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Cédric Herrou, le passeur de clandestins à Cannes : la coqueluche des médias

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31 juillet 2018

Temps de lecture : 6 minutes
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Cédric Herrou, le passeur de clandestins à Cannes : la coqueluche des médias

Temps de lecture : 6 minutes

Red­if­fu­sion. Pre­mière dif­fu­sion le 24 mai 2018

Dès le 16 avril, Europe 1 l’annonçait : « Cédric Herrou, condamné pour avoir aidé des migrants, sera au Festival de Cannes ». La participation du passeur de clandestins au festival de Cannes sera pour lui et son réalisateur l’occasion de populariser son combat, sous l’œil plus que bienveillant d’une large frange des médias. Illustration.

Le Monde con­sacre le 19 mai une longue inter­view au passeur de clan­des­tins. L’occasion pour lui de se com­par­er à un pris­on­nier poli­tique : « Dans cette 71e édi­tion can­noise très poli­tique, Cédric Her­rou rap­pelle qu’il est un peu dans la même sit­u­a­tion que cer­tains réal­isa­teurs invités en com­péti­tion offi­cielle, mais absents car con­damnés par le pou­voir ou assignés en rési­dence. Si Libre était pro­gram­mé dans un fes­ti­val étranger, je ne pour­rais pas moi non plus me ren­dre dans ce fes­ti­val. Car je ne peux pas quit­ter le ter­ri­toire ». Et l’« agricul­teur » de se lamenter : « « A la ferme, on a eu des pertes finan­cières énormes ». « Car rien n’est organ­is­able, on ne peut rien prévoir sur la semaine. On ne sait pas com­bi­en de migrants vont arriv­er, on ne sait pas les dif­fi­cultés qu’on va avoir avec la pré­fec­ture, les gardes-à-vue. Dans ce con­texte, le film a été un sou­tien psy­chologique » ». Le réal­isa­teur rap­pelle l’activité prin­ci­pale du héros du doc­u­men­taire : « On est en train de créer un autre Office du tourisme ! ».

Figure de lutte

Le Parisien inter­viewe égale­ment Cédric Her­rou. « Cette fig­ure de la lutte en faveur des migrants mon­tera jeu­di soir les march­es du Fes­ti­val de Cannes en com­pag­nie de deux réfugiés soudanais et malien ».

Le passeur a le mérite de la sincérité. Quand le jour­nal­iste lui demande : « Cette mon­tée des march­es servi­ra-t-elle de tri­bune poli­tique comme lors de vos procès ? », il répond : « Oui, c’est comme si on mon­tait les march­es du palais de jus­tice. C’est la même mas­ca­rade, le même théâtre, avec ce côté un peu ridicule. Vous imposez des lim­ites à votre médi­ati­sa­tion ? Pas vrai­ment. On est vache­ment trans­par­ents donc il n’y a aucun jeu de rôle ». L’interview est suiv­ie sur le site du quo­ti­di­en par la bande annonce du documentaire.

Pour Téléra­ma le doc­u­men­taire Libre  est « un por­trait chaleureux de Cédric Her­rou, le petit pro­duc­teur d’olives de l’arrière-pays niçois arrêté à plusieurs repris­es et con­damné en appel (il se pour­voit en cas­sa­tion) pour avoir aidé des cen­taines de migrants à tra­vers­er la fron­tière fran­co-ital­i­enne ». Là aus­si, l’article ren­voie à la bande annonce du documentaire.

20 Min­utes relaie dans le titre de son arti­cle les pro­pos du passeur : «Rien n’a bougé pour les migrants à la fron­tière»… En séance spé­ciale avec « Libre », ils dénon­cent « l’inertie de l’État ».

« Cédric Her­rou, défenseur des réfugiés à la fron­tière fran­co-ital­i­enne » est inter­viewé  par le jour­nal­iste du quo­ti­di­en gra­tu­it : « quelle est la sit­u­a­tion actuelle ? C. H. : Il y a eu un moment un peu plus calme. Mais là, ça recom­mence. Hier encore, quinze réfugiés sont encore arrivés sur mon ter­rain. Il y en a une cinquan­taine par semaine ». De nou­veau, l’article est suivi de la mise en ligne de la bande annonce du documentaire.

