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États-Unis : Tucker Carlson, le journaliste de Fox News à suivre… ou à abattre. Seconde partie

29 décembre 2018

Temps de lecture : 9 minutes
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États-Unis : Tucker Carlson, le journaliste de Fox News à suivre… ou à abattre. Seconde partie

Temps de lecture : 9 minutes

Pre­mière dif­fu­sion le 15/11/2018 — L’Observatoire du jour­nal­isme (Ojim) se met au régime de Noël jusqu’au 5 jan­vi­er 2019. Pen­dant cette péri­ode nous avons sélec­tion­né pour les 26 arti­cles de la ren­trée qui nous ont sem­blé les plus per­ti­nents. Bonne lec­ture, n’oubliez pas le petit cochon de l’Ojim pour nous soutenir et bonnes fêtes à tous. Claude Chol­let, Président

Nous avons publié la première partie d’une étude de notre correspondant en Amérique du Nord sur le journaliste vedette conservateur Tucker Calson. Voici la seconde partie.

Arrivée chez Fox News

C’est depuis 2009 que Carl­son évolue chez Fox News. Com­mençant mod­este­ment comme con­tribu­teur au sein de divers­es émis­sions d’information, du matin et du soir, taquinant la satire ou rem­plaçant Sean Han­ni­ty, il a pro­duit en 2010 un remar­qué numéro spé­cial sur l’ahurissement des enfants améri­cains par le sys­tème édu­catif : Fight­ing For Our Chil­dren Minds. C’est égale­ment pen­dant cette péri­ode de tran­si­tion que Carl­son a fondé le site poli­tique The Dai­ly Caller, grâce au sou­tien de Neil Patel, lui-même ancien col­lab­o­ra­teur de l’ancien Vice-prési­dent Dick Cheney. Le site ayant été financé par l’homme d’affaire évangéliste Fos­ter Friess. Après s’être illus­tré dès 2013 comme co-ani­ma­teur de Fox and Friends Week­end, son ascen­sion a été ful­gu­rante à par­tir de 2016, occu­pant avec suc­cès les créneaux de 9 heures puis 8 heures du soir (jusqu’à présent) avec Tuck­er Carl­son Tonight, qui draine près de 3 mil­lions de spectateurs.

La vie jour­nal­is­tique de Carl­son s’est com­plétée de la rédac­tion de deux ouvrages. Dans Politi­cians, Par­ti­sans and par­a­sites, paru en 2003, il fai­sait part de son incon­fort vis-à-vis des médias, et révélait que sa vie avait fail­li être ruinée par une fausse accu­sa­tion de viol par une femme dont il fut établi qu’elle souf­frait de trou­bles men­taux et qui en réal­ité le harce­lait elle-même. Tout récem­ment (octo­bre 2018), Carl­son a pub­lié un brûlot anti-oli­garchie inti­t­ulé: Ship of Fools: How a Self­ish Rul­ing Class is Bring­ing Amer­i­ca to the Brink of Rev­o­lu­tion. [Ndlr: Le livre reprend un cer­tain nom­bre de thès­es, du point de vue améri­cain, qui réson­nent avec celles de Michel Geof­froy (La Super­classe Mon­di­ale Con­tre Les Peu­ples) ou d’André Archim­baud (Com­bat pour l’Hémisphère Nord. L’Amour d’Ariane)]

La méthode Carlson

Quel est donc le mys­tère Carl­son? En effet, le 5 sep­tem­bre dernier, le site Colum­bia Jour­nal­ism Review, se posait la ques­tion en guise de titre. En bref, la jour­nal­iste Lyz Lenz con­sid­érait que Carl­son gâchait son immense tal­ent en tour­nant le dos à l’estab­lish­ment pour servir le Trump­isme. Lenz de regret­ter en par­ti­c­uli­er le mépris que Carl­son sem­ble porter à ses col­lègues jour­nal­istes : « C’est du pur Tuck­er Carl­son. Je l’ai vu faire cent fois en vision­nant 40 heures [de ses vidéos]. Les jour­nal­istes se ren­dent à son émis­sion s’attendant à par­ler du sys­tème de san­té ou de l’état men­tal de Trump, pour seule­ment se faire pos­er la ques­tion: Croyez-vous vrai­ment être un jour­nal­iste pro­fes­sion­nel ? Vac­il­lant, les invités trébuchent et tombent. Répon­dez à ma ques­tion !, demande alors répéti­tive­ment Carl­son. Or c’est le type même de la ques­tion impos­si­ble à traiter ! »

Il y a donc une méth­ode Carl­son, qui con­siste à entr­er dans le jeu de son opposant pour démon­tr­er l’absurdité des prémices de sa logique, autant que l’énormité de ses conséquences.

