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Dossier : Politico, le nouveau média des élites européennes [rediffusion]

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19 août 2015

Temps de lecture : 7 minutes
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Dossier : Politico, le nouveau média des élites européennes [rediffusion]

Temps de lecture : 7 minutes

Ini­tiale­ment pub­lié le 04/05/2015

Politico, c’est le nouveau média qui, au printemps 2015, s’impose en Europe. Encore un produit d’importation américaine, comme Vice, qui vient sûrement combler le déficit d’imagination des organes de presse français et européens lesquels, campant sur leurs antiques positions, n’arrivent pas à trouver un modèle économique durable.

Né à Wash­ing­ton en 2007 sous la houlette de l’éditeur Robert Allbrit­ton, des jour­nal­istes Jim Van­de­Hei et John F. Har­ris, venus du Wash­ing­ton Post, Politi­co dans sa ver­sion d’outre-Atlantique, se présente comme une source d’information sur la Mai­son Blanche et le Con­grès. Il revendique 7 mil­lions de vis­i­teurs uniques par mois et com­mu­nique égale­ment via son édi­tion papi­er, son mag­a­zine, ses événe­ments et ses let­tres pro­fes­sion­nelles (Politi­co Pro) disponibles sur abon­nement. La ver­sion papi­er est dif­fusée à env­i­ron 40 000 exem­plaires, dis­tribués gra­tu­ite­ment à Wash­ing­ton D.C et Man­hat­tan. Politi­co peut éditer jusqu’à 5 édi­tions par semaine. Ses vidéos sont repris­es sur d’autres sup­ports comme CBS News.

Débarquement à Bruxelles

Fort de son suc­cès aux États-Unis, le groupe a débar­qué le 21 avril dernier en Europe, à Brux­elles plus pré­cisé­ment, dans une coen­tre­prise avec Axel Springer. Créé en 1946 par le mag­nat éponyme, Axel Springer Ver­lag est aujourd’hui le prin­ci­pal groupe de presse mag­a­zine et inter­net d’Allemagne, pos­sé­dant notam­ment l’emblématique Bild. En France, il a racheté aufeminin.com (groupe dans lequel on trou­ve marmiton.org) ou Seloger.com, par exemple.

En sus de cette déjà lourde artillerie, Politi­co a récupéré Euro­pean Voice et tout son con­tenu (lequel remonte à 1995). Site anglo­phone spé­cial­isé, comme son nom l’indique, en affaires brux­el­lois­es, dites européennes, il avait été fondé par The Econ­o­mist Group (groupe bri­tan­nique pub­liant notam­ment The Econ­o­mist, et pos­sédé pour moitié par Finan­cial Times, appar­tenant lui-même à Pear­son PLC et pour l’autre à de gros action­naires comme les familles Roth­schild, Cad­bury ou Agnel­li) et reven­du en 2013 à Select­com, une hold­ing pos­sé­dant égale­ment Devel­op­ment insti­tute inter­na­tion­al. Cet insti­tut, français mal­gré son nom, et racheté lui aus­si dans le même lot qu’Euro­pean Voice, se présente comme  le « leader des con­férences pro­fes­sion­nelles des décideurs européens (…) L’en­tre­prise se posi­tionne comme opéra­teur de con­tenus pro­fes­sion­nels à forte valeur ajoutée avec ses activ­ités édi­to­ri­ales déployées via trois entités qui parta­gent une même exper­tise de pointe : Dii con­férences, Dii for­ma­tions, Dii publications. »

Au-delà du sabir cor­po­rate, il s’agit de com­pren­dre que cet insti­tut réu­nit des « cadres sup » et des grands patrons pour leur expli­quer quoi penser sur toutes les ques­tions de leur choix. « Dii » se vante de pos­séder « un réseau de plus 1 500 experts pio­nniers et référents sur leur secteur d’ac­tiv­ité, une base de don­nées unique de 105 000 entre­pris­es référencées » ou encore de ce que « depuis plus de 20 ans, la total­ité des entre­pris­es du CAC 40 et du SBF 120 (lui) fait con­fi­ance pour for­mer ou informer ses col­lab­o­ra­teurs, clients ou parte­naires. Ain­si, chaque année plus de 7 500 cadres de haut niveau par­ticipent régulière­ment aux con­férences, for­ma­tions et événe­ments de Dii. » Un vaste insti­tut de lob­by­ing à l’échelle européenne donc, qui mêle habile­ment busi­ness, « bonnes pra­tiques » et pen­sée conforme.

Atteindre les vingt décideurs-clés

Mis à la tête de Politi­co Europe, Matthew Kamin­s­ki, un transfuge du Wall Street Jour­nal, veut copi­er pièce à pièce le mod­èle améri­cain : une let­tre mati­nale gra­tu­ite, des let­tres thé­ma­tiques payantes, le tout exclu­sive­ment en anglais. Selon Le Monde, il s’agit de « racon­ter des good sto­ries » sur les couliss­es de Brux­elles. « Brux­elles n’est pas une super-cap­i­tale où se con­cen­trent les pou­voirs : ils restent dans les États mem­bres. Mais c’est une vraie cap­i­tale en ter­mes de régu­la­tion. Et il y a un besoin, chez les Améri­cains, d’être tenus au courant de cette énorme pro­duc­tion de normes. » Né en Pologne en 1971, Kamin­s­ki a vite émi­gré avec ses par­ents, au temps du Bloc de l’est, vers les États-Unis, où il a fait une par­tie de ses études, notam­ment à Yale, avant de les ter­min­er à la Sor­bonne. Cor­re­spon­dant pour des jour­naux améri­cains dans les pays de l’est à l’époque du Pacte de Varso­vie, il a aus­si sévi à Brux­elles. C’est dire s’il con­naît les arcanes de la poli­tique améri­caine comme de la poli­tique européenne : The right man in the right place.

