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<span class="dquo">«</span> Short sellers », journalistes et « producteurs d’information » : un jeu trouble

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17 novembre 2022

Temps de lecture : 7 minutes
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« Short sellers », journalistes et « producteurs d’information » : un jeu trouble

Temps de lecture : 7 minutes

Un peu d’information à caractère financier, pour changer un peu. Le short seller ou vendeur à découvert ou VADeur pour les intimes, agit très officiellement pour le « bien de la collectivité » en dénonçant sur les marchés financiers et en bourse les vilains petits canards qui trichent avec les chiffres et mettent en danger le « système ». Mais avec tant à gagner sur un pari, et donc tant à perdre aussi, comment croire que certains ne sont pas tentés de piper un peu les dés ?

Le mécanisme de la vente à découvert

La vente à décou­vert ou « short-sell­ing », c’est un pari sur la baisse du cours de bourse d’un titre, pour des raisons divers­es, par­fois con­nues du seul « VADeur » (adepte de la VAD), ana­lyste ou « fonds activiste » dont l’activité con­siste pré­cisé­ment à se rémunér­er en VAD sur la « dénon­ci­a­tion » des vul­néra­bil­ités, réelles ou sup­posées (et jusqu’ici ignorées des marchés) de l’entreprise ciblée.

Comme il serait absurde d’acheter des actions dans le but de leur faire per­dre de la valeur, la VAD fonc­tionne en « leas­ing » : le VADeur loue à un fonds déten­teur les titres qu’il veut « short­er », en échange d’une rémunéra­tion pour une durée déter­minée. Pen­dant ce laps de temps, le VADeur va ven­dre les titres loués, puis atten­dre la baisse de cours qu’il prévoit avant de les racheter pour les ren­dre au fonds pro­prié­taire. Le VADeur encaisse en rémunéra­tion la dif­férence entre le prix de vente et le prix de rachat, moins la com­mis­sion de loca­tion. Autant dire que le VADeur doit être sûr de son coup, car si le titre s’apprécie durant le laps de temps, il peut y laiss­er sa chemise. Les enjeux sont élevés, même pour des fonds qui brassent des cen­taines de mil­lions d’euros.

Les vrais dossiers de fraude

Il ne faut pas nier une ver­tu aux vendeurs à décou­verts : sur des marchés financiers aux lim­ites insond­ables, et où les autorités de régu­la­tions ont des moyens d’actions et d’investigations lim­ités, l’appât du gain est une excel­lente moti­va­tion pour débus­quer les fraudeurs et les escrocs.

Ce sont bien des fonds d’investissement, comme Scion Cap­i­tal emmené par Michael Bur­ry, qui ont ain­si débusqué le prob­lème des Sub­primes en 2007 et con­tribué au très bru­tal assainisse­ment des marchés sur ce sujet ensuite. Mais au-delà des « cygnes noirs » sus­cep­ti­bles de dégénér­er en crises sys­témiques, il y a aus­si des entre­pris­es qui, plus triv­iale­ment, maquil­lent leurs comptes, mentent ou trichent sur leurs résul­tats, le plus sou­vent au détri­ment des salariés et des petits action­naires, voire d’investisseurs insti­tu­tion­nels. Wire­card, Car­il­lion ou Stein­hoff sont prob­a­ble­ment les exem­ples les plus emblé­ma­tiques de ces dernières années. Bien des entre­pris­es sont passées entre les fourch­es caudines de fonds activistes, de eHealth, short­ée par Mud­dy Waters en 2020, à Tes­la cette année, titre sur lequel pas moins de 91 Hedge funds auraient pris des posi­tions à découvert.

Valorisation d’informations confidentielles

Il y a une évi­dence partagée dans le short-sell­ing : ce n’est pas de la phil­an­thropie. Con­traire­ment aux lanceurs d’alerte qui, dans bien des cas, agis­sent pour des raisons d’éthique, rien de tel en short-sell­ing : quand un hedge fund (fonds d’investissement recher­chant à court terme un fort ren­de­ment dans des act­ifs liq­uides) prend une posi­tion à décou­vert, c’est parce qu’il a des infos, obtenues par­fois au prix fort, et qu’il compte bien valoriser.

L’ancien jour­nal­iste du Finan­cial Times, Alphav­ille Jamie Pow­ell ne par­le pas d’autre chose lorsqu’il évoque les fameux « rap­ports de short-sell­ing », con­sti­tués par les fonds d’investissements afin d’informer les marchés des raisons qui poussent tel ou tel fonds à « short­er » un titre. Mais Jamie Pow­ell ajoute une don­née de con­texte très intéres­sante dans sa descrip­tion des mécan­ismes de VAD : « Peut-être, si ces fonds sont chanceux, béné­ficieront-ils en plus d’une cou­ver­ture médi­a­tique ». Un sacré coup de pouce « for­tu­it », qui peut en réal­ité tout chang­er sur une opéra­tion de VAD : un seul arti­cle bien placé et un brin alarmiste peut son­ner le toc­sin sur une valeur, même si les accu­sa­tions sont exagérées, peu pré­cis­es, voire car­ré­ment fauss­es et diffamatoires.

