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Orbanophobie : Le Monde s’essaie à l’économie

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15 octobre 2022

Temps de lecture : 7 minutes
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Orbanophobie : Le Monde s’essaie à l’économie

Temps de lecture : 7 minutes

Notre grand quotidien du soir n’en est pas à sa première saillie contre le dirigeant magyar. Le Monde a habitué ses lecteurs à des laïus poussifs dépeignant un Viktor Orbán corrompu, autoritaire, xénophobe et poutinophile. Il est en revanche moins courant que le quotidien s’attaque à la Hongrie sur le terrain économique. C’est à cet exercice que s’est livrée Marie Charrel dans un article intitulé « Comment le nationaliste Viktor Orbán a mis l’économie de la Hongrie sous sa coupe » paru le 6 octobre.

Une approche à saluer !

Avant de taper à bras rac­cour­cis sur Orbán, Marie Char­rel touche de près le mys­tère Orbán en met­tant une once de pro­fondeur his­torique dans son pro­pos. Chose immen­sé­ment rare dans le lumpen-jour­nal­isme actuel : une place est accordée dans cet arti­cle aux caus­es d’un phénomène. En l’occurrence, aux caus­es des suc­cès élec­toraux d’Orbán depuis 2010 (qua­tre vic­toires con­séc­u­tives avec à chaque fois une majorité con­sti­tu­tion­nelle au Par­lement, la dernière, en avril 2022, étant la plus écras­ante).

Marie Char­rel évoque en effet la péri­ode antérieure à 2010, les pri­vati­sa­tions à marche for­cée dans les années 1990, les plaies encore ouvertes de la crise de 2008 ; en bref, elle dresse briève­ment ce que le lecteur com­prend comme étant les con­di­tions objec­tives du retour au pour­voir d’Orbán en 2010. Elle vise juste, en ce qu’il est impos­si­ble de com­pren­dre le suc­cès du dirigeant hon­grois sans s’intéresser aux spé­ci­ficités économiques et sociales de la Hon­grie post-com­mu­niste et au cuisant échec des poli­tiques socia­lo-libérales des années 2000.

On croit d’ailleurs rêver en lisant dans l’article un début d’éloge à la poli­tique économique d’Orbán : « il chas­se le FMI et ses cures d’austérité. Son gou­verne­ment lance une poli­tique de sou­tien non ortho­doxe à l’économie. Il aide les ménages à rem­bours­er leurs crédits, restruc­ture la dette publique, aujourd’hui majori­taire­ment détenue en flor­ints plutôt qu’en devis­es étrangères. Par ailleurs, il réduit la dépen­dance exces­sive aux investisse­ments extérieurs – la part des cap­i­taux étrangers dans les ban­ques passe ain­si de plus de 85 % à 55 % en 2015 […] »

Trop beau pour être vrai

Cette ten­ta­tive de remise en per­spec­tive his­torique du phénomène Orbán ne dure pas. Très vite, la jour­nal­iste revient aux fon­da­men­taux du Monde et sort la bat­terie d’anathèmes éculés qu’il con­vient de jeter sur la Hon­grie : « pro-russe », « com­bat vio­lent con­tre l’immigration », « chas­se aux inac­t­ifs », etc…

Le ton de son écri­t­ure change et vise à entour­er le chef du gou­verne­ment hon­grois d’une aura malé­fique et néfaste à son peu­ple. Que ce dernier l’ait recon­duit large­ment à plusieurs repris­es n’y change rien. La Hon­grie était certes dans un piteux état en 2010, mais ce que fait Orbán depuis débouche sur bien pire selon Marie Char­rel. À lire cet arti­cle du Monde, mal­gré sa pre­mière par­tie orig­i­nale, on voit appa­raître l’image de la Hon­grie que le camp du Bien se plait à véhiculer : som­bre et nation­al­iste, vio­lente et cor­rompue, alliée de Pou­tine, impi­toy­able envers les pau­vres et les migrants. Un tableau que Marie Char­rel dresse avec les procédés habituels.

Les fameux « experts indépendants »

Une rib­am­belle d’« experts indépen­dants », con­vo­quée pour l’occasion, s’emploie à salir comme il se doit la Hon­grie de Vik­tor Orbán. Tout d’abord, Dominik Owczarek de l’Institut des Affaires publiques basé à Varso­vie, présen­té comme un « cer­cle de réflex­ion indépen­dant ». Un cer­cle telle­ment indépen­dant que ses travaux sont pro­mus par le média POLITICO, con­stant dans les charges qu’il porte à la Hon­grie, ou encore par la Carnegie Europe, branche européenne de la Fon­da­tion Carnegie dont les liens avec divers­es couch­es de l’État pro­fond US sont avérés.

Vient ensuite un cer­tain Joachim Beck­er, écon­o­miste à l’Université de Vienne, qui dans un style par­faite­ment neu­tre et académique, de manière sour­cée et s’appuyant sur un tra­vail de recherche qu’on imag­ine métic­uleux et pro­fes­sion­nel, lance : « Le Fidesz a for­mé autour de lui un petit groupe de cap­i­tal­istes proches du gou­verne­ment, tout en menant une poli­tique très anti­syn­di­cale. » Rien d’étonnant lorsqu’on sait que Beck­er par­ticipe au média Left­East, de gauche bien évidem­ment, et agi­tant au prof­it des intérêts occi­den­taux tout ce qui peut l’être dans les pays post-soviétiques.

