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Guerre mémorielle : quel camp choisir quand on n’aime ni Poutine ni Kaczyński ?

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31 janvier 2020

Temps de lecture : 6 minutes
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Guerre mémorielle : quel camp choisir quand on n’aime ni Poutine ni Kaczyński ?

Temps de lecture : 6 minutes

Les journaux français ont beaucoup écrit sur la guerre mémorielle qui se joue en ce moment entre la Russie et la Pologne, notamment en raison de l’absence remarquée du président polonais Andrzej Duda aux commémorations de la libération d’Auschwitz organisées à Jérusalem le 23 janvier. Si certains, comme à Libération, ont semblé prendre le parti de la vérité historique, chez d’autres, notamment au Monde, c’est l’idéologie qui paraît prioritaire, et l’on s’est trouvé bien embêté entre un Poutine généralement jugé coupable de tout et une Pologne gouvernée par un parti « ultra-nationaliste » et « ultra-conservateur » (sic).

Conflit mémoriel

Le con­flit mémoriel rus­so-polon­ais n’est pas nou­veau, mais il sem­ble s’être enven­imé en qua­tre temps à par­tir de l’automne 2019. Pre­mier temps : le prési­dent russe n’a pas été invité aux com­mé­mora­tions du 80e anniver­saire du début de la Sec­onde guerre mon­di­ale le 1er sep­tem­bre à Varso­vie. Les Polon­ais n’avaient pas oublié que Vladimir Pou­tine leur avait resservi dix ans plus tôt la ver­sion sovié­tique des événe­ments. Deux­ième temps : le Par­lement européen, sur ini­tia­tive de députés polon­ais, adop­tait le 19 sep­tem­bre (soit deux jours après la date anniver­saire de l’invasion sovié­tique par l’est, le 17 sep­tem­bre 1939, d’une Pologne déjà en fort mau­vaise pos­ture mais résis­tant tou­jours avec acharne­ment à l’invasion alle­mande par l’ouest) une réso­lu­tion rap­pelant l’alliance ger­mano-sovié­tique scel­lée par le pacte ger­mano-sovié­tique du 23 août 1939 et le traité ger­mano-sovié­tique d’amitié, de coopéra­tion et de délim­i­ta­tion du 28 sep­tem­bre 1939. Après cette réso­lu­tion du Par­lement de Stras­bourg, Moscou a par­lé de « révi­sion­nisme his­torique des Européens ».

Troisième temps début décem­bre : dans un dis­cours, Vladimir Pou­tine défendait le pacte ger­mano-sovié­tique sans évo­quer ses pro­to­coles secrets prévoy­ant le partage des pays situés entre les deux puis­sances total­i­taires, dont la Pologne, en esti­mant que Staline n’avait pas eu le choix à cause de l’accord de Munich signé par les Occi­den­taux, et que c’est au con­traire la Pologne qui était core­spon­s­able de la Sec­onde guerre mon­di­ale et de la Shoah, car elle aurait cher­ché à s’allier avec Hitler avant la guerre (une thèse clas­sique de la pro­pa­gande sovié­tique d’après-guerre). Qua­trième temps : l’organisateur des com­mé­mora­tions prévues le 23 jan­vi­er à Jérusalem, un oli­gar­que russe, ayant refusé au prési­dent polon­ais la pos­si­bil­ité de s’exprimer (au con­traire des représen­tants des États-Unis, du Roy­aume-Uni, de la France, de l’Allemagne et de la Russie), Andrzej Duda a fait savoir début jan­vi­er qu’il ne s’y rendrait pas et qu’il serait unique­ment à Auschwitz le 27 jan­vi­er. Côté russe, on avait déjà fait savoir en novem­bre que le prési­dent Vladimir Pou­tine se rendrait en jan­vi­er à Jérusalem, mais pas à Auschwitz. Voilà pour le décor.

Crimes contre crimes

Trente ans après la chute du com­mu­nisme et vingt-sept ans après la divul­ga­tion par la Russie des doc­u­ments prou­vant que le mas­sacre des officiers polon­ais à Katyń au print­emps 1940 avait été un crime de Staline et non d’Hitler, Le Monde met les deux nar­ra­tions his­toriques sur un pied d’égalité dans un arti­cle inti­t­ulé « Com­mé­mora­tions de la libéra­tion d’Auschwitz : la bataille des mémoires entre Russie et Pologne », avec, en sous-titre, « À Moscou comme à Varso­vie, les dirigeants instru­men­talisent l’histoire de la sec­onde guerre mon­di­ale à des fins nation­al­istes ». De ce fait, explique dans son arti­cle le jour­nal Le Monde, « La célébra­tion du 75e anniver­saire de la libéra­tion du camp d’extermination nazi d’Auschwitz en Pologne (…) vire à la foire d’empoigne entre deux États dont les dirigeants ont fait de la lec­ture nation­al­iste de l’histoire une arme politique. »