Faire savoir ou… faire peur : les « zones grises »

Savoir ou sup­pos­er qu’un titre est suré­val­ué, et devrait selon toute logique chuter en bourse à brève échéance, c’est bien. Le faire savoir, c’est mieux. En effet, les marchés ne se com­por­tent pas tou­jours de façon rationnelle : « Le plus fou c’est quand vous met­tez à jour une fraude et que Wall Street s’en moque. Cela arrive », se désole ain­si Andrew Left de Cit­ron Research. C’est tout le dilemme des VADeurs : la ten­ta­tion est grande de forcer un peu le des­tin, car, par­fois, la meilleure des enquêtes et la plus sérieuse des analy­ses ne don­nent pas les résul­tats escomptés.

Mais reste une lim­ite à ne jamais franchir : la manip­u­la­tion de cours. Or, s’il est ardu de faire mon­ter arti­fi­cielle­ment un cours, il est rel­a­tive­ment aisé de déclencher une panique. A l’heure du trad­ing haute fréquence et des algo­rithmes de ges­tion des ordres de ventes ou d’achat, le moin­dre frémisse­ment de cours peut déclencher un emballe­ment de la machine. Le même Andrew Left a ain­si été con­damné à Hong-Kong pour présen­ta­tion de « fauss­es infor­ma­tions » en 2019 en short­ant le titre Ever­grande. Moins de trois ans plus tard, on s’apercevra pour­tant que cette entre­prise ardem­ment défendue par la Chine a bien en réal­ité un mon­tant de dettes colos­sal, au point de met­tre en dan­ger l’ensemble du secteur immo­bili­er chi­nois. De fait, la lim­ite est par­fois floue entre ce qui relève de l’information ou de la manip­u­la­tion, et peut dépen­dre en plus de la sen­si­bil­ité poli­tique du sujet.

Jeux troubles sur l’information financière

Mais dans tous les cas, il est tout sauf cer­tain que les fonds con­cernés se fient à la seule chance ou au des­tin quand des cen­taines de mil­lions de dol­lars ou d’euros sont en jeu. Et c’est là que peu­vent entr­er en scène une myr­i­ade d’acteurs, ana­lystes et jour­nal­istes en pre­mier lieu, aux sources d’informations trou­bles et aux liens d’intérêts pas for­cé­ment évidents.

On pour­rait par exem­ple inter­roger le par­cours de ce même Jamie Pow­ell déjà évo­qué, qui, après son pas­sage au FT où il s’est fait remar­quer par ses arti­cles proVAD, est aujourd’hui ana­lyste pour Lans­downe Part­ners. Or, le bour­si­co­teur ama­teur notera que fin mai 2019, il écrivait un arti­cle sur Rallye/Casino, alors que Lans­downe Part­ners, en posi­tion de short sur le titre Ral­lye depuis un an, était pré­cisé­ment en train de ven­dre des titres Ral­lye depuis quelques semaines… Le béné­fice du doute demeure, mais la tra­jec­toire reste sus­pecte. Dans d’autres cas, les autorités judi­ci­aires européennes sont allées au-delà des doutes raisonnables.

Les flibustiers de la finance

En octo­bre 2018, Geoff Fos­ter, jour­nal­iste sur le site inter­net du quo­ti­di­en bri­tan­nique Dai­ly Mail, et Mail Online est con­damné par l’AMF à une amende de 40 000 euros pour avoir divul­gué des infor­ma­tions sur ses prochaines pub­li­ca­tions, très écoutées des milieux financiers, à cer­tains de ses con­tacts, qui ont util­isé ces infor­ma­tions pour s’enrichir. C’est le principe du délit d’initié, le jour­nal­iste étant con­sid­éré comme déten­teur d’informations priv­ilégiées dans ce cas de figure.

Effet amplificateur

Mais les sché­mas sont bien sou­vent invers­es : le jour­nal­iste ou l‘analyste est con­sid­éré comme un rouage essen­tiel de la mécanique infor­ma­tion­nelle des VADeurs, qui atten­dent d’eux qu’ils relaient et ampli­fient les infor­ma­tions qu’ils ont pu obtenir par ailleurs. C’est ain­si que dans l’affaire Wire­card, indépen­dam­ment du fond de l’affaire, la BaFin, l’équivalent alle­mand de l’AMF a porté plainte con­tre deux jour­nal­istes du FT qu’elle soupçon­nait d’avoir infor­mé cer­tains fonds de leurs décou­vertes avant paru­tion de leurs arti­cles. La ques­tion était en réal­ité prob­a­ble­ment posée à l’envers : compte tenu de la pré­ci­sion et de la vérac­ité (in fine) des infor­ma­tions relayées par les jour­nal­istes, il est net­te­ment plus prob­a­ble qu’ils aient été ali­men­tés en infor­ma­tions par les VADeurs eux-mêmes.

Sur ce point, compte tenu de la pro­tec­tion des sources accordée aux jour­nal­istes, nous ne sommes pas prêts d’en savoir plus. Mais les régu­la­teurs feraient bien de s’intéresser à la façon dont les fonds dif­fusent et trans­met­tent leurs infor­ma­tions. Les rela­tions trou­bles entre ceux qui déti­en­nent une infor­ma­tion qui vaut des mil­lions et ceux qui ont le pou­voir de la dif­fuser large­ment est très cer­taine­ment le sujet le plus litigieux du short-selling.

Arthur Devaux