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Le délateur et le journaliste, par Michel Onfray

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18 octobre 2019

Temps de lecture : 9 minutes
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Le délateur et le journaliste, par Michel Onfray

Temps de lecture : 9 minutes

Nous reproduisons intégralement une chronique de Michel Onfray parue sur son blog, la semaine du 13 octobre 2019, après le pataquès de l’affaire Dupont de Ligonnès et les infox des médias dominants.

Le délateur & le journaliste, par Michel Onfray

En rédi­geant ce titre, j’ai fail­li écrire : le déla­teur est le jour­nal­iste, mais finale­ment, serait-ce tant que ça une erreur ?

J’ai con­nu une époque qu’on dira bénie où l’anonymat et la déla­tion étaient encore mar­qués du sceau de l’infamie : le poids de l’occupation des troupes hitléri­ennes sur le ter­ri­toire français pesait encore et l’on savait qu’on devait à ces deux pestes, l’anonymat et la dénon­ci­a­tion, le bon fonc­tion­nement de l’administration nazie en France. Car, sans la let­tre anonyme qui attire l’attention du sol­dat venu de sa Ger­manie nationale-social­iste, com­ment ce dernier aurait-il pu savoir qui, dans un vil­lage, était juif, qui com­mu­niste, qui franc-maçon, qui homo­sex­uel ou qui résis­tant ? L’occupation nazie fut bien sou­vent forte de la faib­lesse des Français ayant don­né leurs compatriotes.

L’idéologie a pu compter un peu, mais à la marge là où les pas­sions tristes ont sou­vent fait la loi : la jalousie, l’envie, la haine, la détes­ta­tion, l’antipathie, le ressen­ti­ment per­son­nels de son prochain ont bien plutôt été les moteurs de ces dénon­ci­a­tions. Le pau­vre dénonce le riche, le laid dénonce le beau, le vieux dénonce le jeune, le méchant dénonce le bon, le raté dénonce le prospère, le terne dénonce le bril­lant, le con­tre­fait sans copine dénonce le lib­ertin cou­vert de femmes, il y a aus­si la femme qui dénonce son mari pour dis­pos­er pleine­ment de son amant et l’homme qui agit mû par les mêmes espoirs, les héri­tiers qui dénon­cent le grand-père qui tarde à clamser, les acheteurs en viager qui pré­cip­i­tent le pro­prié­taire de la mai­son qu’ils con­voitent, les mau­vais élèves qui font pay­er à l’instituteur une mau­vaise note jadis infligée, une anci­enne maîtresse ou un ancien amant qui font pay­er une vieille rupture.

Après guerre, on fit silence sur ce qui fut : les choses auraient été impos­si­bles si l’on avait désigné pour les stig­ma­tis­er les “poules à boches”, les “col­la­bos”, les résis­tants de la dernière heure, les maquis­ards de 1945, les pétain­istes devenus gaullistes à la libéra­tion, les trafi­quants du marché noir dont les lessiveuses étaient pleines des bil­lets de banque, les FFI tout juste sor­tis de prison où ils croupis­saient pour des exac­tions de droit commun.

Cette préven­tion con­tre la dénon­ci­a­tion allait loin puisque j’ai le sou­venir que des bonnes con­sciences, sou­vent de gauche, esti­maient que sig­naler l’existence d’un pédophile avéré dans son quarti­er grouil­lant d’enfants ou con­stituer une asso­ci­a­tion de “voisins vig­i­lants” pour dis­suad­er les cam­bri­oleurs, pas­sait pour le sum­mum du retour aux années les plus som­bres, etc…

Mais tout ceci, c’était avant les réseaux dits sociaux…

Car, depuis eux, inver­sion des valeurs, la loi est faite par les anonymes et les déla­teurs. Si Inter­net devait être nom­i­natif, si les pseu­do­nymes y étaient inter­dits, si l’on ne pou­vait se cacher der­rière un faux nom, alors on évit­erait tout ce qui tri­om­phe sur la toile : la haine, l’insulte, le mépris, la grossièreté, la malveil­lance, l’antipathie, l’agressivité, la méchanceté, l’offense, l’outrage, l’invective, la vul­gar­ité, l’obscénité, la scat­olo­gie, l’animosité, l’inimité, et ce en toute impunité !