Le meilleur pour la fin : Thier­ry Chopin, « con­seiller spé­cial de l’Institut Jacques Delors », un poli­to­logue bien instal­lé au sein des chapelles de l’européisme brux­el­lois et ne cachant pas son aver­sion envers tous les dis­cours scep­tiques sur l’Union européenne. L’Institut Jacques Delors est depuis 2016 dirigé par Enri­co Let­ta, ancien Prési­dent du Con­seil des min­istres d’Italie (2013–2014) et actuel Secré­taire du Par­ti démoc­rate ital­ien. Un homme con­nu pour qual­i­fi­er d’extrême droite tout ce qui ne cor­re­spond pas à sa vision de l’Europe — une atti­tude que les Ital­iens n’ont pas man­qué de sanc­tion­ner dans les urnes le 25 sep­tem­bre dernier.

Le Monde défend les petites gens

Ne rec­u­lant devant aucune con­tra­dic­tion, Le Monde n’a pas de mal à faire appel aux défenseurs les plus fer­vents d’un européisme peu soucieux de la ques­tion sociale pour quelques lignes plus loin s’alarmer du creuse­ment des iné­gal­ités en Hongrie.

Pour ce faire, Le Monde s’appuie sur le célèbre Thomas Piket­ty, qui, dans une étude qu’il a co-signée, fait état du prob­lème des iné­gal­ités en Hon­grie : « La part du revenu nation­al détenue par les 50% les plus pau­vres est ain­si tombée de 23,1%, en 2010, à 22%, en 2020. Dans le même temps, celle des 50% les plus rich­es a gon­flé de 11,4% à 12,3%. Le fos­sé est plus frap­pant encore en matière de pat­ri­moine : la part des 50% des Hon­grois les moins for­tunés est passée de 4,7% à 3,9% depuis 2010, tan­dis que celle des 1 % les plus aisés, à savoir les proches de M. Orban monop­o­lisant le pou­voir économique, a bon­di de 24,8% à 33,5%. »

Des chiffres que l’on peut certes déplor­er mais qui ne mon­trent en rien un change­ment pro­fond sur le ter­rain des iné­gal­ités. D’ailleurs, Marie Car­rel se garde bien de men­tion­ner que dans d’autres pays de l’UE, ces iné­gal­ités sont bien plus mar­quées, alors qu’elle ignore un autre aspect mis en lumière par Piket­ty, celui du trans­fert des cap­i­taux au sein du marché européen. En effet, l’économiste français est aus­si con­nu pour avoir mis en lumière un phénomène de pertes sèch­es pour les pays dits « périphériques » en matière de mou­ve­ments de cap­i­taux. En bon français : le vol­ume des cap­i­taux entrants en Hon­grie est moins impor­tant que celui des cap­i­taux sor­tants du pays, ce qui vient faire explos­er en plein vol le mythe selon lequel les Occi­den­taux feraient œuvre de générosité dés­in­téressée lorsqu’ils déci­dent d’investir en Hon­grie ou de pour­voir ce pays en fonds européens.

Aucune atten­tion n’est par ailleurs accordée à d’autres aspects du bilan économique et social d’Orbán, que même cer­tains médias d’opposition hon­grois sont bien oblig­és de recon­naître : la poli­tique de tar­i­fi­ca­tion des prix de l’énergie très favor­able aux ménages mod­estes, un bilan incon­stat­able en ter­mes de taux de chô­mage, ou encore des mesures de crise favorisant les couch­es les moins aisées (un fait récem­ment recon­nu par le Fonds moné­taire inter­na­tion­al, pour­tant d’ordinaire peu ten­dre avec la Hongrie).

Marie Charrel aurait-elle pu mieux faire ?

Tout compte fait, l’article de Marie Char­rel apporte peu à la com­préhen­sion de l’économie hon­groise, excep­tion faite de quelques remar­ques his­toriques per­ti­nentes et peu répan­dues dans la presse française. Il y aurait pour­tant énor­mé­ment à dire sur cette petite économie encore mar­quée par son passé social­iste et les trau­ma­tismes des années 1990 : le manque de cul­ture de l’entreprise, des réflex­es féo­daux bien ancrés ne datant pas d’Orbán, la forte dépen­dance aux investisse­ments directs étrangers, la cap­ta­tion des cerveaux par les économies d’Europe de l’Ouest, la ques­tion démo­graphique, le casse-tête des appro­vi­sion­nements énergé­tiques dû à une posi­tion géo­graphique fort peu favor­able, etc.

Est-ce trop deman­der à une jour­nal­iste du Monde ? Ou plutôt à une roman­cière-jour­nal­iste. À notre con­nais­sance, Marie Char­rel ne dis­pose d’aucune spé­cial­i­sa­tion en économie ou d’affinités par­ti­c­ulières avec l’Europe cen­trale et ori­en­tale, ce qui est le cas de beau­coup de jour­nal­istes occi­den­taux écrivant sur cette région. Auteure de plusieurs romans, elle suit pour­tant la poli­tique moné­taire inter­na­tionale et l’économie européenne pour Le Monde depuis 2013. Un mélange des gen­res qui laisse assez pan­tois, et un résul­tat peu convaincant.

Pour com­pren­dre les clés du phénomène Orbán : Paru­tion de notre ouvrage : « Vik­tor Orbán, douze ans au pouvoir »