« Nous ne sommes pas un média de masse. Ce qui compte, c’est d’atteindre les vingt décideurs-clés de Brux­elles », selon lui, et on lui fait con­fi­ance, devant les moyens pharaoniques déployés. La rédac­tion brux­el­loise compte une quar­an­taine de jour­nal­istes, la plus grosse équipe qu’on ait jamais vu à Brux­elles de mémoire de tech­nocrate. Des équipes d’un ou deux jour­nal­istes seraient aus­si en cours de con­sti­tu­tion dans les grandes cap­i­tales européennes, à Paris, Berlin ou Lon­dres. Le bud­get de lance­ment est estimé, lui, à 10 mil­lions d’euros.

Un pas de plus dans la vassalisation ?

Dans la cap­i­tale de l’Union européenne, par­mi les hordes de poli­tiques, d’élus, de « décideurs », de lob­by­istes, on mouille à l’annonce de l’arrivée du mastodonte améri­cano-ger­main. « Enfin, Wash­ing­ton s’intéresse à Brux­elles », entend-on dans les couloirs, où les fonc­tion­naires s’émoustillent du pro­jet de Politi­co de dif­fuser les « gos­sip » de la grosse mai­son. Que le débar­que­ment s’apparente à une vas­sal­i­sa­tion plus poussée encore devant la poli­tique de l’administration Oba­ma, par­ti­c­ulière­ment à l’heure de la négo­ci­a­tion du Traité transat­lan­tique, n’inquiète per­son­ne. Au moins on aura l’impression qu’il se passe quelque chose à Brux­elles, on saura que Jean-Claude Junck­er n’est pas si méchant, puisqu’il souf­fre, le pau­vre, de cal­culs rénaux… Que la soirée de lance­ment du site, le 23 avril, à laque­lle se pres­sait le gratin des instances européennes, ait été financée par Google, au moment même où la Com­mis­sion s’inquiétait de son « abus de posi­tion dom­i­nante », n’inquiète non plus per­son­ne. Tout va bien dans la dic­tature éclairée et hors-sol sise en la cap­i­tale belge.

Premiers doutes sur l’impartialité…

Du côté de la con­cur­rence, prin­ci­pale­ment incar­née par le Finan­cial Times, qui était devenu au fur et à mesure du temps la bible des hommes de Brux­elles, on fait grise mine. Le nou­v­el arrivant met le paquet, avec sa com­mu­ni­ca­tion agres­sive, son arma­da de jour­naleux, ses archives recy­clées d’Euro­pean Voice, et son air décon­trac­té de ricain curieux. La France, elle, avec ses quelques jour­nal­istes de troisième rang, est encore une fois déclassée. Politico.eu n’émettra évidem­ment qu’en anglais, la lin­gua fran­ca du monde nouveau.

Les quelques doutes sur l’impartialité du pure play­er nés légitime­ment dans les esprits se sont vite trans­for­més en cer­ti­tude. Ain­si Paul Jori­on rel­e­vait-il rapi­de­ment sur son blog que dès le 21 avril, soit le jour de lance­ment du site, Pierre Bri­ançon — qui fut rédac­teur en chef, même si nul ne s’en sou­vient, de Libé entre 1996 et 1998, et qui est aujourd’hui hon­or­able cor­re­spon­dant du mon­stre Politi­co à Paris — pondait un arti­cle vengeur con­tre Tsipras et son par­ti « d’extrême-gauche », accusés d’avoir « dilapidé la bonne volon­té de ses parte­naires européens »… On trou­ve à l’avenant des arti­cles sur le « gros prob­lème » de Marine Le Pen face à une hypothé­tique sor­tie de l’euro. Ou encore, dans la let­tre mati­nale, bap­tisée « play­book », comme le rel­e­vait Jean Qua­tremer, des sail­lies qual­i­fi­ant par exem­ple le jour­nal belge Le Soir de « world’s biggest social­ist stu­dent news­pa­per », c’est-à-dire de « la plus grande gazette étu­di­ante social­iste du monde ». Ceci sous la plume d’un cer­tain Ryan Heath dont Qua­tremer révèle qu’il fut l’ancien porte-parole de la vice-prési­dente de la Com­mis­sion européenne, Neel­ie Kroes – entre 2011 et 2014 – et qu’avant cela il fut le « speach­writer » de José Manuel Bar­roso. Il aurait aus­si tra­vail­lé comme lob­by­iste pour Gen­er­al Elec­tric, la société améri­caine qui, étrange­ment, spon­sorise sa rubrique…

On voit donc que dans Politi­co, der­rière le côté jour­nal­isme d’investigation dans les couliss­es de Brux­elles et dif­fu­sion de ragots qui fer­ont le buzz, tous les ingré­di­ents sont réu­nis pour en faire une vaste opéra­tion de poli­tique­ment cor­rect, à des­ti­na­tion des puis­sants, sous la houlette de ces deux grandes démoc­ra­ties amies de la France que sont l’Allemagne et les États-Unis. Le peu­ple n’a qu’à bien se tenir. De toute façon, ce n’est pas pour lui, ça par­le de choses sérieuses et c’est écrit en anglais.