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Médias d’opinion : Drôle de Grain à moudre

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8 novembre 2017

Temps de lecture : 8 minutes
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Médias d’opinion : Drôle de Grain à moudre

Temps de lecture : 8 minutes

L’émission Du grain à moudre existe sur France Culture depuis plus de dix ans. C’est une émission de débats sur des sujets d’actualité. Inégale et orientée comme le sont la majeure partie des émissions de la radio publique. Il est arrivé à cette émission de ne pas manquer d’intérêt, selon les invités. Un intérêt que l’auditeur espérait lors de l’émission du 20 octobre 2017 consacrée à cette question : « Y a‑t-il vraiment besoin de nouveaux médias d’opinion ? »

« Le club des idées du Grain »

Le ven­dre­di, le Grain actuelle­ment présen­té par Hervé Gardette se pro­pose de moudre des idées. Pour finir la semaine dans la lignée de l’attendu de l’émission, tel qu’annoncé sur le site de France Cul­ture : « Du lun­di au ven­dre­di, Hervé Gardette invite les meilleurs experts et penseurs à débat­tre des sujets du moment, appréhendés sous des angles tou­jours sur­prenants. L’actualité telle que vous ne l’aviez peut-être pas encore envis­agée… ». Pre­mière sur­prise, en effet : l’intitulé de la ques­tion du jour. Une ques­tion dont le « vrai­ment » peut son­ner étrange­ment à l’oreille de l’auditeur. Deman­der s’il y a « vrai­ment » besoin de nou­veaux médias d’opinion n’est pas la même chose que de sim­ple­ment deman­der s’il y a « besoin de nou­veaux médias d’opinion ». Dans le sec­ond cas, l’on inter­roge la néces­sité ou pas de nou­veaux médias don­nant des grilles de lec­ture de l’actualité autres que factuelles. Dans le pre­mier cas, le sous-enten­du est clair : il y a déjà telle­ment de médias d’opinion, alors pourquoi encore des nou­veaux ? Dans une démoc­ra­tie et a for­tiori lors d’une émis­sion con­sacrée au débat d’idées, n’est-il pas évi­dent que la réponse à une telle ques­tion ne peut être que « oui » ? Il ne peut que y avoir besoin de nou­veaux médias d’opinions. Sinon, quoi ? Sans doute mal posée, la ques­tion de ce Grain à moudre du 20 octo­bre ne le serait-elle pas du fait que les médias d’opinion actuels, dont les antennes de Radio France, se pensent « vrai­ment » comme n’ayant pas besoin d’autres médias d’opinion face à eux ?

Quel grain à moudre ce soir-là ?

Sous la houlette d’Hervé Gardette, les invités du soir sont Aude Lancelin, Brice Cou­turi­er et Syl­vain Bourmeau. Ce sont de vieux habitués de l’émission. La ques­tion de la néces­sité ou non de nou­veaux médias d’opinion sem­blant induire celle de points de vue diver­si­fiés, l’auditeur s’attend à ce que cette diver­sité soit représen­tée dans le stu­dio. C’est d’une cer­taine manière le cas : les invités représen­tent une diver­sité de points de vue au sein de la gauche intel­lectuelle et poli­tique. Diver­sité dans l’entre soi en somme. Le par­cours des uns et des autres ressem­ble à une typolo­gie de la presse de gauche sociale libérale et/ou de gauche rad­i­cale. Syl­vain Bourmeau a offi­cié aux Inrock­upt­ibles, à Libéra­tion, Radio France et a par­ticipé à la créa­tion de Médi­a­part. Il s’apprête à lancer, en jan­vi­er 2018, un nou­veau média en ligne, AOC. Seules de mau­vais­es langues affirmeront que sa présence dans le stu­dio est pro­mo­tion­nelle. Aude Lancelin, com­pagne d’une des fig­ures de proue de la gauche rad­i­cale, de Nuit Debout et du Monde Diplo­ma­tique, a tra­vail­lé pour Le Nou­v­el Obs, dont elle aurait été licen­ciée car trop à gauche, France 3, I‑Télé, Canal +, et Mar­i­anne. Hervé Gardette a par­ticipé à la créa­tion du Mouv’, a longtemps présen­té le Jour­nal de 8 h de France Cul­ture, créé La Grande Table et pro­duit donc main­tenant Du Grain à moudre. Il est aus­si le respon­s­able mul­ti­mé­dia de France Cul­ture. Brice Cou­turi­er est (un peu) le grain de sable : son par­cours est du même ordre (Autrement, Radio Nova, Globe, L’Événe­ment du Jeu­di, Le Monde des Débats, France Cul­ture et ses Matins entre autres) mais il a poussé d’autres portes, dont celles de Causeur ou du Meilleur des Mon­des, médias cri­tiques des posi­tions cul­turelles et socié­tales des gauch­es en général. Il porte ain­si une voix un peu dif­férente, et ce fut le cas lors de ce Grain à Moudre con­sacré à l’opportunité ou pas de la nais­sance de nou­veaux médias d’opinion. Il n’empêche que les promess­es de l’émission n’ont pas été tenues.

Pourtant il y avait bien une promesse en ce 20 octobre 2017 !

