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Pologne, novembre 2017 : deux semaines de désinformation intensive

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24 décembre 2017

Temps de lecture : 10 minutes
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Pologne, novembre 2017 : deux semaines de désinformation intensive

Temps de lecture : 10 minutes

[Red­if­fu­sion – arti­cle pub­lié ini­tiale­ment le 28/11/2017]

La Pologne a été particulièrement choyée par les grands médias internationaux au cours des semaines écoulées, et le traitement très particulier qui lui a été réservée ne saurait se passer d’une analyse de l’Observatoire du Journalisme. En ce qui concerne les médias français, ces semaines de désinformation sur la Pologne se sont déroulées en trois actes.

Acte I – La grande marche « fasciste / néonazie » du 11 novembre à Varsovie

La Marche de l’Indépendance du 11 novembre – Les faits

Le 11 novem­bre, jour de Fête nationale, la Pologne com­mé­more le 11 novem­bre 1918 qui, avec la fin de la Pre­mière guerre mon­di­ale, mar­qua le début de sa guerre d’indépen­dance d’abord con­tre l’Alle­magne en 1918–19 puis con­tre la Russie bolchevique de 1919 à 1921. Out­re les com­mé­mora­tions offi­cielles, les mou­ve­ments nation­al­istes organ­isent de leur côté une Marche de l’Indépendance. Jusqu’en 2009, cet événe­ment ne rassem­blait que quelques cen­taines de per­son­nes. Depuis 2010, quand cer­tains milieux liés à la gauche lib­er­taire et à l’extrême gauche antifa ont voulu inter­dire cette marche qual­i­fiée de « fas­ciste », cette man­i­fes­ta­tion attire de nom­breux patri­otes polon­ais qui ne parta­gent pas for­cé­ment les con­vic­tions poli­tiques des nation­al­istes, mais qui veu­lent ain­si mon­tr­er leur attache­ment à la patrie et, pour beau­coup, leur foi catholique. Cette année la Marche de l’Indépendance se déroulait sous le mot d’ordre « Nous voulons Dieu ». Les organ­isa­teurs de la marche ne sont ni fas­cistes ni néon­azis, mais se revendiquent nation­al­istes chré­tiens et affichent leur hos­til­ité à tous les total­i­tarismes. Ils puisent en out­re leur tra­di­tion dans la lutte des nationaux-démoc­rates polon­ais d’avant-guerre con­tre l’occupant nazi et rap­pel­lent volon­tiers les noms des nation­al­istes polon­ais – pour cer­tains des anti­sémites notoires avant la guerre – qui ont risqué ou même sac­ri­fié leur vie en ten­tant de sauver des com­pa­tri­otes juifs du géno­cide nazi. Les mou­ve­ments nation­al­istes polon­ais d’aujourd’hui rejet­tent l’antisémitisme des nationaux-démoc­rates d’avant-guerre.

Provocation d’un groupuscule

Sur un nom­bre total de man­i­fes­tants com­pris entre 60 000 (esti­ma­tion de la police) et 125 000 per­son­nes (esti­ma­tion des organ­isa­teurs), entre une cinquan­taine et une cen­taine de mem­bres de petits groupes ultra-nation­al­istes, non liés aux organ­isa­teurs, ont marché avec deux ban­deroles por­tant les inscrip­tions suiv­antes : « Europe blanche de peu­ples frères » sur la pre­mière et « Sang pur, esprit lucide » / « L’Europe sera blanche ou elle sera déserte » sur la deux­ième ban­de­role. Ils ont pris soin de se faire repér­er par les caméras de télévi­sion en ralen­tis­sant le cortège pour faire le vide devant eux. Le film du pas­sage de la marche tourné par la caméra de TV Lib­ertés et du Viseg­rád Post per­met de con­stater qu’en 39 min­utes de pas­sage de la man­i­fes­ta­tion, il n’y a que ces deux ban­deroles que l’on peut qual­i­fi­er de racistes et qui peu­vent être appar­en­tées à une idéolo­gie de style fas­ciste ou néon­azie. On aperce­vait par con­tre à la marche une pro­fu­sion de sym­bol­es de la lutte con­tre l’occupant nazi, et notam­ment les sym­bol­es de l’Insurrection de Varso­vie d’août-septembre 1944 (quelque 200 000 Polon­ais tués par les Alle­mands en deux mois, dont env­i­ron un dix­ième de combattants).