Un exemple de décryptage

Par exem­ple, dans cette vidéo du 20 mars 2017, soit deux mois après la presta­tion de ser­ment de Trump, et au soir d’une séance d’hystérie par­lemen­taire sur le « vol de l’élection » prési­den­tielle améri­caine par Pou­tine, un Carl­son au sourire juvénile et par­ti­c­ulière­ment courageux invite un député cal­i­fornien égale­ment juvénile et par­ti­c­ulière­ment ambitieux, Eric Swal­well. [Ndlr : Swal­well est l’homme lige à la Cham­bre des représen­tants de celui qui « aurait dû », être le Min­istre de la Jus­tice de Hillary Clin­ton, le député Cal­i­fornien Adam Schiff, lui aus­si passé à la moulinette par Carl­son en décem­bre 2016 [Ndlr : les deux ont fait de la « col­lu­sion russe » leur fonds de com­merce… et élargiront le har­cèle­ment jusqu’aux prési­den­tielles de 2020]. Dans sa dis­cus­sion avec Swal­well, Car­son com­mence par présen­ter un flo­rilège de pro­pos out­ranciers (voir à par­tir de : 2min42’) tenus le jour même par les députés sur la trahi­son de Trump, sur le rôle des Russ­es dans le Brex­it et, pour finir, décrivant le tout comme un « acte de guerre » de la part de Moscou; puis il attaque Swal­well (à 4min 12’): « Nous avons donc été attaqués par la Russie. La vraie ques­tion est alors de savoir com­ment nous allons y répon­dre. Soyons donc pré­cis. Que pensez-vous? Allons-nous utilis­er nos mis­siles à longue portée ou bien nos mis­siles inter­mé­di­aires sur la Russie?».

Inter­loqué, Swal­well tente de revenir à son argu­men­taire sur la mal­fai­sance trumpo-pou­tini­enne, mais Carl­son ne lâche pas : « Je veux pren­dre ce que vous dites au sérieux. Vous dites que nous avons été attaqués par la Russie. Ça n’est pas rien. Une attaque n’incite pas seule­ment à une con­tre-attaque. Elle l’exige, car sinon nous révélons des faib­less­es fon­da­men­tales, donc ma ques­tion est la suiv­ante : c’est le Car­ri­er Strike Group Nine [Ndlr : l’un des 6 groupes aéron­avals de l’U.S. Navy affec­té à la Flotte du Paci­fique] qui est aujourd’hui le plus proche de Vladi­vos­tok. Faut-il les mobilis­er immé­di­ate­ment? Faut-il prévenir nos alliés européens que leurs four­ni­tures en gaz vont être coupées, et quelles sont les prochaines étapes de notre con­tre-attaque? » Swal­well s’énerve, vac­ille, perd de pré­cieuses min­utes qu’il comp­tait réserv­er à la trahi­son de Trump, et se voit de sur­croit infliger un trait d’humour cinglant (6emin 42’) lorsque Swal­well accouche de l’objectif de la cam­pagne, qui est de ruin­er la Russie et de la met­tre à genou par la poli­tique de l’embargo : « vous pensez que Pou­tine va en souf­frir per­son­nelle­ment? Que, déprimé, il va som­br­er dans la vod­ka? » Une fois encore Swal­well est désarçonné…

Ennemi du mensonge et de l’emphase sentencieuse

Cet exem­ple typ­ique de dialec­tique (nous recom­man­dons son écoute inté­grale) se repro­duit depuis deux ans dans cha­cune des émis­sions de Tuck­er Carl­son que ce soit en dia­logue ou mono­logue, sur la col­lu­sion russe, sur le har­cèle­ment « anti-blanc », sur l’immigration, sur les change­ments de régime au nom de la démoc­ra­tie et des droits de l’homme, sur les men­songes des néo­con­ser­va­teurs, sur la men­ace incar­née par la Chine, sur la lib­erté de pen­sée dans les uni­ver­sités, sur l’oligarchie, ou encore sur l’Afrique du Sud. Tout comme Trump, il est le par­fait destruc­teur d’argumentaires tout faits, mais il le fait avec classe, ce qui le rend dan­gereux, car son pub­lic est un pub­lic éduqué. Sur chaque sujet, il parvient à pouss­er la logique de ses adver­saires aux lim­ites de l’absurde, avec une maîtrise totale des ques­tions fer­mées. C’est le sens du slo­gan de son émis­sion : « The Sworn Ene­my of Lying, Pom­pos­i­ty, Smug­ness, and Group-Think » (enne­mis jurés du men­songe, de l’emphase sen­ten­cieuse, de la suff­i­sance, et l’embrigadement de la pensée)

