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Pologne : le report de l’élection présidentielle vu par la presse polonaise

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11 mai 2020

Temps de lecture : 12 minutes
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Pologne : le report de l’élection présidentielle vu par la presse polonaise

Temps de lecture : 12 minutes

L’annonce dans la soirée du mercredi 6 mai 2020 du report de l’élection présidentielle polonaise dont le premier tour devait avoir lieu le dimanche 10 mai est survenue trop tard pour être prise en compte dans les titres de presse du jeudi. Deux leaders de la coalition de droite peinaient à s’entendre sur le sujet : Jarosław Kaczyński, le chef du parti Droit et Justice (Prawo i Sprawiedliwość, PiS), et Jarosław Gowin, le chef d’un des deux petits partis membres du groupe PiS au parlement, le parti Entente (Porozumienie), fort de ses 18 députés indispensables à la majorité absolue du groupe PiS à la Diète.

Un gouvernement de coalition

La coali­tion con­duite par le PiS porte l’étiquette « Droite unie » (Zjed­noc­zona Praw­ica). Kaczyńs­ki tablait sur des élec­tions entière­ment par cor­re­spon­dance à la date prévue du 10 mai, tan­dis que Gowin refu­sait le main­tien de cette échéance peu réal­iste, alors que ce n’est que le 5 mai au soir que le pro­jet de loi per­me­t­tant un tel vote par cor­re­spon­dance est revenu à la Diète après avoir été rejeté au bout d’un mois par le Sénat. Le sus­pense aura donc duré jusqu’au dernier moment, car les com­men­ta­teurs polon­ais ne savaient pas com­ment allaient vot­er les députés de Gowin et si la dis­pute n’allait pas faire tomber la coali­tion Droite unie qui gou­verne la Pologne depuis l’automne 2015, et dont la majorité absolue à la Diète (mais pas au Sénat) a été recon­duite avec les élec­tions lég­isla­tives d’octobre 2019.

Une élection qui se tient… et est reportée

La déc­la­ra­tion com­mune des deux Jarosław est inter­v­enue peu après le débat entre les 10 can­di­dats à la prési­den­tielle organ­isé mer­cre­di soir par la télévi­sion publique. « Vu le rejet par l’opposition de toutes les propo­si­tions con­struc­tives visant à ren­dre pos­si­ble le déroule­ment des élec­tions prési­den­tielles dans le délai prévu par la Con­sti­tu­tion [entre 75 et 100 jours avant la fin du man­dat du prési­dent sor­tant, soit en l’occurrence avant le 23 mai, NDLR], les par­tis Droit et Jus­tice et Entente de Jarosław Gowin ont pré­paré une solu­tion qui garan­tit aux Polon­ais la pos­si­bil­ité de pren­dre part à des élec­tions démoc­ra­tiques », ont indiqué les deux députés de la Droite unie (sur le plan formel, Kaczyńs­ki et Gowin sont de sim­ples députés). Leur solu­tion, qui a sur­pris presque tout le monde, mais pas le jour­nal Rzecz­pospoli­ta qui avait sig­nalé cette pos­si­bil­ité dans un arti­cle pub­lié le 5 mai, c’est de main­tenir la date du 10 mai pour le pre­mier tour, mais de ne pas organ­is­er l’élection faute de pou­voir y par­venir dans un délai aus­si court. Ain­si, la Cour suprême polon­aise sera bien for­cée de déclar­er l’élection non valide et d’ordonner une nou­velle élec­tion qui pour­rait avoir lieu en juil­let, c’est-à-dire avant la fin du man­dat du prési­dent Andrzej Duda qui s’achèvera le 6 août.

Réactions contrastées

Les réac­tions des médias polon­ais à la solu­tion imposée par la coali­tion majori­taire à la Diète ont été var­iées, à l’image de leur plu­ral­isme. On s’intéressera ici aux réac­tions de trois quo­ti­di­ens nationaux : le jour­nal Rzecz­pospoli­ta, à la ligne édi­to­ri­ale plutôt libérale-con­ser­va­trice mais dont le pro­prié­taire est un proche du par­ti libéral Plate­forme civique (PO), le jour­nal Gaze­ta Wybor­cza, à la ligne édi­to­ri­ale forte­ment pro­gres­siste et européiste, et dont l’hostilité au PiS s’exprime de manière sou­vent assez bru­tale, et le jour­nal Gaze­ta Pol­s­ka codzi­en­nie à la ligne con­ser­va­trice et dont le sou­tien au PiS est au con­traire sans faille.

