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Dossier : Bernard Guetta, « Géopolitique », entre eurocentrisme et manichéisme

23 février 2015

Temps de lecture : 6 minutes
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Dossier : Bernard Guetta, « Géopolitique », entre eurocentrisme et manichéisme

Temps de lecture : 6 minutes

« J’y crois car je l’e­spère » : une posi­tion plus proche du poli­tique que du politiste.

Bernard Guetta, né en 1951, trotskiste de jeunesse, exerce le métier de journaliste depuis le début des années 1970 et son entrée à Libération. Passé par le quotidien Le Monde (où il sera correspondant à Varsovie puis à Gdansk), il passe ensuite quatre ans à Washington dans le début des années 1980 puis deux années à Moscou à la fin de cette même décennie. Il a été rédacteur en chef de L’Expansion, du Nouvel Observateur et éditorialiste à L’Express pour ce qui concerne la presse française. Il est engagé à France Inter en 1991, notamment par le biais d’une chronique géopolitique matinale. Membre des « Young Leaders » depuis 1981, il est aujourd’hui un des éditorialistes les plus écoutés de France, puisque sa chronique est suivie chaque matin sur France Inter par environ 1.8 million auditeurs.

L’Ojim a écouté les chroniques de Bernard Guet­ta du 2 au 16 févri­er 2015. Un effort louable à soulign­er : des cartes géo­graphiques sont sou­vent mis­es à dis­po­si­tion à côté du pod­cast de son émis­sion du jour.

Bernard Guetta : « Géopolitique », entre eurocentrisme et manichéisme

Bernard Guet­ta : « Géopoli­tique », entre euro­cen­trisme et manichéisme

Après écoute de ces pod­casts, le tro­pisme géo­graphique mar­qué sur­prend. La majorité des sujets abor­dés sont liés à l’Eu­rope et à l’ac­tiv­ité de l’U­nion Européenne. Le 2 févri­er, c’est « la révo­lu­tion grecque » qui est présen­tée, le 3 févri­er l’isole­ment de Mme Merkel et le 4 févri­er l’Ukraine. Lors de la sec­onde semaine d’é­coute, c’est l’in­té­gral­ité des cinq mati­nales qui est con­sacrée à l’Eu­rope, à sa rela­tion avec la Fédéra­tion de Russie, à la fraude fis­cale et à « la promesse de Min­sk ». Alors que les fron­tières du siè­cle dernier explosent au Moyen-Ori­ent, que Boko Haram attaque l’ar­mée tcha­di­enne au Nige­ria et que la Libye s’en­fonce dans l’é­tat de nature, Bernard Guet­ta préfère par­ler de l’U­nion Européenne et de son affir­ma­tion (dou­teuse) sur la scène diplo­ma­tique inter­na­tionale (comme il l’af­firme dans sa chronique du 12 févri­er). Le 6 févri­er, alors que Bernard Guet­ta décrit l’isole­ment poli­tique de Mme Merkel (du fait que pro­gres­sive­ment, c’est « la ligne économique néo-keynési­enne de Hol­lande et de Ren­zi qui serait adop­tée »), il con­clut sa chronique de la manière suiv­ante : « c’est un tour­nant poli­tique mon­di­al ». Même s’il n’a jamais caché son ancrage pro-Brux­elles (voir cer­tains de ses livres et de ses con­férences), il appert comme une once de faute pro­fes­sion­nelle de se focalis­er autant sur cer­taines par­celles de ce monde, au risque de pass­er à côté de sit­u­a­tions « géopoli­tiques » plus dra­ma­tiques et plus significatives.