Carl­son a en out­re créé des seg­ments ad hoc sur la cul­ture et le « métapoli­tique » comme par exem­ple « Cam­pus crazi­ness » ou encore « The lib­er­al sher­pa ». Il invite ici des invités réguliers à se laiss­er aller jusqu’au bout de leur raison­nement, qu’il com­mentera le plus sou­vent post inter­view. Astu­cieux et « rela­tions publiques », Carl­son a égale­ment créé un mini jeu télévisé du jeu­di soir, faisant par­ticiper ses autres col­lègues de Fox News (y com­pris les « bushistes » néo­con­ser­va­teurs) à un quizz sur l’actualité de la semaine.

Un entretien à écouter

Son ancien patron, le néo­con­ser­va­teur anti-Trump Bill Kris­tol a dit de lui qu’il était une sorte d’ethno-nationaliste (terme très mal vu par les élites), ce à quoi Carl­son répond sur la ques­tion de l’immigration qu’il y a belle lurette que Kris­tol s’est lui-même dis­crédité, réduit à la sit­u­a­tion « d’un ex-intel­lectuel qui n’existe plus que sur Twit­ter ». En octo­bre dernier, invité de l’influent Rubin Report pour présen­ter son livre Ship of Fools, Tuck­er Carl­son a lour­de­ment insisté sur la néces­sité de con­naitre l’histoire du monde pour saine­ment réfléchir, et surtout de ne pas se laiss­er con­va­in­cre par une idée sous pré­texte que tout le monde la partage, pré­cisant que son père, « qui était un non-con­formiste, c’est le moins qu’on puisse dire », lui a inculqué l’idée que les hommes ne changent pas, et que pour com­pren­dre aujourd’hui et demain il faut savoir ce qu’était hier, d’où l’importance de l’Histoire. La pre­mière par­tie de l’interview du Rubin Report est con­sacrée aux vues de Carl­son sur les répub­li­cains, la ques­tion du racisme, les médias et les GAFAM ; la sec­onde porte sur la lib­erté de parole, Fox News, et la révo­lu­tion en gestation.

L’ensemble donne une idée assez juste de l’homme qui ne se pique de rien, du jour­nal­iste lucide, et du penseur réfrac­taire à une théolo­gie de l’oligarchie qui se veut désor­mais néan­ti­sante pour tous ses adver­saires, pré­cip­i­tant ain­si les États-Unis vers une crise exis­ten­tielle. [Ndlr : nous recom­man­dons au lecteur soucieux de com­pren­dre les États-Unis actuels d’écouter inté­grale­ment cette entrevue]

Défense de la souveraineté

Quant aux posi­tions poli­tiques con­crètes de Tuck­er Carl­son, elles sont fidèle­ment retracées dans sa fiche Wikipé­dia, et illus­trent une indépen­dance d’esprit indé­fectible (par exem­ple dans les leçons qu’il tire des récentes élec­tions mid-term) ani­mée d’un réflexe sim­ple vis-à-vis de la poli­tique comme de la sou­veraineté: le rejet de l’oligarchie mon­di­ale, un nation­al­isme économique prag­ma­tique com­bi­nant libéral­isme et dirigisme, une vision de la citoyen­neté qui récuse les fron­tière ouvertes et le com­mu­nau­tarisme. Autant de thèmes sus­cep­ti­bles d’influencer (ce que Trump ne parvient tou­jours pas à faire) les pop­u­la­tions urbaines indépen­dantes qui pour l’instant sem­blent sat­is­faites de jouer leur rôle de per­son­nel de mai­son de la super­classe mon­di­ale davocratique.

En con­clu­sion, le rapi­de suc­cès de Tuck­er Carl­son, son orig­i­nal­ité, risquent de met­tre en dan­ger son exis­tence pro­fes­sion­nelle, voire physique. Aux États-Unis, les impurs sont de moins en moins tolérés. Retour au Mayflower, sans doute…
Crédit pho­to : cap­ture d’écran vidéo Fox News

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