. Il faudrait, par exem­ple, qu’un nom­bre sub­stantiel de lecteurs de Libéra­tion men­a­cent de résili­er leur abon­nement ou que des annon­ceurs impor­tants men­a­cent de se retirer. ”

Cela devient facile de faire vir­er quelqu’un : il suf­fit de mon­ter une cam­pagne sur Twit­ter. L’entreprise effrayée par le bad buzz ne peut que céder à la pres­sion pop­u­laire et ses avo­cats de lui con­seiller d’utiliser cet argu­ment juridique : nous ne pou­vons plus tra­vailler avec cette per­son­ne car la cam­pagne con­tre elle sur les réseaux atteint notre image. Une inquié­tante logique se met en place : est coupable celui qui est désigné coupable sur Twit­ter. Quelle sen­tence pénale dans le droit français inter­dit-elle de tra­vailler ? C’est pour­tant ce que réclame le tri­bunal auto-proclamé de Twit­ter qui a imposé le licen­ciement des mem­bres de la Ligue du LOL et qui va assuré­ment con­damn­er toute reprise de tra­vail d’un de ses mem­bres. Au nom de quoi ne peut on plus enten­dre les pod­casts géni­aux d’Henry M. ou de Syl­vain P. , dont le seul tort est sem­ble-t-il d’avoir appartenu à un groupe Facebook.

8. Aucun média ne s’est posé la question : qu’est-ce que le harcèlement ?

Qu’est-ce qu’est le cyber­har­cèle­ment dont on accuse la Ligue du LOL ? 5 tweets moqueurs ? 10 tweets moqueurs ? 20 tweets moqueurs ? Sur quelle péri­ode de temps ? À qui cela s’applique : à tout le monde ou seule­ment aux anonymes ? À par­tir de quel niveau de notoriété ce n’est plus du har­cèle­ment ? Si je fais 20 tweets pour dire qu’Agnès Buzyn est une grosse merde, suis-je un harceleur ? Et si je poste 100 mes­sages pour dire que Nor­man fait des vidéos est un usurpa­teur, suis-je pas­si­ble de deux ans de prison ? Cette ques­tion ne sem­ble intéress­er per­son­ne. C’est pour­tant en y répon­dant que l’on peut déter­min­er si les mem­bres de la ligue du LOL ont harcelé ou non.

D’après Le Monde, Vin­cent G. s’est ren­du coupable de har­cèle­ment sur Capucine P. pour avoir pub­lié 12 tweets sur une échelle de temps de deux ans con­cer­nant la blogueuse beauté. Sur ces 12 tweets, 10 sont des répons­es à Capucine P. dans le cadre, on le suppose,d’une con­ver­sa­tion entre les deux twit­tos ( elle a depuis sup­primé son compte ). Com­ment peut-on par­ler de har­cèle­ment dans ce cas pré­cis ? On nage en plein délire. Des clashs entre deux per­son­nes devi­en­nent dix ans plus tard des har­cèle­ments, une fois que les tweets de la vic­time pré­sumée ont été supprimés.

Les vic­times de la ligue du LOL n’étaient sou­vent pas des per­son­nes lamb­da mais des per­son­nal­ités des réseaux, à l’image de Capucine P. . La notoriété a tou­jours un effet délétère, aug­men­té par les réseaux soci­aux : on risque de recevoir une avoinée à la moin­dre erreur ou faute de goût. On appelle cela s’exposer et per­son­ne ne veut renon­cer à son droit de cri­ti­quer les per­son­nal­ités publiques. Ceci n’excuse pas, c’est enten­du, les remar­ques sex­istes ou racistes.

Plus l’affaire se dégon­fle et plus on se rend compte que les cas de har­cèle­ment rap­portés étaient sou­vent des blagues lancées par cer­tains des mem­bres de la Ligue du LOL sur Twit­ter, blagues dev­enues virales créant un effet de meute non pas au sein du groupe Face­book mais sur Twit­ter. À ce titre, il faut écouter le témoignage lunaire sur France Cul­ture d’un mal­heureux inter­naute qui a fait des blagues sur Daria M. et s’en repent aujourd’hui, expli­quant qu’il était alors sous l’influence des 30 salauds. C’est un fait bien con­nu : à cette époque, aucun twit­to ne pou­vait agir seul, mais unique­ment sous l’influence des mem­bres de la Ligue du LOL.

Avant la loi Schi­ap­pa de 2018 qui institue le har­cèle­ment de groupe, un har­cèle­ment ne pou­vait s’envisager dans la loi que d’une per­son­ne sur une autre per­son­ne. A ce titre, la presse n’a pas prou­vé d’exemple con­sti­tué de har­cèle­ment d’une per­son­ne de la Ligue du LOL sur une autre. Le délit de har­cèle­ment de groupe, qui n’existe que depuis 2018, et qui ne peut de la sorte pas s’appliquer pour les faits relatés au sujet de la Ligue du LOL, n’a pas non plus été prou­vé par les enquêtes de la presse. En l’absence de cap­tures d’écran de ce groupe Face­book que per­son­ne n’a vu mais que tout le monde sem­ble con­naître sur le bout des doigts, il est dif­fi­cile de prou­ver le car­ac­tère organ­isé de ces “cam­pagnes de har­cèle­ment”. Peut-être l’étaient elles mais il faudrait des preuves et pas juste des soupçons.