Libéra­tion ne porte pas non plus le prési­dent et le gou­verne­ment polon­ais dans son cœur, mais il explique mal­gré tout, con­traire­ment au Monde pour qui le prési­dent polon­ais « qui n’a pas été désigné comme ora­teur, con­traire­ment à son homo­logue russe, boude les céré­monies en signe de protes­ta­tion », les vraies raisons de l’absence de Duda. D’abord dans un arti­cle de l’AFP qu’il est le seul à avoir repris, sous le titre « Auschwitz: la Pologne appréhende d’être attaquée par Pou­tine à Jérusalem », Libéra­tion apporte les pré­ci­sions suiv­antes : « Varso­vie craint que M. Pou­tine, qui doit pronon­cer deux dis­cours, n’accuse à nou­veau la Pologne d’antisémitisme. Et qu’il ne fasse la pro­mo­tion de sa ‘poli­tique his­torique’ con­sis­tant à faire l’éloge de l’URSS, en faisant oubli­er son pacte de 1939 avec l’Allemagne nazie. » Libéra­tion men­tionne en out­re le fait que la céré­monie est organ­isée « en par­tie par un proche du Krem­lin » sur lequel il donne de plus amples infor­ma­tions et à p pro­pos duquel il cite la cri­tique des organ­isa­teurs par un quo­ti­di­en israélien, Haaretz : « La déci­sion de laiss­er par­ler Pou­tine, mais non Duda, pour­rait être perçue (…) comme un sou­tien tacite au réc­it biaisé de Pou­tine sur le partage de la Pologne au début de la Sec­onde Guerre mon­di­ale et sur le blanchi­ment de la poignée de main entre l’URSS et Hitler ».

Narratifs opposés

Dans un autre arti­cle, rédigé cette fois par son envoyé spé­cial sous le titre « Un som­met sur la Shoah sur fond de bataille mémorielle », Libéra­tion explique encore que le prési­dent polon­ais « craint de voir Vladimir Pou­tine s’adonner à une ‘sorte de révi­sion­nisme post-stal­in­ien’, met­tant en avant, sans con­tra­dic­tion, le ‘nar­ratif’ russe de l’Armée rouge libéra­trice face aux ‘col­lab­o­ra­teurs’ polon­ais. » Mais, ajoute tout de même Libéra­tion qui adopte le temps d’une phrase la même lec­ture que l’autre quo­ti­di­en de gauche cité plus haut, « À Moscou comme à Varso­vie, les pop­ulistes au pou­voir ten­tent d’imposer une lec­ture ultra­na­tion­al­iste et biaisée de la Sec­onde Guerre mon­di­ale, aux dépens de l’autre. »

Le Figaro avait accordé une grande place aux com­mé­mora­tions de Jérusalem avec ses six pre­mières pages con­sacrées à ce sujet le 23 jan­vi­er, dont une page entière pour une let­tre du prési­dent polon­ais égale­ment pub­liée dans le quo­ti­di­en alle­mand Die Welt et dans le quo­ti­di­en améri­cain The Wash­ing­ton Post. Comme Le Monde, dans son arti­cle « Anniver­saire de la libéra­tion d’Auschwitz: à Jérusalem, le monde ne veut pas oubli­er » Le Figaro ren­voie toute­fois dos à dos la nar­ra­tion russe puisée dans la pro­pa­gande stal­in­i­enne sur la Sec­onde guerre mon­di­ale et la nar­ra­tion polon­aise sou­vent accusée de chercher à min­imiser le nom­bre de Polon­ais ayant par­ticipé à la Shoah en per­sé­cu­tant leurs conci­toyens juifs ou en les dénonçant aux Alle­mands. Pour Le Figaro, « Moscou et Varso­vie se livrent à une lutte rhé­torique sans mer­ci sur l’histoire du début de la Sec­onde Guerre, s’accusant mutuelle­ment d’être celui qui a le plus col­laboré avec le IIIe Reich. » Comme Le Monde, Le Figaro n’a évo­qué nulle part dans ses colonnes le fait que Viatch­eslav Moche Kan­tor, prési­dent du Forum mon­di­al sur la Shoah et prin­ci­pal organ­isa­teur de l’événement, est un oli­gar­que russe proche du Krem­lin, ce qui, selon plusieurs médias israéliens (dont Haaretz cité plus haut), explique le traite­ment spé­cial réservé à Vladimir Pou­tine et le refus de laiss­er Andrzej Duda s’exprimer. Une querelle du passé qui sert des intérêts du présent, une querelle inutile pour les européens.