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Grèce : le conflit qui n’en était pas un…?

17 mars 2020

Temps de lecture : 7 minutes
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Grèce : le conflit qui n’en était pas un…?

Temps de lecture : 7 minutes

Vous l’aviez peut-être remarqué, la Grèce est confrontée à une nouvelle « crise des migrants ». Pour les médias français de grand chemin, il y a d’un côté des réfugiés, qui fuient la guerre, de l’autre, de méchants douaniers grecs qui malmènent ceux qui veulent passer la frontière entre la Turquie et la Grèce. Une nouvelle fois, c’est dans les médias alternatifs et étrangers que l’on peut avoir d’autres informations que cette vision simpliste des événements en cours. À l’unisson du Président de la République, les médias français de grand de chemin semblent une nouvelle fois passer à côté des enjeux actuels à la frontière gréco-turque.

L’actualité à la frontière gréco-turque pour les médias de grand chemin

À la mi-mars 2020, les très rares infor­ma­tions qui fil­trent dans les médias français de grand chemin sur le con­flit qui oppose la Turquie à la Grèce, et plus large­ment à l’Union européenne, con­cer­nent trois sujets principaux :

Pour résumer la tonal­ité générale et vic­ti­maire des arti­cles des médias français sur le sujet, la radio d’État France info estime le 6 mars que la Grèce « se bar­ri­cade », en l’illustrant par une pho­to d’un migrant grelot­tant drapé dans un sac poubelle.

Une autre vision de l’agression de la Grèce organisée par le gouvernement turc

C’est très sou­vent dans les médias alter­nat­ifs et étrangers que l’on peut trou­ver de nom­breux indices accrédi­tant la thèse selon laque­lle il ne s’agit pas d’une nou­velle « crise des migrants », mais bien d’un con­flit entre pays, d’une véri­ta­ble agres­sion de la Grèce organ­isée par le gou­verne­ment turc.
Comme nous l’apprennent cer­tains médias, celui-ci se donne les moyens de son ambi­tion : forcer la fron­tière avec la Grèce pour créer un début de sub­mer­sion migra­toire et être dans une posi­tion de force pour obtenir un sou­tien de l’UE dans l’opération mil­i­taire de la Turquie en Syrie et une aide finan­cière accrue de la part des européens.

Le site d’information Sput­niknews nous apprend le 1er mars qu’un média (pub­lic NDLR) turc a pub­lié un itinéraire au départ d’Idlib (en Syrie) vers les pays d’Europe de l’ouest pour les « réfugiés ». Des « réfugiés » qui sont à la fron­tière grecque afghans, pak­istanais, soma­liens, par­fois maghrébins selon RMC, excep­tion­nelle­ment syriens, selon CNN Greece.

Dans un reportage pub­lié le 7 mars, un envoyé spé­cial du site Infomi­grants détaille l’organisation méthodique par le gou­verne­ment turc des intru­sions de migrants en Grèce. Un chauf­feur de bus indique être rémunéré par le min­istère turc de l’immigration pour amen­er de façon qua­si inin­ter­rompue des étrangers à la fron­tières grecque. Il témoigne : « Nos policiers aident les migrants à tra­vers­er la nuit ».

La stratégie du gou­verne­ment turc est détail­lée : « con­stituer des abcès aux portes de l’Europe » et « organ­is­er régulière­ment des intru­sions ». Quelle que soit l’opinion que l’on peut avoir du site Infomi­grants, il faut recon­naitre un réel tra­vail d’investigation qui n’écarte pas les aspects les plus gênants du con­flit en cours.

Une autre infor­ma­tion impor­tante a fait l’objet d’une cou­ver­ture plus que dis­crète en France, à de rares excep­tions près dont L’Express et L’Obs, le quo­ti­di­en belge Le Soir nous apprend le 5 mars que « la Turquie déploie des ren­forts pour empêch­er la Grèce de repouss­er les migrants ». Sput­niknews est plus pré­cis : les ren­forts appar­ti­en­nent aux forces spé­ciales turques.

Les provocations du gouvernement turc se multiplient

Le site d’information The nation­al Her­ald éval­u­ait le 15 févri­er à 78 le nom­bre de vio­la­tions de l’espace aérien et du domaine mar­itime grec par l’armée turque depuis le début de l’année 2020.