Finie l’époque où, en mémoire de ce que la déla­tion avait per­mis (incar­céra­tions, tor­tures, dépor­ta­tions, exter­mi­na­tions…), on esti­mait encore que sig­naler, même des faits avérés, rel­e­vait de la men­tal­ité collabo.

Aujourd’hui, le pseu­do­nyme per­met la schiz­o­phrénie d’un doc­teur Jekyll bien sous tous rap­ports et d’un mis­ter Hyde délin­quant car­ac­térisé. Désor­mais, le col­labo triomphe.

On a déjà oublié les agisse­ments de la Ligue du LOL qui per­me­t­tait à des gens bien sous tous rap­ports (pensez donc : cer­tains de ces jour­nal­istes dits de gauche tra­vail­laient à Libéra­tion ou aux Inrock­upt­ibles…) de s’adonner sur le net, dans l’impunité induite par l’anonymat, aux délices du har­cèle­ment sex­uel, de la misog­y­nie, de la phal­locratie, du sex­isme, de l’homophobie, de l’antisémitisme, de la grosso­pho­bie comme on dit désor­mais, du racisme !

L’affaire Xavier Dupont de Ligonnès met tout cela en évi­dence. Ce fias­co magis­tral invite à tir­er des leçons !

Car toute la presse écrite, radio, télé, y est allé de ses com­men­taires sur une affaire qui ne tenait que sur un appel anonyme effec­tué auprès des ser­vices de police français. On n’accablera pas la police qui, hélas, doit pren­dre au sérieux tout sig­nale­ment, fut-ce celui de cinglés qui ne man­quent pas… Cet homme qui est l’auteur d’un quin­tu­ple meurtre, auquel il a ajouté l’abattage de ses deux chiens, est légitime­ment recher­ché par la police française. Qu’elle ne nég­lige aucune piste relève de son tra­vail élé­men­taire. Le bon grain est mélangé à l’ivraie. On ne peut les sépar­er qu’après enquête.

Résumons les faits : un déla­teur anonyme ren­seigne la police en pré­ten­dant que Xavier Dupont de Ligonnès se trou­ve à Paris dans un avion à des­ti­na­tion de Glas­gow. La police fait son tra­vail, elle se rend sur place mais l’avion est déjà par­ti. Elle sig­nale donc à la police écos­saise qu’il lui faut inter­peller l’homme en ques­tion. La police écos­saise fait son travail.

Un autre déla­teur anonyme, prob­a­ble­ment de la police celui-ci, informe la presse : Le Parisien tire le pre­mier et annonce que Xavier Dupont de Ligonnès a été arrêté à Glas­gow. L’Agence France Presse (AFP) reprend l’information. Le Monde emboîte le pas. On con­naît la suite : la France entière est infor­mée à l’heure où elle va se couch­er. Les chaînes d’information con­tin­ue font des édi­tions spé­ciales. On sort de leurs lits Jacques Pradel ou une dame ayant com­mis un livre sur ce fait divers.

C’est alors un déluge de sot­tis­es, de bêtis­es et de con­tre-vérités. On affirme que Xavier Dupont de Ligonnès était mécon­naiss­able : c’était bien la preuve qu’il a effec­tué de nom­breuses opéra­tions de chirurgie esthé­tique pour empêch­er qu’on puisse le recon­naître ; on dit que, dans les bureaux de la police des fron­tières écos­saise, il refuse de par­ler et, des avo­cats sur les plateaux, esti­ment que c’est tout à fait son droit et que, bien sûr, c’était bien la preuve qu’il avait des choses à cacher ; on assure qu’il voy­ageait avec de faux papiers et que son passe­port était volé, c’était donc une preuve sup­plé­men­taire que le coupable avait bien été arrêté ; on dili­gente une perqui­si­tion à son domi­cile, ce qui témoigne en faveur de “plan­ques” (au pluriel) dont il aurait dis­posé dans les Yve­lines, etc.

On ne sait rien, mais on invente tout. C’est la loi. Un clou chas­se l’autre, Libéra­tion qui avait annon­cé “L’extrême gauche déraille”, au moment de l’affaire de Tarnac, ou qui avait clamé que les raëliens avaient réus­si à faire naître un bébé cloné, deux fauss­es infor­ma­tions annon­cées en Une, n’a jamais fait de démen­ti ou présen­té d’excuses. La presse qui s’avère une juri­dic­tion d’exception dis­pose d’une extrater­ri­to­ri­al­ité éthique et morale : elle peut tout dire, y com­pris des men­songes, des con­tre-vérités, elle ne sera jamais inquiétée. Qui oserait se pren­dre le retour de bâton qui ne manque jamais quand on ne se prosterne pas ? Elle s’autorise même à dénon­cer des fake news alors qu’elle en est la prin­ci­pale pour­voyeuse ! Orwell a bien démon­té le fonc­tion­nement de cette logique en analysant les mécan­ismes du Min­istère de la Vérité dans 1984. Nous y sommes !

