Les nouveaux entrants dans les médias en général et dans la presse française en particulier sont assez rares pour que la stratégie développée par le Groupe Bolloré depuis huit ans dans le domaine soit interrogée. Pour son puissant patron qui ne cesse de s’imposer, par coups successifs, dans le paysage industriel national, s’agit-il d’une « danseuse », d’une représentation somptuaire, d’une manière de servir d’autres intérêts de son groupe ou d’une véritable dilection pour les métiers du journalisme et des médias ?
Crédit photo : Bref Rhône Alpes via Youtube (juin 2013) — Autopartage : Vincent Bolloré présente la Bluely à Lyon
L’histoire commence candidement, en apparence : en 2001, avec l’extension de la TNT (Télévision Numérique Terrestre), le CSA lance un appel d’offres pour des nouvelles chaînes. Bolloré, jusque là habitué des papiers ultrafins et de la logistique en Afrique, se porte volontaire. Son projet de chaîne en direct, qui prendra le nom de Direct 8, est retenu. Aussi, fin mars 2005, enfin mise sur pied, la chaîne commence d’émettre depuis l’unique studio de la Tour Bolloré à Puteaux, proche de La Défense. Le pari est audacieux et confère immédiatement une identité à la chaîne, même si c’est plutôt sur un mode sarcastique qu’on la considère : produire seize heures quotidiennes de programmes en direct, sous la houlette du journaliste Philippe Labro. Les contraintes sont telles que les techniciens, journalistes et stagiaires employés commettent un nombre de couacs faramineux. Direct 8 reçoit deux ans de suite le Gérard de la télévision, nomination ironique décernée à la pire chaîne du PAF. Mais la fraicheur de la chaîne séduit aussi : les présentateurs, souvent très jeunes et débutants, comme Guillaume Zeller et Clélie Mathias, se retrouvent souvent au zapping pour des fous-rires impromptus et naturellement incontrôlables.
Mais dès 2006, alors que le marché du gratuit commence à se développer en France, Bolloré investit parallèlement dans la presse papier, en lançant Direct Soir, en partenariat avec le groupe La Vie-Le Monde. N’hésitant pas à remployer les mêmes journalistes que ceux qui officient sur sa chaîne, il crée ainsi un petit groupe de presse à bas-coût, de l’information low-cost d’une certaine manière. Après le succès relatif de Direct Soir, dans un contexte où le gratuit est censé représenter l’avenir du quotidien papier, il crée Direct Matin qui devient le news quand Direct Soir prend peu à peu le visage d’un journal people, destiné au salarié quittant fatigué son travail et supposément attiré par une lecture aisée, facile, voire simplette. En vérité, les deux gratuits de Bolloré, s’ils se professionnalisent peu à peu, ne brillent ni par leurs analyses de fond, ni par leurs enquêtes, ni par leurs scoops, ni par l’originalité de leur contenu, le plus souvent réduit à de la réécriture de dépêches d’agence.
Bolloré est aussi le spécialiste de la fausse rumeur : en 2010, alors que son pôle média continue globalement de perdre 35 millions, la chaîne, elle, est déjà bénéficiaire. Renforcée par des journalistes vedettes comme Valérie Trierweiller, Cyril Hanouna ou Jean-Marc Morandini, elle s’est installée dans le paysage, notamment grâce à son inventivité pour les programmes, ou au rachat de droits de compétitions sportives comme le football féminin. Ce déséquilibre interne au pôle média qui fait pencher de plus en plus la balance en faveur de la télévision n’empêche pas l’homme d’affaires de clamer partout qu’il s’apprête à lancer un quotidien payant, un peu sur le modèle d’Il Foglio, le journal italien. « Nous estimons que la presse quotidienne gratuite ou payante a beaucoup d’avenir, contrairement à ce que l’on pense », tonitrue alors le magnat. Le fait est qu’en coulisses, alors que de plus en plus d’argent est déversé dans Direct 8, les gratuits continuent d’être fabriqués par des équipes extrêmement réduites de jeunes journalistes frais émoulus de leur école et à ce titre parfaitement malléables et corvéables à merci. Finalement, le quotidien payant ne verra jamais le jour.
C’est qu’au fond, le journalisme en tant que tel n’intéresse pas tellement Vincent Bolloré. La structure générale des activités de son groupe est éclairante à ce sujet. Outre le premier métier hérité de ses ancêtres, la fabrication de papier ultrafin dans une usine de Bretagne, métier à partir duquel il a bâti savamment son empire actuel, l’industriel travaille sur tous les moyens de communication existant au sens large : logistique et ports en Afrique, lucrative activité qui requiert des appuis politiques ; fourniture d’énergie en Europe ; voiture électrique et fabrication de batteries au lithium ; prestations audiovisuelles et cinématographiques via Euro Media Group qui possède notamment la SFP (Société Française de Production), issu du démembrement de l’ORTF ; licences de téléphonie régionales à travers Bolloré Telecom ; mais aussi et surtout investissement dans le domaine de l’influence en tant qu’actionnaire à 37% d’Havas, spécialiste de la communication et de l’achat d’espaces publicitaires, actionnaire à 100% de l’institut de sondage CSA et création de sa propre régie publicitaire Bolloré Média Régie (BMR).
La famille Bolloré est réputée pour son conservatisme et son catholicisme breton, notamment depuis que l’oncle de Vincent, Gwenn-Aël, a été PDG des éditions de la Table Ronde du temps où Roland Laudenbach y publiait Antoine Blondin ou Jacques Laurent. Cette réputation est aujourd’hui usurpée, et ceux qui crurent voir dans l’arrivée de Bolloré un éventuel rééquilibrage idéologique des médias en sont pour leurs frais.