Deux­ième couac le lun­di 13 novem­bre au matin : le site de l’hebdomadaire con­ser­va­teur Do Rzeczy pub­li­ait une inter­view avec le porte-parole d’une des deux prin­ci­pales organ­i­sa­tions nation­al­istes à l’origine de la Marche de l’Indépendance, Mateusz Pławs­ki, qui défendait ces ban­deroles en expli­quant que son organ­i­sa­tion n’était pas raciste mais pour un « séparatisme » des races, chaque eth­nie devant rester sur son con­ti­nent. Ce porte-parole de l’organisation Jeunesse pan-polon­aise (Młodzież Wszech­pol­s­ka) a été limogé dans la journée de son poste et les dirigeants de cette organ­i­sa­tion ain­si que du comité organ­isa­teur de la Marche de l’Indépendance ont con­damné à la fois les ban­deroles racistes et les pro­pos tenus par Mateusz Pławs­ki. Les nation­al­istes ont red­it leur posi­tion offi­cielle qui est que l’identité polon­aise est une notion cul­turelle et non pas raciale. Les organ­isa­teurs se sont engagés à mieux fil­tr­er l’année prochaine les ban­deroles amenées à la marche de l’Indépendance et à expulser les groupes qui brandiront ou proféreront des slo­gans racistes ou fas­cistes. Les ban­deroles et slo­gans à car­ac­tère racial ont égale­ment été con­damnés par le prési­dent Andrzej Duda, la pre­mière min­istre Bea­ta Szy­dło, plusieurs min­istres, le prési­dent de la Con­férence des Évêques, etc. etc. L’incitation à la haine raciale et l’apologie des idéolo­gies total­i­taires (com­mu­nisme com­pris) étant un délit en Pologne, le par­quet a ouvert une enquête pour iden­ti­fi­er et pour­suiv­re les per­son­nes qui bran­dis­saient ces slogans.

Autre inci­dent créé par un groupe de femmes de l’organisation Oby­wa­tele RP, qui se spé­cialise dans les ten­ta­tives de blocage des man­i­fes­ta­tions à sen­si­bil­ité de droite (telles les com­mé­mora­tions men­su­elles de la cat­a­stro­phe de Smolen­sk) : elles se sont intro­duites dans la man­i­fes­ta­tion et se sont couchées en tra­vers de son pas­sage en cri­ant des slo­gans antifas­cistes et en résis­tant aux ten­ta­tives des par­tic­i­pants de la marche pour les dégager de la chaussée. Si les grands médias de gauche ont affir­mé que les con­tre-man­i­fes­tantes avaient été insultées et frap­pées, le film mis en ligne par Oby­wa­tele RP et repris par exem­ple sur le site du jour­nal libéral-lib­er­taire (très anti-PiS et très anti-nation­al­iste) Gaze­ta Wybor­cza (sous le titre « Les femmes frap­pées à coups de pieds et insultées à la Marche de l’Indépendance protes­taient con­tre le fas­cisme ») ne per­met de con­firmer que les insultes qui ont fusé de part et d’autres. Cer­tains jeunes man­i­fes­tants nation­al­istes ont bien ten­té de met­tre quelques coups de pieds à ces femmes, mais un cor­don de man­i­fes­tants s’est immé­di­ate­ment for­mé pour les pro­téger de toute agres­sion physique. Une des femmes d’Obywatele RP appa­raît comme ayant per­du con­nais­sance, mais l’on ne voit aucun coup précéder cette sit­u­a­tion et elle est immé­di­ate­ment sec­ou­rue par des par­tic­i­pants à la Marche de l’Indépendance avant l’arrivée d’une équipe de secouristes.

La couverture médiatique de la marche

Dès le 10 novem­bre, des jour­naux comme le Bri­tan­nique The Inde­pen­dant et le Russe Sput­nik titrait sur une marche de fas­cistes, d’extrême droite, avec un dis­cours de haine. On notera au pas­sage que le média russe appar­tient à l’État et que le média bri­tan­nique appar­tient au Russe Alexan­dre Lebe­dev, ancien mem­bre du KGB comme Vladimir Pou­tine. En Russie non plus, en tout cas dans les cer­cles dirigeants, le patri­o­tisme polon­ais n’est pas bien vu. Mais d’autres grands médias inter­na­tionaux ont adop­té le même dis­cours, tel le Dai­ly Mail évo­quant la venue de « dizaines de mil­liers de fas­cistes » pour pren­dre l’exemple d’un autre jour­nal bri­tan­nique. Ensuite, à par­tir du 11 novem­bre, les médias inter­na­tionaux ont repris l’image des deux ban­deroles sur une Europe blanche pour pro­jeter ce slo­gan sur l’ensemble des man­i­fes­tants et par­ler de 60 000 fas­cistes / néon­azis / supré­macistes blancs. Pour don­ner du poids à ces lour­des accu­sa­tions, cer­tains n’ont pas hésité à pub­li­er des pho­tos provenant d’ailleurs en affir­mant qu’il s’agissait d’une ban­de­role vue à la Marche de l’Indépendance du 11 novem­bre à Varso­vie. C’est ce qu’a fait CNN avec la pho­to d’une ban­de­role sus­pendue à un pont deux ans plus tôt dans une autre ville de Pologne, où l’on pou­vait lire « Priez pour un Holo­causte islamique ». CNN a ensuite pub­lié un erra­tum, mais une mul­ti­tude de médias avaient déjà fait cir­culer ce fake news sans for­cé­ment cor­riger ensuite leur erreur, puisqu’ils citaient CNN ou un autre média ayant relayé la fausse nou­velle avant eux.

