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Meurtre à Grande-Synthe : itinéraire d’une fake news

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29 avril 2024

Temps de lecture : 6 minutes
Accueil | Veille médias | Meurtre à Grande-Synthe : itinéraire d’une fake news

Meurtre à Grande-Synthe : itinéraire d’une fake news

Temps de lecture : 6 minutes

Les Français ont pris la triste habitude qu’un drame en chasse un autre. Le 16 avril 2024, Philippe Coopman a été sauvagement agressé et tué à Grande-Synthe par trois personnes dont deux mineurs de 14 et 15 ans. Avec un traitement médiatique particulier, qui en dit long sur la façon dont les médias abordent l’insécurité en France. Mention spéciale pour Le Parisien qui se distingue dans la désinformation.

Comment Philippe a bouleversé la France

Tout com­mence par une pho­to encadrée de bal­lons verts. Un jeune homme souri­ant porte un enfant dont le vis­age est cou­vert d’un rond de couleur. Il s’appelle Philippe Coop­man et a été tué à Grande-Syn­the, dans le Nord. Les plus chanceux ne ver­ront que cette pho­to, les autres en ver­ront une autre, prise juste après sa sauvage agres­sion. Les attaquants lui ont crevé les yeux, l’ont défig­uré et désha­bil­lé en ne lui lais­sant qu’un caleçon.

L’histoire est insouten­able et fait rapi­de­ment le tour des réseaux. Le maire de Grande-Syn­the regrette une « récupéra­tion » par l’extrême-droite et affirme que sa ville est un mod­èle de « vivre-ensem­ble » et de sérénité, des pro­pos que les riverains ne parta­gent guère.

Philippe, la légende du Parisien sur le pédocriminel puni ?

Puis, se com­pose une autre musique propagée par cer­tains médias de grand chemin. Que fai­sait Philippe dans la rue cette nuit-là ? Il aurait don­né ren­dez-vous à une jeune fille de 14 ans, ren­con­trée sur Coco, un site de ren­con­tres. Philippe ayant 22 ans, l’étiquette de pédocrim­i­nal­ité s’approche dangereusement.

Les deux sus­pects affir­ment l’avoir piégé avec un faux pro­fil de jeune fille. D’agresseurs, ils devi­en­nent pour cer­tains des héros incom­pris qui chas­sent les pré­da­teurs. L’histoire est rapi­de­ment reprise par Le Parisien, dans un arti­cle du 18 avril écrit par Jean-Michel Décugis, Jérémie Pham-Lê et Tim­o­th­ée Bountry.

Jérémie Pham-Lê, le journaliste qui retourne les situations

Jérémie Pham-Lê s’était notam­ment fait con­naître lors de l’attaque de Crépol où il affir­mait, dans un arti­cle du 4 décem­bre 2023, que « les inves­ti­ga­tions des gen­darmes » révélaient « des sur­pris­es sur les respon­s­abil­ités. Loin des fan­tasmes ». Les assail­lants de Crépol, venus à une fête de vil­lage avec des couteaux, deve­naient de mal­heureux jeunes gens désireux de faire la fête et con­fron­tés au racisme des jeunes rug­by­men du vil­lage. Une ver­sion qui avait notam­ment été reprise par Patrick Cohen, depuis rap­pelé à l’ordre par l’ARCOM.

Jérémie Pham-Lê récidive donc en rap­por­tant l’hypothèse selon laque­lle Philippe aurait été un pédocrim­inel. Pour­tant, la pro­cureure insis­tait dès le départ sur le fait que cette ver­sion n’était que celle des sus­pects. Peut-être aurait-elle mérité plus de pru­dence, une ver­tu que n’a pas exer­cé Le Parisien qui titrait « Meurtre sauvage de Philippe C. à Grande-Syn­the : la vic­time piégée par des ados sur le site de ren­con­tres Coco », sans même un point d’interrogation. Un titre qui n’a jamais été changé, et per­met donc de con­tin­uer à croire cette ver­sion diffam­a­toire pour la victime.