Pas ques­tion pour la presse de faire amande hon­or­able ou de présen­ter des excus­es ! Faut pas rêver…

Un temps, les empreintes témoignaient : c’était bien Xavier Dupont de Ligonnès ! Pas ques­tion alors de douter puisque l’information allait dans le sens du buzz — les annon­ceurs voy­aient alors le tarif de leurs pub­lic­ités aug­menter, ce qui réjouit tout patron de chaîne d’information con­tin­ue qui se respecte. C’est quand les tests ADN prou­veront que l’homme arrêté était une vic­time inno­cente qu’on enten­dra des jour­nal­istes expli­quer que les Écos­sais ne dis­posent pas des mêmes critères que nous, les Français. Les Écos­sais sont des arriérés, bien sûr…

On a alors vu appa­raître les habituels mécan­ismes de déné­ga­tion qu’activent les coupables qui refusent l’aveu afin de préserv­er la belle image qu’ils se font d’eux : puisqu’il n’était pas ques­tion d’autocritique de la part des jour­nal­istes, il fal­lait bien trou­ver un bouc émis­saire. Le pro­pre du bouc émis­saire c’est qu’il n’est coupable de rien, mais qu’on va le charg­er de toutes les fautes afin de l’égorger, et ce pour expi­er la faute qu’il n’a pas com­mise mais dont on croit qu’on s’en sera ain­si débarrassé.

Le coupable n’est pas le déla­teur qui donne le nom de ce pau­vre homme coupable d’aller rejoin­dre sa femme écos­saise à leur sec­ond domi­cile ; ça n’est pas non plus celui qui, dans les ser­vices de police, donne l’information à des jour­nal­istes ; ça n’est pas non plus les jour­nal­istes du Parisien ou de l’AFP, puis les suiv­ants, qui répan­dront l’information ‑un déla­teur qui relaie une déla­tion qui se trou­ve trans­for­mée en infor­ma­tion par des jour­nal­istes, ça ne saurait être une affaire de déla­teurs et de com­plices de déla­teurs, non, pas du tout.

Ce sont les Écos­sais que les coupables français ont trans­for­mé en vic­times : haro sur le baudet !

D’abord, j’ai enten­du que nous, les Français, quand nous fai­sions des analy­ses ADN, il nous fal­lait deux ou trois heures alors que pour les Écos­sais, ces pau­vres lour­dauds, il leur faut beau­coup plus de temps que ça, au moins dix fois plus — on par­lait en effet d’une ou de deux journées, or les résul­tats sont arrivés une heure après cette vacherie arro­gante ; ensuite, j’ai aus­si enten­du que, ces balourds d’Écossais, n’en avaient rien à faire de cette affaire fran­co-française et qu’elle n’était pas urgente pour eux, dès lors, ils allaient pren­dre leur temps ; ajou­tons à cela, un peu de poli­tique politi­ci­enne con­tre ces fas­cistes de sou­verain­istes ne ferait pas de mal, que le Brex­it ralen­ti­rait prob­a­ble­ment toutes les procé­dures, ces pau­vres Écos­sais vic­times du vote des électeurs du Roy­aume-Uni étaient en effet en plein retour vers le moyen-âge ; puis, tou­jours dans la même logique fau­tive, on a acca­blé leur police sci­en­tifique, ces crétins ont des critères de recon­nais­sance papil­laire très peu évolués, nous, ça n’est évidem­ment pas le cas : chez eux, c’est arti­sanal et bricolé, chez nous c’est sci­en­tifique et impa­ra­ble — ça ne nous serait pas arrivé mes­dames et messiers, ah, ça, non…

Les jour­nal­istes français n’ont pas encore osé deman­der des excus­es publiques à cette Écosse arriérée, mais ça ne saurait tarder. Ils n’ont pas le temps, il leur faut bien con­tin­uer à… informer.

Michel Onfray