Le jour­nal Le Monde a pré­ten­du, con­tre toute évi­dence, que « à l’unisson, les man­i­fes­tants ont scan­dé des slo­gans appelant à la vio­lence et à la xéno­pho­bie, tels que : ‘La Pologne pure, la Pologne blanche’Libéra­tion a affir­mé qu’il y avait 30 % d’extrémistes à la man­i­fes­ta­tion. Sa source ? « Un témoin cité par l’AFP ». Pour RFI, « les slo­gans étaient ouverte­ment anti-européens, anti-libéraux et islam­o­phobes ». Exem­ple don­né par RFI (et vu/entendu par le cor­re­spon­dant de l’Observatoire du jour­nal­isme) : « Pas de Pologne islamiste, pas de Pologne laïque, mais une Pologne catholique ». L’exemple est vrai, mais il ne con­firme pas la thèse avancée par RFI, car en quoi une Pologne catholique et non islamiste est-elle anti-européenne et islam­o­phobe ? Les titres angois­sants se sont suc­cédés les jours suiv­ants pen­dant ces Semaines de la Pologne dans les médias, à l’exemple du Figaro qui titrait le 19 novem­bre : « La Pologne s’interroge sur les démons de l’extrémisme et de la xéno­pho­bie ».

Acte II – Le “débat” sur la Pologne du 15 novembre au Parlement européen

Les poli­tiques se sont joints aux accu­sa­tions, tel Jesse Lehrich, con­seiller de Hillary Clin­ton pour les ques­tions inter­na­tionales pen­dant la dernière cam­pagne prési­den­tielle, qui a pub­lié le 11 novem­bre au soir le tweet : «60 000 nazis ont marché sur Varso­vie aujourd’hui », en ajoutant que les ban­deroles de la man­i­fes­tions por­taient les slo­gans : « Sang pur », « L’Europe sera blanche », et « Priez pour un Holo­causte islamique », avec comme source un arti­cle du Wall Street Jour­nal. Le fake news cir­cu­lait déjà. Lors du débat sur la Pologne le 15 novem­bre au Par­lement européen, le chef de file des Libéraux, l’ancien pre­mier min­istre belge Guy Ver­hof­s­tadt, a lui aus­si par­lé de « 60 000 fas­cistes dans les rues de Varso­vie, des néo-nazis, des supré­macistes blancs (…) à Varso­vie, en Pologne, à env­i­ron 300 km d’Auschwitz et Birke­nau». Cela lui vaut d’ailleurs, et c’est assez comique, d’être attaqué en diffama­tion par un patri­ote polon­ais noir (de père nigéri­an) et hand­i­capé de nais­sance qui était à la man­i­fes­ta­tion pour la qua­trième année con­séc­u­tive et qui n’accepte pas d’être qual­i­fié de néo-nazi et de supré­maciste blanc. La réso­lu­tion adop­tée le 15 novem­bre par le Par­lement européen demande au gou­verne­ment polon­ais, entre autres choses très var­iées, de «con­damn­er fer­me­ment la marche xéno­phobe et raciste qui a eu lieu à Varso­vie le same­di le 11 novem­bre 2017». Ceci alors que le gou­verne­ment polon­ais avait déjà con­damné fer­me­ment les slo­gans racistes et qu’une enquête est ouverte. Pourquoi donc devrait-il con­damn­er la man­i­fes­ta­tion patri­o­tique elle-même ? Tout sim­ple­ment parce que les médias l’ont décrite comme une grande marche fas­ciste. Ils ont ensuite large­ment cou­vert la ques­tion de la réso­lu­tion du Par­lement européen con­damnant la Pologne dont ils avaient eux-même facil­ité l’adoption par leur cam­pagne antipolon­aise. Sur ce «débat» du 15 novem­bre, tout est résumé par l’intervention du député du PiS Ryszard Legutko devant le Par­lement européen (ici avec un sous-titrage en français), juste avant celle où Ver­hof­s­tad a traité des dizaines de mil­liers de patri­otes polon­ais de fas­cistes, de nazis et de supré­macistes blanc.

Acte III – La visite d’État de la première ministre Beata Szydło à Paris

Pour clore ces semaines de dés­in­for­ma­tion sur la Pologne dans les médias, la vis­ite d’État de la pre­mière min­istre polon­aise Bea­ta Szy­dło à Paris et sa ren­con­tre avec le prési­dent français Emmanuel Macron, avec con­férence de presse com­mune et poignée de main à l’issue des dis­cus­sions au som­met, a fait l’objet d’une cou­ver­ture médi­a­tique en Pologne mais a été com­plète­ment passée sous silence par les médias français. Après les amal­games, les manip­u­la­tions et les fake news, nous avons donc eu droit au men­songe par omis­sion face à un événe­ment qui aurait pu don­ner une image sans doute trop « nor­male » de la Pologne gou­vernée par les chré­tiens-démoc­rates con­ser­va­teurs du par­ti Droit et Jus­tice (PiS).

Crédit pho­to : DR