Jean-Michel Décugis, affabulateur professionnel

Quant à Jean-Michel Décugis, c’est un pro­fes­sion­nel des infox, comme le mon­tre son por­trait (voir infra). Déjà auteur d’un reportage bidon dans Le Point sur la polyg­a­mie avec un témoin qui n’a jamais existé, il récidive lors de l’affaire Mehra sur les tueries de Toulouse en inven­tant une piste néo-nazie sor­tie de son imag­i­na­tion. Il con­naît de nou­veau son heure de gloire d’affabulateur dans Le Parisien en octo­bre 2019 en annonçant la fausse arresta­tion de Xavier de Ligonnes en fuite depuis avril 2011 et soupçon­né d’avoir assas­s­iné toute sa famille.

Voir aus­si : Jean-Michel Décugis, mis­ter Fake News

Le Parisien, recopié sans vérification

Le Parisien est-il devenu un média com­plo­tiste ou de caniveau ? Quand il pub­lie on pour­rait sup­pos­er que c’est après un tra­vail jour­nal­is­tique sérieux. Ain­si, quand il affirme que l’enquête « pro­gresse à grands pas », on en déduit que ses con­clu­sions se rap­prochent de la réal­ité. Suit le por­trait des meur­tri­ers de Philippe, « soupçon­nés d’être à l’origine de vio­lences com­mis­es deux jours plus tôt […] envers un homme à qui on avait don­né un ren­dez-vous intime ».

Ces deux-là sont des chas­seurs expéri­men­tés de pédocrim­inels. Philippe serait-il tombé sous leurs coups ? D’autres médias suiv­ront cette ver­sion, notam­ment RMC qui, avec un titre sem­blable, affirme que « d’après nos infor­ma­tions, con­fir­mant celles du Parisien, les sus­pects ont ten­du un piège à la vic­time en sim­u­lant un ren­dez-vous amoureux avec une ado­les­cente. » L’Indépendant écrit, reprenant en sub­stance les ter­mes du Parisien :

« Les enquê­teurs de la brigade crim­inelle ont d’ailleurs décou­vert que Philippe C. n’était pas le pre­mier homme à avoir été abor­dé par ces jeunes. D’autres inter­nautes ont été ciblés, tou­jours dans l’idée de “punir” ceux qui répondraient favor­able­ment aux deman­des de ren­con­tres avec une jeune fille »

Deux phras­es qui met­tent Philippe et les pré­da­teurs sex­uels sur le même plan. Le jeune homme se trou­ve deux fois vic­time : d’abord de ses agresseurs, à cause de la malchance pour­rait-on dire, ensuite de cer­tains médias, Le Parisien en tête.

La vérité moins rapide que la rumeur

On sait depuis que ce soir-là, les deux mineurs avaient ten­du un piège à un autre indi­vidu qui, peu con­fi­ant, ne s’était pas ren­du au ren­dez-vous. Les deux agresseurs lui ont téléphoné pour savoir où il était, et Philippe, qui était lui-même au télé­phone avec des amis, a tourné le coin de la rue. Philippe était au mau­vais endroit, au mau­vais moment, et a croisé les mau­vais­es personnes.

Après l’avoir mas­sacré, les deux meur­tri­ers ont ramassé son télé­phone et con­staté qu’il y avait quelqu’un au bout du fil. Ils savaient donc qu’ils s’étaient trompés de per­son­ne, ce qui ne les a pas empêchés de don­ner cette ver­sion lors de l’enquête, une ver­sion qui leur don­nait une sorte de beau rôle. L’Indépendant, Le Parisien, RMC, aucun n’a cor­rigé des arti­cles qui salis­sent la mémoire d’un mort.

Une cabale médiatique inhabituelle

L’affaire a de quoi sur­pren­dre. Il arrive que les vic­times d’agressions soient rapi­de­ment mar­quées par cer­tains titres médi­a­tiques, comme pour trou­ver des excus­es aux agresseurs. C’est le cas si elles ont tenu des pro­pos racistes, ou pou­vant être con­sid­érés comme tels, ou sont liées à ce que l’on nomme l’extrême-droite. Rien de tel dans le pro­fil de Philippe. Cette hypothèse erronée de pédocrim­i­nal­ité était-elle une solu­tion pour étouf­fer une énième preuve de la sauvagerie qui sévit en France ?  Cer­tains « jour­nal­istes » en sont-ils à salir les vic­times pour qu’elles soient oubliées plus vite ?  En se dis­ant qu’un nou­veau drame vien­dra bien­tôt faire oubli­er Philippe. Atten­dons la prochaine enquête du Parisien…