Ainsi, rapidement classé dans une droite traditionnelle par les naïfs, Vincent Bolloré, rendu célèbre aussi par son histoire de yacht prêté à Nicolas Sarkozy au lendemain de son élection, ratisse en réalité très large politiquement. On pourrait dire qu’il bouffe à tous les râteliers, du moment que ses intérêts industriels stratégiques sont servis. L’un des vice-présidents d’Havas, et président d’Havas Worldwide (ex-Euro-RSCG) est Stéphane Fouks, publicitaire connu notamment pour avoir conseillé Dominique Strauss-Kahn avant l’affaire du Sofitel, et Jérôme Cahuzac avant ses aveux… Fouks est aussi un vieux complice de Manuel Valls, qu’il aide toujours gracieusement à construire son image, et d’Alain Bauer le célèbre criminologue. Ajoutons que Nathalie Kosciusko-Morizet est elle aussi cornaquée par un ancien communicant d’Havas Worldwide. Enfin Bolloré n’hésitait pas, avant l’élection d’Hollande à s’afficher publiquement avec Benoît Hamon, qui à l’époque de l’histoire du yacht s’était pourtant fendu, en tant que porte-parole du Parti Socialiste, d’un communiqué vengeur visant les relations adultères de la grande industrie et de la finance.
Dans cette configuration générale où se mêlent allégrement intérêts politiques et économiques, il est facile de voir le pôle média au sens strict de Bolloré comme un instrument d’influence.
Après la vente partielle de D8 et Direct Star à Canal, et la non-parution du journal payant annoncé des années durant, y a‑t-il encore un vrai pôle média chez Bolloré ? On peut se poser la question : aujourd’hui, le pôle média de Bolloré est constitué de Direct Matin (print et web) et s’appuie sur sa régie intégrée (BMR). Le gratuit va-t-il persister longtemps ? Une stratégie de remplacement progressif ne semble pas à l’ordre du jour même si l’évolution des pratiques de lecture et des modèles économiques fait l’objet d’un suivi attentif. Seul le secteur digital est actuellement en hausse dans les investissements publicitaires (et particulièrement les supports mobiles), ce qui peut être considéré comme un signe pour l’avenir. Difficile aujourd’hui d’avoir une vision claire des tendances lourdes. Ainsi, les plus gros investissements récents ont été faits dans les applis mobiles, comme JMM (pour « Jean-Marc Morandini ») ou Direct flash, liée à Direct Matin. Mais dans la maison, on répète surtout que la situation s’annonçant tellement compliquée économiquement jusqu’à la fin de 2013, il est difficile de faire des pronostics sur les tendances lourdes. Malgré les dernières déclinaisons du gratuit que sont les suppléments Direct Sport et Direct Femme, il semble évident aujourd’hui pour l’observateur que l’avenir médiatique de Bolloré se situe à l’extérieur de sa création originelle.
Nul doute qu’il y avait à l’origine, il y a huit ans, une certaine curiosité chez le condottiere pour les médias, et une certaine ambition éditoriale, comme le direct, la proximité, la « bonne humeur » et la fraîcheur : mais il y avait surtout derrière tout cela une vision économique. La plus-value enregistrée lors de la revente de Direct 8 à Canal en témoigne.
En effet, fin 2011, Bolloré, après avoir racheté une bouchée de pain Virgin 17 à Lagardère, rebaptisée Direct Star, revend 60 % de celle-ci avec Direct 8 au groupe Canal, filiale de Vivendi. Bolloré reçoit en échange 22,4 millions d’actions Vivendi représentant 1,7% du capital du groupe qui viennent s’ajouter aux 36,1 millions d’actions déjà détenues par Bolloré et porte sa participation totale à 58,5 millions d’actions, soit 4,41% du capital de Vivendi. Cette participation « représente, au cours actuel de Vivendi, une valeur boursière de 915 millions d’euros », annonçait alors le groupe. La plus-value est monstrueuse. D’autant plus que Bolloré annonce bientôt la couleur de sa stratégie : il compte monter à 5% de Vivendi, dont le reste du capital, flottant, lui assure la possibilité d’actionner les manettes. Aujourd’hui, alors que Jean-René Fourtou, le patron de Vivendi, s’en va, Vincent Bolloré vise le siège de président du Conseil de Surveillance. Que Vivendi se porte aujourd’hui acquéreur de Dailymotion juste après la montée de Bolloré dans le capital n’est sans doute pas neutre.
Vincent Bolloré est en passe de réussir aujourd’hui ce que visait Jean-Marie Messier il y a dix ans à la tête de Vivendi : contrôler à la fois les contenus et les contenants des médias et de la communication en général. Avec ces différences notables, en sa faveur : Bolloré n’a pas abandonné son métier de base, contrairement à Messier se séparant de l’ancienne Compagnie Générale des Eaux ; et il demeure maître d’un groupe toujours familial.
L’originalité de la stratégie de Bolloré est qu’il ne s’est pas lancé dans les médias pour faire triompher des idées politiques. Il est sûr que Bolloré ne croit en rien d’autre qu’en son entreprise. Il n’a pas réalisé non plus d’investissements par amour de la presse. Il n’est ni Rothschild, ni Dassault, ni même Bergé. Il serait plutôt dans le même modèle qu’un Xavier Niel. Avec Vivendi sous la main, il dirige non seulement Canal, mais encore SFR. Et de même qu’hier ses quotidiens gratuits lui servaient à faire la promo de sa Bluecar, qui a fini par être adoptée par Autolib à Paris, demain le formidable pôle médiatico-sondagio-publicitaire qu’il met en place lui servira sans doute dans quelqu’une des autres branches industrielles de son groupe.
La manipulation du milieu journalistique auquel il s’est livré en se donnant des allures de patron de presse pour finir par contrôler les moyens de communication devra être méditée.
RP