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L’immigration, menace pour le consensus allemand ?

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29 juillet 2016

Temps de lecture : 7 minutes
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L’immigration, menace pour le consensus allemand ?

Temps de lecture : 7 minutes

[Pre­mière dif­fu­sion le 23 mars 2016] Red­if­fu­sions esti­vales 2016

Le Frankfurter Allgemeine Zeitung (« Journal Général de Francfort ») est, avec Die Welt et le Süddeutsche Zeitung, l’un des trois grands quotidiens nationaux allemands. Son tirage quotidien d’environ 1 million d’exemplaires, son indépendance économique appréciable ne peut que faire pâlir d’envie une presse française dominée par des milliardaires et qui ne survit que grâce aux subventions de l’État. Ce journal, réputé conservateur et libéral, peut en outre s’enorgueillir d’être l’un des plus anciens journaux d’Europe : il a été recréé en 1949 par l’équipe du Frankfurter Zeitung, interdit en 1943 par le régime nazi, qui était lui-même le descendant direct d’une feuille volante distribuée sur les marchés de la ville libre de Francfort depuis 1856.

L’une des tit­u­laires de la rubrique économique, Lena Schip­per, se posait tout récem­ment la ques­tion de savoir si l’immigration menaçait le con­sen­sus alle­mand autour de la redis­tri­b­u­tion d’inspiration sociale-démoc­rate. Cette Berli­noise, diplômée en économie de l’Université d’Oxford est un exem­ple de la cul­ture anglo-sax­onne libérale.

L’un de ses derniers arti­cles est sig­ni­fi­catif d’un phénomène observ­able dans toutes les droites libérales d’Europe de l’Ouest. Elle y pose en effet crû­ment la ques­tion : « L’immigration détru­it-elle la sol­i­dar­ité ? ». Une ques­tion qui a sur­gi selon elle depuis que les « par­tis pop­ulistes » (= « hos­tiles à l’immigration ») ont porté sur le devant de la scène la ques­tion de la préférence étrangère par rap­port aux nationaux, de plus en plus affichée par les sys­tèmes soci­aux. C’est le phénomène du « Wel­fare Chau­vin­ism » (le « chau­vin­isme de la providence »).

Un préjugé qu’elle tient à démon­ter en se référant à une étude de David Rue­da, pro­fesseur de sci­ences poli­tiques à l’Université d’Oxford. Mais elle tape à côté de la plaque. Elle nie en effet ce qu’évoquent avec justesse les « pop­ulistes », par exem­ple le fait que dans cer­tains cas, des Alle­mands assistés sont effec­tive­ment chas­sés de loge­ments soci­aux pour laiss­er la place à des migrants. Son arti­cle jette para­doxale­ment une lumière très crue sur une con­séquence vis­i­ble de la crise migra­toire : celle-ci remet rad­i­cale­ment en cause l’acceptation de l’État-providence au sein de la société. L’étude menée par David Rue­da dans toute l’Europe porte sur l’acceptation des sys­tèmes de redis­tri­b­u­tion par les dif­férentes class­es sociales en Europe. Elle fait ressor­tir toute une série de con­clu­sions très intéres­santes mais dont cer­taines sont biaisées : partout en Europe de l’Ouest, la « sol­i­dar­ité » dimin­ue en cor­réla­tion avec la pro­por­tion d’étrangers allogènes dans les dif­férents pays. Mais que ce n’est pas chez les « pau­vres » que la demande de sol­i­dar­ité dimin­ue. C’est chez les « rich­es » que la propen­sion à la sol­i­dar­ité baisse net­te­ment dans le sil­lage de l’immigration de masse. Les « rich­es » seraient en effet, selon Rue­da, favor­ables à la sol­i­dar­ité non pas par « peur de devenir pau­vre », mais par « altru­isme ». Il par­le même du « luxe de l’altruisme » pour car­ac­téris­er l’attitude de ces derniers. Mais il y aurait un hic : les rich­es ne seraient dis­posés à la sol­i­dar­ité qu’envers « ceux qui leur ressem­blent »… en bref les nationaux d’origine indigène, et non les étrangers récem­ment immi­grés. La con­clu­sion : les sys­tèmes soci­aux sont men­acés de défec­tion du fait… du « racisme des riches ».

Les con­clu­sions de l’article de la FAZ (et de l’étude Rue­da) sont par­faite­ment emblé­ma­tiques de l’évolution des libéraux au cours des 40 dernières années, d’une con­ta­gion par l’idéologie post-soix­ante-huitarde, au point d’en avoir per­du tout bon sens. En Alle­magne le sys­tème de redis­tri­b­u­tion n’a jamais été en effet un sys­tème de « sol­i­dar­ité des rich­es avec les pau­vres » basé sur « l’altruisme » en appli­ca­tion de principes de « jus­tice sociale ». En Alle­magne comme en France, la seule réal­ité économique et compt­able des sys­tèmes soci­aux con­siste en un sys­tème de trans­fert de revenus des pro­duc­tifs (ce qui est loin d’être syn­onyme de « rich­es ») vers les impro­duc­tifs (ce qui est loin d’être syn­onyme de « pau­vres »). Parce que l’argent ne peut être effec­tive­ment trou­vé que chez les pro­duc­tifs. Y com­pris des pro­duc­tifs pau­vres du privé vers les rich­es béné­fi­ci­aires de priv­ilèges du pub­lic. Les ter­mes de « sol­i­dar­ité », de « jus­tice sociale » ou « d’altruisme » sont des descrip­tions morales qui relèvent d’une pen­sée religieuse et idéologique .