Dans son numéro de ven­dre­di matin, le jour­nal Rzecz­pospoli­ta se réjouit de cette issue qu’il avait lui-même sug­géré dans ses colonnes le 5 mai. S’il s’agit d’un jour­nal plutôt cri­tique du PiS depuis son change­ment de pro­prié­taire imposé en 2011 par le gou­verne­ment de Don­ald Tusk, son édi­to­r­i­al du 8 mai est inti­t­ulé « Espoir de retour à la nor­mal­ité », avec en chapô : « La men­ace de la pandémie et de l’autocratisme de la droite pend tou­jours au-dessus de la démoc­ra­tie polon­aise. Néan­moins, que la droite ait renon­cé à la tenue d’élections le 10 mai est une lumière au bout du tun­nel. » Pour l’éditorialiste de Rzecz­pospoli­ta, Jarosław Kaczyńs­ki n’avait pas réus­si à con­va­in­cre les députés du par­ti de Gowin de se retourn­er con­tre leur chef, et il a donc été for­cé d’accepter le report des élec­tions. Il en ressort mal­gré tout gag­nant car « il est plus impor­tant de préserv­er la majorité par­lemen­taire que de pren­dre le risque d’organiser des élec­tions en mai débouchant sur une faible légitim­ité du prési­dent Andrzej Duda qui gag­n­erait cer­taine­ment ce scrutin ». Mal­gré tout, estime l’éditorialiste, il ne s’agit pas là de la solu­tion rêvée du point de vue de la démoc­ra­tie et du respect de la con­sti­tu­tion, car « les élec­tions n’auront pas lieu non pas parce qu’il a été décidé de manière légale de les reporter mais à cause de l’impossibilité de fait de les organ­is­er ».

« Entre les mains de la Cour suprême », cla­mait encore le gros titre de Une de Rzecz­pospoli­ta ce ven­dre­di, au-dessus d’un arti­cle où l’on se demande si la Cour suprême polon­aise annulera les élec­tions dans leur total­ité, ce qui voudrait dire qu’il fau­dra tout recom­mencer, à com­mencer par le dépôt des can­di­da­tures, ou unique­ment en ce qui con­cerne la dernière étape, c’est-à-dire le scrutin pro­pre­ment dit. Dans ce dernier cas, les par­tis ne pour­ront pas chang­er de can­di­dat. « Le but est d’arriver à vot­er avant le 6 août, date de la fin du man­dat du prési­dent Andrzej Duda », explique Rzecz­pospoli­ta dans son arti­cle de Une, en affir­mant toute­fois que les spé­cial­istes du droit con­sti­tu­tion­nel sont divisés sur la légal­ité de la procé­dure choisie par les lead­ers de la Droite unie : la Cour suprême peut-elle se pronon­cer sur la valid­ité d’élections qui n’ont pas eu lieu ? En revanche, pen­dant le délai sup­plé­men­taire néces­saire pour organ­is­er de nou­velles élec­tions (au max­i­mum 60 jours après la déci­sion de la Cour suprême), « le gou­verne­ment entend élim­in­er les carences sig­nalées dans sa pro­pre loi sur le vote inté­grale­ment par cor­re­spon­dance : en ce qui con­cerne la sécu­rité et le secret des bul­letins de vote, les dif­fi­cultés liées à l’organisation des com­mis­sions élec­torales et le vote à l’étranger ».

Dans l’« analyse de Rzecz­pospoli­ta », qui s’appellerait sans doute « décryptage » dans un jour­nal français, il est par ailleurs expliqué que tous ressor­tent gag­nants de cet accord au sein de la droite. Y com­pris « l’opposition qui avait rai­son depuis le début quand elle dis­ait que con­duire, en plein cœur de l’épidémie, des élec­tions par cor­re­spon­dance dou­teuses du point de vue juridique était une folie qui allait enfon­cer la Pologne dans une crise poli­tique grave ».

