Première diffusion le 24 avril 2023
Mensuel de qualité, Le Monde Diplomatique ne ménage pas ses confrères et la « bienpensance » de son propre camp. Aujourd’hui, ce journal très marqué à gauche est mis en cause pour sa gestion sociale par Libération — atlantiste grand teint – qui se réjouit de certaines tensions au sein du mensuel.
Un changement de tête pas anodin
L’Ojim se faisait l’écho du remplacement du directeur du journal Serge Halimi au début de l’année 2023. Après quinze années passées à la tête du journal, l’éditorialiste de talent laissait la place à Benoît Bréville ; un changement de tête prévu puisqu’en 2019, lors de son élection à la tête du journal, Halimi avait prévenu qu’il n’irait pas au bout des six ans de mandat.
En effet, au Diplo, le directeur est élu par les travailleurs, système original et démocratique qui comporte néanmoins son lot de désavantages au premier rang desquels la campagne électorale permanente que peut devenir le lieu de travail. Le directeur étant aussi à la manœuvre pour les embauches, une certaine ambiguïté peut naître d’un tel système.
À ce changement de tête, se sont ajoutées plusieurs modifications dans l’ours du journal, une sorte de jeu de chaises musicales inaudible pour quiconque n’est pas dans le sérail.
2022 : la guerre des CDD
Derrière ces changements hiérarchiques et d’étiquette se trouve un conflit social au cœur de la rédaction. Il s’agit d’une brouille qui aurait commencé en 2021 avec un journaliste, Jean-Michel Dumay qui a enchaîné quelques 19 CDD… Ce dernier avait demandé de paraître dans l’ours comme chef d’édition ce qui lui a été refusé, car n’étant pas en CDI. Une rigidité de la direction qui serait le fait d’une équipe restreinte composée de Serge Halimi et son entourage, notamment de Pierre Rimbert.
Dans une rédaction d’une trentaine de personnes et d’une centaine de pigistes, la bataille s’est matérialisée par des courriers dans lesquels les différents acteurs se renvoient des arguments. Loin des barricades donc mais avec en toile de fonds une lutte d’influence syndicale. En effet, si les élus du personnel sont tous à la CGT, la CFDT est venue pointer le bout de son nez pour défendre une partie des travailleurs…
Un cas de harcèlement ?
Rebondissement inattendu dans ce conflit, un salarié proche d’Halimi a accusé un élu du personnel qui prenait la défense de Jean-Michel Dumay (l’homme aux 19 CDD) de harcèlement moral et sexuel. Dès lors la défense du salarié a pris un coup… Le salarié représentant du personnel visé par les faits de harcèlement a été licencié avec validation de l’inspection du travail (il avait le statut de salarié protégé). Il s’agissait là du premier licenciement depuis la fondation du journal en 1954 ! En octobre 2022, la démission annoncée d’Halimi n’a pas vraiment calmé les esprits. Bréville était son successeur désigné… Désigné certes, mais tout de même élu avec 22 voix sur 30.
Lutte des classes au pays des soviets ou règlement de comptes par jalousie ?
Cette guerre interne au sein d’un titre de grande qualité, a au moins fait un heureux : Libération. Le journal a pu se délecter des déboires de ce voisin peu conciliant et plus indépendant. Un règlement de comptes qui peut s’expliquer aussi par le ressentiment à l’endroit de Pierre Rimbert, bras droit d’Halimi et ancien de Libé qui avait publié en 2005 un ouvrage piquant au titre évocateur de : Libération : de Sartre à Rothschild.
L’article de Libération est d’ailleurs le seul papier dans la presse grand public à évoquer cette affaire. Libé y décrit avec plaisir un système hiérarchique avec une aristocratie éditoriale composée d’une trentaine de CDI et d’un prolétariat pigiste d’une centaine de personnes. Les salaires des CDI, estimés à 5 000 euros brut en moyenne ainsi que les trois mois de congés sont par ailleurs vivement reprochés au Diplo (alors que Libé se montre d’ordinaire hostile aux bas salaires) tout comme la redistribution d’une partie des bénéfices aux travailleurs. Ainsi, un bonus annuel de plus de 15 000 euros par salarié.
Le journaliste de Libération à l’origine du papier, un certain Adrien Franque, est un adepte de la critique des collègues, surtout quand ils gagnent plus que lui. Son papier sur Laurence Ferrari en 2021 en était déjà une illustration. On passera ici sur les méthodes hasardeuses du journaliste qui fait dire à « certains adorateurs déçus » que le Diplo serait un « phalanstère » et « une secte ». Enfin lorsque le journaliste estime que 80 % du journal est écrit par des pigistes, il oublie d’expliquer que parmi ces pigistes figurent de nombreux universitaires et des personnalités qui gagnent leur vie en dehors du journal.
Le succès génère des inimitiés…
Le Monde Diplomatique vend 180 000 exemplaires par mois et avait dégagé quelques 2,6 millions d’euros de bénéfices en 2021. L’arrivée de Serge Halimi à la tête du journal à participé d’une progression constante et la ligne originale, rigoureuse et sans compromission avec les autres médias fait indéniablement le succès de ce mensuel.
Propriété à 51 % du groupe Le Monde mais farouchement plus à gauche et plus indépendant, le journal a probablement connu des ratés en matière de gestion et le duo Halimi/Rimbert a peut-être fait de mauvais choix ou pris de mauvaises habitudes ce qui est presque inéluctable lorsqu’un règne dure un peu trop longtemps.
Avec sa ligne éditoriale à rebours de la gauche libérale américaine et des paresses intellectuelles qui peuvent toucher une large partie du spectre journalistique le Diplo s’est fait beaucoup d’ennemis, notamment en ne suivant pas la meute dans un atlantisme forcené.
Le titre pourrait connaître d’autres périodes de turbulences, les concurrents de la presse papier en déficit constant et financés par des oligarques comme Libération ne devraient pas lâcher le morceau. La jalousie est un sentiment corrupteur… et récurrent.