Sur son site anglo­phone Euronews titre un arti­cle sur « un réal­isa­teur de doc­u­men­taire (qui) fustige la poli­tique de l’État français sur les migrants ». C.H. affirme tout de go : « L’immigration n’est pas un prob­lème dans notre val­lée ». On pour­rait mul­ti­pli­er les exem­ples du même acabit.

Publi-reportage, discours victimaire et haine de l’autorité de l’État

À la lec­ture des dif­férents arti­cles, on con­state que le jour­nal­iste s’efface au prof­it de la parole don­née au passeur et hébergeur de clan­des­tins. Les arti­cles ne sont pas une cri­tique du doc­u­men­taire ni une analyse de l’action du « passeur-agricul­teur ». On pense aux pub­li-reportages par­fois insérés dans les pages de quo­ti­di­ens ou de mag­a­zines : le jour­nal­iste est là pour « pass­er la soupe » et tout aspect cri­tique ou polémique est soigneuse­ment gommé.

Éléments de langage biaisés

Les élé­ments de lan­gage sont dans le reg­istre exclusif de la sol­i­dar­ité (défenseur des réfugiés, fig­ure de la lutte en faveur des migrants, etc.) et con­tribuent à l’édification du passeur en héros. Un héros qui ne fait pas l’unanimité dans la val­lée de la Roya, comme nous en rela­tions la cou­ver­ture médi­a­tique en novem­bre 2017. Ain­si, le passeur peut sans con­tra­dic­tion se com­par­er à un pris­on­nier poli­tique empêché de quit­ter son pays. La rai­son pour laque­lle celui qui se tar­guait d’avoir fait pass­er la fron­tière fran­co-ital­i­enne à 200 clan­des­tins a été inter­dit de quit­ter le ter­ri­toire n’est tout sim­ple­ment pas évoquée.

La tri­bune qui est offerte à C. Her­rou lui per­met égale­ment de fustiger tout ce qui peut entraver son action de mil­i­tant no bor­der : le Préfet qui porte plainte con­tre lui pour injure publique, c’est « le Préfet qui porte plainte con­tre un vendeur d’œufs ». Quand il est assigné au tri­bunal, il com­pare le Palais de jus­tice au fes­ti­val de Cannes : « C’est la même mas­ca­rade, le même théâtre, avec ce côté un peu ridicule ».

En matière d’iconographie, on est pris d’un cer­tain malaise à voir C. Her­rou arbor­er en sa com­pag­nie un migrant en chemise blanche, comme un trophée arraché à la lutte con­tre les frontières.

Car factuelle­ment, son action con­siste à aller chercher des clan­des­tins en Ital­ie et à les héberg­er, alors que ceux-ci pour­raient y dépos­er une demande d’asile pour la France ou de titre de séjour. Pas un jour­nal­iste n’intervient pour le rap­pel­er : l’Italie est une démoc­ra­tie européenne et pas une affreuse dic­tature san­guinaire. Cela leur aurait-il échappé ?

Pas un mot de C. Her­rou et des jour­nal­istes sur les ser­vices soci­aux com­plète­ment débor­dés ni sur les con­séquences sociales de l’arrivée mas­sive de clan­des­tins qui dans leur immense majorité res­teront en France. Ni sur le fait que les migrants seront ensuite dis­séminés dans des ban­lieues sou­vent en proie au chô­mage et à la délin­quance ou dans des vil­lages désertés par l’exode rur­al en rai­son de l’absence d’emploi. L’essentiel n’est-il pas que « l’immigration n’est pas un prob­lème dans notre val­lée » de la Roya, comme C. Her­rou le con­fie au jour­nal­iste d’Euronews ?

Au final, Le Monde nous informe que l’agriculteur, « le per­son­nage cen­tral de « Libre », de Michel Toesca, a reçu une « men­tion spé­ciale » du jury de L’Œil d’or ». Les médias main­stream comme Le Pro­grès mon­trent « l’agriculteur défenseur » faire le V de la victoire.

Une autre pose de notre héros du jour sur le tapis rouge du fes­ti­val sera black­listée, à l’exception notable de RT Actu et Valeurs actuelles : celle d’un doigt d’honneur adressé à ceux qui osent le critiquer.

Et quand Cédric Her­rou affirme à un jour­nal­iste qu’il n’entend pas met­tre une lim­ite à sa médi­ati­sa­tion, on se dit que les médias main­stream n’ont pas fini de servir de porte-voix au mil­i­tant no border.