En sus de son tro­pisme euro­cen­triste, Bernard Guet­ta est égale­ment pris­on­nier de sa grille de lec­ture du monde. Sa chronique du 5 févri­er sur l’État Islamique au Moyen-Ori­ent est révéla­trice. Alors que l’État Islamique entend restau­r­er le Cal­i­fat, entité théo­logi­co-poli­tique qui ne cor­re­spond à aucun de nos régimes poli­tiques mod­ernes, il plaque sur cette con­cep­tion sin­gulière sa grille de lec­ture com­posée unique­ment d’États, de « com­mu­nautés », d’au­torités divers­es et de con­cepts rationnels, ce qui lui per­met de con­clure : « l’im­mo­la­tion du pilote jor­danien a per­mis de révéler aux États la cru­auté de l’État Islamique ». Ce pro­pos est incon­sis­tant dans une émis­sion géopoli­tique pour la sim­ple et bonne rai­son que les deux pro­tag­o­nistes, aux natures dif­férentes, ne s’op­posent pas directe­ment et ne jouent pas sur les mêmes ter­rains d’af­fron­te­ment. Alors que l’Oc­ci­dent – notam­ment sa com­posante européenne – arme indi­recte­ment la ou les résis­tances en Irak, au Kur­dis­tan irakien, en Syrie et en Jor­danie, en util­isant somme toute des moyens con­ven­tion­nels, l’État Islamique use de toutes les tech­niques du faible au fort capa­bles de désta­bilis­er durable­ment un enne­mi : vidéos virales sur Inter­net, actes cru­els filmés et sub­ver­sion par­mi la pop­u­la­tion immi­grée des États européens. Alors que Bernard Guet­ta utilise toutes les autorités et som­mités du monde religieux pour légitimer son pro­pos (l’U­ni­ver­sité « Al-Azhar a exprimé sa colère con­tre un État Islamique qu’elle qual­i­fie de « satanique ») ; alors que l’État Islamique ne représen­terait pas l’is­lam et que toutes les « com­mu­nautés tièdes du sun­nisme, du chi­isme et des chré­tiens » seraient vent debout con­tre l’État Islamique, celui-ci affirme et répète à l’en­vi ses instincts démesurés et son envie de restau­ra­tion du Cal­i­fat. Deux pro­tag­o­nistes qui ne peu­vent se com­pren­dre. C’est le rôle d’un édi­to­ri­al­iste d’ex­pli­quer pourquoi ces deux par­ties ne peu­vent et ne pour­ront jamais se com­pren­dre, au lieu de pren­dre fait et cause pour l’une d’en­tre elles.

Alors que son émis­sion s’in­ti­t­ule « Géopoli­tique », la déf­i­ni­tion même de ce mot : « l’é­tude des rival­ités de pouvoir(s) et/ou d’influence(s) sur un ter­ri­toire don­né » sem­ble oubliée. Comme décrit dans le para­graphe précé­dent, Bernard Guet­ta souhaite davan­tage s’at­tarder sur les con­clu­sions con­ver­gentes et les sit­u­a­tions con­fort­a­bles de mono­pole idéologique que sur les rival­ités de pou­voir et d’in­flu­ence. Ain­si du 4 févri­er, où, lorsqu’il s’in­téresse à l’op­por­tu­nité d’armer ou pas l’Ukraine, il con­clut sa chronique : à terme, l’Ukraine devien­dra un « pont entre les deux piliers du con­ti­nent » et s’a­chem­inera vers « une coopéra­tion économique mutuelle­ment bénéfique ».

Enfin, si Bernard Guet­ta était un spé­cial­iste, pourquoi avons-nous cette sen­sa­tion après l’avoir écouté que ses analy­ses sont générale­ment manichéennes ? Un arti­cle d’Arrêt sur Images adresse égale­ment ce reproche à Bernard Guet­ta. Un spé­cial­iste de géopoli­tique ne devrait-il pas réserv­er cer­taines de ses chroniques à des sujets géopoli­tiques délais­sés, mécon­nus ? Un spé­cial­iste n’est-il juste­ment pas celui qui traduit et donne les clés pour per­me­t­tre la com­préhen­sion de sujets com­plex­es et délais­sés par les jour­nal­istes communs ?

Une for­mule de Léon Blum, énon­cée à l’an­tenne le 10 févri­er, résume bien le l’é­tat d’e­sprit de Bernard Guet­ta et de sa chronique : « j’y crois car je l’e­spère », une posi­tion plus proche du poli­tique que du politiste.

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