Le ton était net­te­ment moins opti­miste et mod­éré dans le jour­nal Gaze­ta Wybor­cza du ven­dre­di 8 mai. Gros titre de Une : « Le pacte des deux au-dessus des urnes », avec Gowin et Kaczyńs­ki por­tant des masques. C’est pour l’épidémie de coro­n­avirus ou pour un mau­vais coup ?, se demande-t-on en aperce­vant cette Une. En chapô, on apprend que le pacte entre les deux per­son­nages a été passé pen­dant la nuit, et que désor­mais c’est « le camp du pou­voir » qui décidera de la date des élec­tions. Pour Gaze­ta Wybor­cza, « la seule solu­tion légale aujourd’hui, c’est de pronon­cer l’état de cat­a­stro­phe naturelle » (ce qui con­traindrait à reporter l’élection prési­den­tielle à l’automne, NDLR). La solu­tion con­v­enue par les deux Jarosław est donc illé­gale aux yeux du jour­nal. Par ailleurs, si le PiS par­le de suc­cès, c’est lui qui a dû céder, et l’on craindrait au PiS une baisse de pop­u­lar­ité de Duda avec l’aggravation de la crise, et aus­si le risque de voir les libéraux de la Coali­tion civique (KO), une coali­tion élec­torale for­mée autour de la Plate­forme civique (PO), chang­er leur can­di­date Mał­gorza­ta Kidawa-Błońs­ka qui s’est avérée être un très mau­vais choix et est don­née entre 2 et 10 % env­i­ron dans les sondages. C’est pourquoi, estime Gaze­ta Wybor­cza, « le PiS souhaite que les can­di­dats qui devaient con­courir le 10 mai con­ser­vent leur statut ». « La KO annonce une propo­si­tion : un scrutin mixte dans les bureaux de vote et par la poste », pré­cise le jour­nal, tan­dis que « la gauche pro­pose une table ronde pour trou­ver ensem­ble des solu­tions con­sti­tu­tion­nelles ». Une gauche qui, explique encore le jour­nal dans sa page de Une, veut faire con­damn­er le pre­mier min­istre et le min­istre en charge d’organiser les élec­tions du 10 mai devant le Tri­bunal d’État, l’équivalent polon­ais de la Cour de jus­tice de la République française.

L’éditorial pub­lié ven­dre­di par Gaze­ta Wybor­cza n’y va pas non plus par qua­tre chemins. Sous le titre « Kaczyńs­ki sur les décom­bres de la démoc­ra­tie », l’éditorialiste du jour­nal estime que « le prési­dent du PiS était obligé de reculer en ce qui con­cerne le vote par cor­re­spon­dance du 10 mai. Il laisse der­rière lui une terre brûlée ». L’accord passé entre Kaczyńs­ki et Gowin, « qui doit débouch­er (si Jarosław Kaczyńs­ki ne dupe pas Gowin) sur un report des élec­tions prési­den­tielles à juil­let ou août, est la vio­la­tion la plus claire et la plus grave de la con­sti­tu­tion polon­aise à ce jour ». Ce n’est pas peu dire quand on a en tête les accu­sa­tions de vio­la­tion de la con­sti­tu­tion martelées depuis 2015 à l’encontre du PiS dans les colonnes de Gaze­ta Wybor­cza. En même temps, cela rel­a­tivise quand même la portée de ces accu­sa­tions antérieures qui sont donc présen­tées comme moins claires et moins graves.

L’éditorialiste reprend par ailleurs la litanie habituelle de son jour­nal con­tre le PiS : « Le PiS a démon­té l’indépendance de la jus­tice, il a mis le Tri­bunal con­sti­tu­tion­nel sous sa coupe, grâce à la prise de con­trôle des médias publics il s’est con­stru­it un appareil de pro­pa­gande, la Diète est dev­enue une insti­tu­tion de façade, la police a été réduite au rôle de gar­di­enne de la vil­la du prési­dent [du PiS] à Żoli­borz » (quarti­er chic de Varso­vie, NDLR). « Le think tank améri­cain Free­dom House », avance plus loin l’éditorialiste en ques­tion, « quelques heures avant l’accord Kaczyńs­ki-Gowin, a exclu la Pologne du cer­cle des pays pleine­ment démoc­ra­tiques. Il avait tout à fait rai­son. » Le jour­nal ne pré­cise pas que Free­dom House est une organ­i­sa­tion cofi­nancée par le mil­liar­daire engagé améri­cain George Soros et que ce dernier est aus­si, à tra­vers ses fonds d’investissement, action­naire du groupe médi­a­tique polon­ais Ago­ra, pro­prié­taire de Gaze­ta Wybor­cza. C’est ain­si qu’on se cite sans arrêt entre mem­bres de la même famille dans la nébuleuse sorosi­enne, d’où l’intérêt d’avoir toutes ces ram­i­fi­ca­tions. Pré­cisons aus­si que dans son rap­port « Free­dom in the World 2017 » (lib­erté dans le monde 2017), Free­dom House expli­quait déjà que même la poli­tique sociale du PiS (allo­ca­tions famil­iales, médica­ments gra­tu­its pour les per­son­nes âgées, …) est une atteinte à la démoc­ra­tie puisqu’elle revient à utilis­er « la puis­sance économique de l’État aux fins poli­tiques du par­ti ».