Sur le fil Twit­ter Greece­un­der­at­tack, plusieurs mes­sages témoignent de la mul­ti­pli­ca­tion des provo­ca­tions du gou­verne­ment turc à l’encontre des autorités grec­ques dans l’espace aérien, notam­ment le 11 mars, et le domaine mar­itime grec selon le site d’information grec Ekathimeri­ni. Le même jour, un jour­nal­iste grec par­le de tirs des forces spé­ciales turques à l’encontre de garde-côtes grecs. Pas un média français de grand chemin ne men­tionne à ce stade les ten­ta­tives délibérées d’escalade du con­flit en cours.

L’invasion armée en actes

Selon le site d’information alle­mand Taggeschau, les autorités turques dis­tribuent des cisailles aux migrants pour qu’ils puis­sent pass­er les gril­lages frontal­iers. Sur le compte Twit­ter de Yan­nikouts le 12 mars, une vue prise d’un drone mon­tre des clan­des­tins qui incen­di­ent la fron­tière grecque.

Des drones seraient égale­ment util­isés par les forces de l’ordre turques pour organ­is­er les attaques con­tre les douaniers grecs, selon le site d’information Bre­it­bart le 8 mars.

Alors que de très nom­breux médias français se focalisent sur des pro­jec­tiles défen­sifs tirés par les forces de l’ordre grec­ques, FranceNews24 évoque au con­di­tion­nel sur son compte Twit­ter le fait que « des policiers turcs atta­que­raient des garde-fron­tières grecs ».

Voice of Europe fait état le 7 mars de plusieurs cen­taines d’individus qui jet­tent des gaz lacry­mogènes con­tre les douaniers grecs qui gar­dent la frontière.

Selon Ako­kent­wos, les forces de l’ordre grec­ques utilisent un ven­ti­la­teur géant pour repouss­er les fumigènes et gaz lacry­mogènes lancés par les policiers turcs.

Ce sont de véri­ta­bles scènes de guerre civile que relaie Patrick Edery, édi­to­ri­al­iste du site d’information du syn­di­cat polon­ais Sol­i­darnosc, avec des pro­jec­tiles et fumigènes lancés con­tre les forces de l’ordre grec­ques pour forcer la fron­tière. Une infor­ma­tion accréditée par The Asso­ci­at­ed Press le 13 mars.

Le jour­nal grec Pro­to The­ma évoque le 12 mars dans un arti­cle les nom­breux cock­tails molo­tov lancés par des migrants con­tre les douaniers grecs. Les attaques seraient « coor­don­nées » par la police turque selon un mil­i­taire grec cité par The Straits time.

Selon le compte Twit­ter ISCR, ce sont de véri­ta­bles mil­ices venues d’Afghanistan qui affron­teraient les mil­i­taires grecs pour fray­er un chemin à des mil­liers de migrants.

France 24 : ouvrez les portes

Le pre­mier con­stat que l’on peut faire sur ce con­flit inter­na­tion­al est que les réseaux soci­aux, en par­ti­c­uli­er sur Twit­ter, ont bien avant les médias tra­di­tion­nels fait état du déplace­ment de mil­liers de migrants par les autorités turques vers la fron­tière grecque puis des agres­sions répétées con­tre les forces de l’ordre grecques.

On peut égale­ment retenir que les médias français de grand chemin, à l’image de son gou­verne­ment qui envoie un bateau d’« assis­tance » aux migrants selon Le Télé­gramme, se focalisent sur leur sort, alors que la ten­ta­tive de sub­mer­sion migra­toire organ­isée par le gou­verne­ment turque est passée sous silence.

Ain­si, France 24, « la chaine du ser­vice pub­lic français » titre un reportage à la fron­tière tur­co-grecque : « Ouvrez les portes ! » présen­tant les clan­des­tins qui veu­lent pass­er illé­gale­ment la fron­tière comme des vic­times de mau­vais traite­ments. L’information d’État ne sem­ble pas une expres­sion vaine…

Plus générale­ment, la plus que dis­crète cou­ver­ture médi­a­tique des événe­ments en cours en Grèce par les médias français relève d’un véri­ta­ble choix édi­to­r­i­al. Quand quelques infor­ma­tions fil­trent à ce sujet, c’est par le prisme de la vic­tim­i­sa­tion des migrants, qui sont, tout le monde le recon­nait, instru­men­tal­isés par le pou­voir turc.

En 1939, alors que la guerre avec l’Allemagne avait été déclarée, l’inaction des armées alliées devant la défaite de la Pologne avait été qual­i­fiée de « drôle de guerre ». En 2020, on pour­rait qual­i­fi­er de « drôle de con­flit » inter­na­tion­al les événe­ments en cours à la fron­tière tur­co-grecque. Un con­flit et surtout une agres­sion que les médias de grand chemin refusent de présen­ter et de qual­i­fi­er comme tel.