Celle-ci, avec la voix d’Hervé Gardette : « Le Média, AOC, L’in­cor­rect : pourquoi de nou­veaux médias d’opinion appa­rais­sent actuelle­ment ? Cer­taines opin­ions ne trou­vent-elles pas encore leur place dans la presse poli­tique clas­sique ou bien est-ce lié à une sus­pi­cion à l’égard de la presse d’aujourd’hui ? ». Puis : « On la dis­ait mori­bonde. Elle ne cesse de se réin­ven­ter. La presse bruisse ces temps-ci de nou­veaux pro­jets édi­to­ri­aux, lesquels sem­blent répon­dre à une forte attente si l’on en juge par le suc­cès de la cam­pagne de finance­ment par­tic­i­patif d’Ebdo, nou­veau mag­a­zine papi­er prévu pour début 2018. Dans cette effer­ves­cence, les médias d’opinion occu­pent une place de choix. La ren­trée a vu appa­raître un nou­veau men­su­el, L’incorrect, ouverte­ment posi­tion­né à droite. En jan­vi­er, Le Média, un pure play­er imag­iné par des proches de Jean-Luc Mélen­chon pro­posera un JT quo­ti­di­en. C’est aus­si en jan­vi­er que le site AOC doit être lancé, sur le mod­èle des pages débats des quo­ti­di­ens. On ne peut que se réjouir de voir de nou­veaux titres appa­raitre. Mais on peut aus­si se deman­der pourquoi main­tenant. Est-ce parce que cer­taines opin­ions ont du mal à trou­ver leur place dans la presse clas­sique qu’il devient néces­saire de leur inven­ter de nou­veaux espaces ? Mais n’est-ce pas con­tra­dic­toire avec la cri­tique adressée aux jour­nal­istes, à qui il est reproché de nég­liger les faits au prof­it des com­men­taires ? » Tout cela est donc dis­cuté par les trois invités et leur hôte mais… à aucun moment il n’est ques­tion du seul nou­veau média n’étant pas claire­ment de gauche, L’Incorrect. Un mag­a­zine men­su­el qui est même claire­ment très à droite. Excep­té lors de la présen­ta­tion, pas un mot n’a été dit de ce magazine.

Mais alors de quoi a‑t-on parlé ?

Excep­té cer­tains moments dus à Brice Cou­turi­er, ce Grain à moudre a surtout par­lé de presse et d’idées de gauche entre jour­nal­istes et per­son­nes de gauche. Dans le désor­dre, les sujets abor­dés : la cri­tique faite aux jour­nal­istes de nég­liger les faits au prof­it des com­men­taires, le poids des groupes du CAC 40 dans la presse, du fait que les opin­ions de gauche, selon Aude Lancelin, n’auraient pas le droit de cité dans les grands médias (sic !), la néces­sité de débats d’idées (« surtout à gauche, car c’est surtout la gauche intel­lectuelle qui est en crise », dix­it Aude Lancelin), l’importance de la mon­tée du pop­ulisme anti poli­tique et anti médias « insti­tu­tion­nels » (Brice Cou­turi­er), du fait que toutes les opin­ions s’exprimeraient en France (Syl­vain Bourmeau)… Un moment de léger accrochage quand Brice Cou­turi­er sig­nale que la soci­olo­gie du méti­er de jour­nal­iste est très à gauche et « don­neuse de leçon », ce qu’Aude Lancelin et Syl­vain Bourmeau con­tes­tent. Aude Lancelin pen­sant quant à elle que la presse est… à droite. Con­fu­sion fréquente entre libéral­isme économique et « droite ». Pour Aude Lancelin, que les jour­nal­istes soient à gauche est « une représen­ta­tion ». Ce qui est inter­dit ? « Trou­ver des qual­ités à Jean-Luc Mélen­chon », autrement dit « être ant­i­cap­i­tal­iste ». Selon elle, les jour­nal­istes de gauche auraient été « éradiqués ». Ce qu’il faut au fond c’est plus de gauche dans les médias, sinon….

« Sinon, on y arrivera pas »

Pas un mot sur la presse de droite, pas un mot sur la for­ma­tion des jour­nal­istes, sur la pen­sée unique qui règne dans les écoles de jour­nal­isme, sur le fait que toute idée qui n’est pas de gauche est dans les médias insti­tu­tion­nels con­sid­érée comme illégitime a pri­ori, pas un mot sur le mode de survie des médias par les sub­ven­tions d’État… Le plus éton­nant dans cette émis­sion ? Les inter­venants ne se ren­dent à aucun moment compte que le fait même de cette émis­sion, de ce qui y est dit et par qui, accrédite cet autre fait : les médias « insti­tu­tion­nels » sont un entre soi. Le moment le plus clair à ce pro­pos se situe vers la moitié de l’émission, quand Syl­vain Bourmeau expose que le rôle du jour­nal­isme n’est pas de dire que « ce que dit madame Le Pen est faux » mais de démon­ter la manière dont le dis­cours lui per­me­t­tant de dire ce qu’elle dit est con­stru­it. D’aller à la racine du mal, « sinon, on y arrivera pas » (à bat­tre le Front Nation­al) dit Bourmeau. Autrement dit, cette émis­sion s’interrogeant sur la néces­sité ou non de nou­veaux médias d’opinion, qui oublie de don­ner la parole à un jour­nal­iste dit de droite, porte finale­ment sur la manière dont les jour­nal­istes insti­tu­tion­nels doivent com­bat­tre cer­taines idées poli­tiques et sur le rôle que doivent jouer de nou­veaux médias dans ce com­bat. Com­ment de nou­veaux médias d’opinion pour­raient-ils être con­sid­érés comme légitimes quand la presse « insti­tu­tion­nelle » définit toute pen­sée autre que de gauche comme étant du domaine du délit d’opinion (droiti­er ou lep­éniste, en l’occurrence) ? N’est-ce pas aus­si pour cela que la France est « si basse dans le classe­ment de la lib­erté de la presse » ? Posi­tion qui est pour Aude Lancelin seule­ment liée au poids des grands groupes « cap­i­tal­istes ». Il n’empêche… ces opin­ions s’expriment sur la radio d’État à une heure de grande écoute. Qu’en est-il des opin­ions qui ne sont pas de gauche ?