À l’opposé de Gaze­ta Wybor­cza, le jour­nal Gaze­ta Pol­s­ka codzi­en­nie affichait le 8 mai, comme à son habi­tude, un sou­tien incon­di­tion­nel au PiS et par­lait de « Vic­toire de la droite unie », avec, en titre de Une : « Les élec­tions prob­a­ble­ment en juil­let » et, tou­jours en une, l’indication que « Jarosław Kaczyńs­ki s’est enten­du avec Jarosław Gowin quant au scé­nario de la prési­den­tielle ». Puis, quelques lignes plus bas : « La seule chose qui n’a pas changé, c’est le com­porte­ment de l’opposition qui voulait tout récem­ment encore reporter à tout prix les élec­tions et qui trou­ve main­tenant que le report des élec­tions est un précé­dent dan­gereux et illégal. »

Dans son édi­to­r­i­al de deux­ième page, le rédac­teur en chef du jour­nal regrette que le con­sen­sus poli­tique autour du fait que les élec­tions doivent se tenir vienne lui aus­si de sauter puisque « il s’avère que le prin­ci­pal objec­tif de presque toute l’opposition (et peut-être même toute) est désor­mais d’empêcher la tenue des élec­tions, quel qu’en soit le délai et quelle que soit la manière dont elles se dérouleront. La rai­son est évi­dente : la société s’est détournée en par­ti­c­uli­er de l’opposition libérale-lib­er­taire dont la posi­tion ne fait qu’empirer d’élection en élec­tion ». Et de con­clure : « l’apparition d’un phénomène d’opposition anti­dé­moc­ra­tique n’augure rien de bon pour l’avenir car ces gens-là seraient capa­bles, en décré­tant un état d’exception, de reporter des élec­tions ou même de les empêch­er ». L’auteur fait ici référence au fait que l’opposition aurait voulu que le gou­verne­ment déclare l’état de cat­a­stro­phe naturelle pour reporter les élec­tions prési­den­tielles, ce que le PiS s’est refusé à faire, se con­tentant de déclar­er un « état d’épidémie » qui con­fère au gou­verne­ment des pou­voirs plus limités.

Dans les pages intérieures de son numéro de ven­dre­di, dans un arti­cle inti­t­ulé « Les élec­tions très prob­a­ble­ment en juil­let », Gaze­ta Pol­s­ka codzi­en­nie affirme que « l’opposition qui comp­tait sur un con­flit durable au sein de la Droite unie était hier incon­solable. Si sa pre­mière réac­tion a été de clamer son suc­cès, puisque les élec­tions n’auront pas lieu en mai, au bout de quelques heures elle s’est mise à cri­ti­quer l’idée. (…) Leur cri­tique se fonde sur le fait que les lead­ers de la Droite unie ont anticipé sur ce que ferait la Cour suprême. Pour­tant, la con­stata­tion de la non-valid­ité des élec­tions est évi­dente dans une sit­u­a­tion où ces élec­tions n’auront physique­ment pas lieu et où il ne sera pas pos­si­ble de vot­er. La Com­mis­sion élec­torale nationale a déjà infor­mé qu’elles ne pour­raient pas avoir lieu le 10 mai. »

Le jour­nal cite ensuite l’ancien prési­dent Alek­sander Kwaśniews­ki (prési­dent de 1995 à 2005, après avoir été min­istre de la Jeunesse puis des Sports dans les gou­verne­ments com­mu­nistes des années 1980, à l’époque de la dic­tature) selon qui « le report de l’élection mar­que un mépris du droit et de la con­sti­tu­tion tel qu’il n’y en avait pas eu au cours des 30 dernières années » (depuis la chute de la dic­tature com­mu­niste, NDLR). « Le prob­lème », con­tin­ue le jour­nal, « c’est qu’une semaine avant il dis­ait lui-même que les élec­tions ne pou­vaient pas avoir lieu dans le délai prévu par la Con­sti­tu­tion ».

D’après Gaze­ta Pol­s­ka codzi­en­nie, mal­gré la cri­tique de la solu­tion con­v­enue par Kaczyńs­ki et Gowin, chez les libéraux de la Plate­forme civique (PO), prin­ci­pal par­ti d’opposition au par­lement, on a, tout de suite après la déc­la­ra­tion des deux lead­ers de la Droite unie, com­mencé à chercher un rem­plaçant pour Mał­gorza­ta Kidawa-Błońs­ka, leur actuelle can­di­date qui oscille dans les sondages entre la qua­trième et la six­ième position.

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