Si cela était avéré, une ques­tion de fond serait posée. L’article 2 du code civ­il dis­pose que “La loi ne dis­pose que pour l’avenir ; elle n’a point d’effet rétroac­t­if”. Dit autrement, on ne peut être con­damné pour un fait devenu illé­gal par la suite. Dans l’affaire de la Ligue du LOL, tout se passe comme si le tri­bunal pop­u­laire Twit­ter devait régler les failles de la loi et con­damn­er dix ans plus tard des per­son­nes pour un délit qui n’existait alors pas. Une ques­tion éthique est posée : qui est aujourd’hui le garant du respect de la loi ? Les juges du siège ou @Denis45678 et sa tête d’oeuf sur Twitter ?

9. Les harceleurs présumés ont été harcelés et tout le monde a trouvé ça normal

Les mem­bres de la Ligue du LOL ont subi insultes, men­aces de mort, men­aces physiques sur Twit­ter, en pub­lic ou en mes­sages privés. Les répons­es sous leurs excus­es Twit­ter sont d’une vio­lence rare. C’est le retour de kar­ma, a‑t-on enten­du dire de nom­breuses fois. Ils l’ont bien cher­ché ces salauds. S’il est ten­tant de penser de cette manière, ce n’est ni plus ni moins que le retour d’une inquié­tante jus­tice moyen-âgeuse.

On aurait aimé que la presse évoque cette chas­se à l’homme sur les réseaux et appelle, à l’image de Jean-Marc M. , à “met­tre un terme à cette forme de « cyber » loi du tal­ion” : “Dénon­cer le « (cyber)harcèlement » est quelque chose de juste, et d’important. Que cela débouche sur une forme de « chas­se aux sor­cières » virant par­fois au lyn­chage sur les réseaux soci­aux est effarant, et effrayant”. Si notre jus­tice n’est plus à même de ren­dre jus­tice, qu’on l’assume une bonne fois pour toutes et qu’on nomme une mil­ice numérique chargée de faire respecter la loi par ses pro­pres moyens. 

Le Monde a pub­lié il y a peu un arti­cle exposant cette cyber loi du tal­ion : le “vig­i­lan­tisme numérique”, ou cette façon de ren­dre jus­tice soi-même sur les réseaux soci­aux. Sans par­ler de l’affaire de la Ligue du LOL, le jour­nal pointe les risques de ces expédi­tions ven­ger­ess­es : “L’absence de pro­por­tion­nal­ité de la peine est elle aus­si mise en cause, tout comme l’impossibilité de se racheter, la dif­fi­culté du droit à l’oubli, les erreurs sur la per­son­ne, le har­cèle­ment et les pas­sages à l’acte…”

10. Twitter aujourd’hui est-il meilleur sans la bande des 30 salauds ?

Jusqu’au jour où l’affaire de la Ligue du LOL a été révélée, on entendait sou­vent dans les con­ver­sa­tions : “Twit­ter, c’était quand même mieux avant”. Mieux avant que ce réseau social ne devi­enne une longue série d’indignations et d’invectives. Après les révéla­tions sur la Ligue du LOL, plus per­son­ne n’ose dire cela. Il est de bon ton de dire que le Twit­ter de 2010 était un cloaque, lieu prop­ice au har­cèle­ment, dont on est par mir­a­cle sorti.

En décrivant un groupe qui aurait causé tous les mal­heurs de l’internet pen­dant des années on évite de se pos­er les bonnes ques­tions. Les 30 “salauds” sont hors ser­vice et aujourd’hui on respire mieux sur l’internet… Qu’il soit per­mis de douter que Twit­ter soit devenu un monde meilleur, purgé des mem­bres de la Ligue du LOL. Le har­cèle­ment con­tin­ue quo­ti­di­en­nement dans une rel­a­tive indif­férence. La vio­lence du com­bat poli­tique a rem­placé les ricane­ments per­ni­cieux des loleurs mais l’effet est le même. Pour ne pas dire pire. Comme en témoigne la vio­lence des com­men­taires sous le moin­dre tweet au sujet de la coupe du monde fémi­nine. En 2010, il y avait 10 tweets moqueurs ou haineux s’acharnant sur une per­son­ne. Aujourd’hui, il y en a 100 ou 1000. Pour dénon­cer le har­cèle­ment sur Twit­ter, on va déter­rer une affaire vieille de 10 ans dont les tweets ont dis­parus alors que l’on a sous nos yeux dix fois pire.