À la lumière de ce retour à la réal­ité, l’étude de David Rue­da peut être lue d’une toute autre manière :

  • Ce ne sont pas les pau­vres qui sont plutôt glob­ale­ment favor­ables à l’immigration de masse mais plutôt les véri­ta­bles ayant-droit du sys­tème de redis­tri­b­u­tion. Ceci est empirique­ment observ­able en France, où les asso­ci­a­tions mil­i­tantes œuvrant en faveur des réfugiés, migrants allogènes et oubliant les indigènes, se com­posent en qua­si-total­ité de gens issus des secteurs publics et para­publics. Pour ces mil­i­tants, le sys­tème de redis­tri­b­u­tion est jus­ti­fié pour des raisons idéologiques, morales et religieuses ; les aspects compt­a­bles, à savoir l’équilibre pré­caire des régimes soci­aux ne les intéressent pas, ils nient totale­ment la ques­tion ou ren­voient à la « néces­sité morale » de faire pay­er davan­tage encore les « rich­es », pour des raisons de « jus­tice sociale » et de « sol­i­dar­ité ». Et ils ont du temps pour militer, ce qui n’est pas du tout le cas des payeurs – qui n’ont jamais été sur le fond les « rich­es », mais les class­es moyennes du secteur privé.
  • On trou­verait sûre­ment des nuances à apporter à l’attitude des « pau­vres » et notam­ment de ceux qui étaient déjà hier les véri­ta­bles lais­sés-pour-compte du sys­tème de « jus­tice sociale » et qui le sont encore plus du fait de la poussée migra­toire. L’étude de Rue­da ne fait en effet aucune dis­tinc­tion entre les priv­ilégiés du sys­tème et les laissés-pour-compte.
  • Mais le fait majeur est indé­ni­able­ment la réti­cence de plus en plus grande des payeurs à con­tin­uer à financer les sys­tèmes soci­aux dans les con­di­tions actuelles. Ils ne l’ont jamais fait par « altru­isme », mais sous l’effet d’un rap­port de force entre pro­duc­tifs et impro­duc­tifs et dans un esprit d’assurer la paix sociale. De ce point de vue, les payeurs sont infin­i­ment plus sen­si­bles aux aspects d’équilibre compt­able que les véri­ta­bles ayant-droits, qui ne sont pas des rich­es mais bel et bien des priv­ilégiés sur­pro­tégés esti­mant que les ressources des sys­tèmes soci­aux sont infinies. Dire qu’une grande par­tie des migrants est peu qual­i­fiée, inem­ploy­able à moyen voire à long terme pour de mul­ti­ples raisons et qu’elle vient déséquili­br­er très forte­ment le rap­port entre pro­duc­tifs et impro­duc­tifs relève du sim­ple bon sens.

Les sys­tèmes soci­aux, qui ont été tra­di­tion­nelle­ment en équili­bre en Alle­magne du fait de l’excellence de son sys­tème de for­ma­tion, de la sou­p­lesse de son sys­tème fis­cal, et d’une économie remar­quable­ment diver­si­fiée, par­faite­ment adap­tée à la demande mon­di­ale et struc­turelle­ment fondée sur les PME-PMI sont forte­ment men­acés de déséquili­bre pro­fond par le tsuna­mi migra­toire. L’immigration de masse pour­rait bel et bien faire vol­er en éclat les équili­bres financiers des sys­tèmes soci­aux alle­mands et par­tant leur accep­ta­tion, chez les payeurs… et chez les lais­sés-pour-compte, dont l’existence est niée par Lena Schepper .

Nous avons récem­ment vu, à pro­pos d’un arti­cle pub­lié par Philip Mein­hold dans le TAZ, l’éclatement pro­gres­sif de l’unité ter­ri­to­ri­ale alle­mande entre Est et Ouest. L’article de Lena Schep­per fait ressor­tir un autre éclate­ment de la société alle­mande : un cli­vage politi­co-social gran­dis­sant à pro­pos du sys­tème social, dont le con­sen­sus est effec­tive­ment remis pro­gres­sive­ment en cause. Le con­sen­sus alle­mand, ce ressort très effi­cace de la réus­site de ce pays, est men­acé de vol­er en éclat, tant au plan ter­ri­to­r­i­al qu’au plan social. C’est l’une des con­séquences les plus vis­i­bles de la crise migra­toire. Dans ce con­texte, l’article idéologique d’une « libérale » Lena Schep­per dans un jour­nal réputé con­ser­va­teur fait aus­si ressor­tir, au-delà des ques­tions économiques et sociales, une autre rup­ture mal com­prise et qui con­di­tionne toutes les autres : celle de l’équilibre entre réal­istes et utopistes à l’Ouest. Il n’est pas com­pliqué de voir dans quel camp se situent et la FAZ, et Angela Merkel.

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