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L’ « esprit Canal » : derrière la dérision, le fanatisme

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10 avril 2014

Temps de lecture : 10 minutes
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L’ « esprit Canal » : derrière la dérision, le fanatisme

Temps de lecture : 10 minutes

Alors que la chaîne cryptée s’apprête à fêter ses trente ans, son fameux « esprit » ne s’est jamais trouvé autant en butte aux critiques. Incarnation de l’arrogance bobo pour les uns, du prêt-à-penser matraqué avec autant de certitude satisfaite que l’atmosphère qui l’enrobe bourdonne de dérision permanente pour les autres, la chaîne subit depuis deux ans des attaques de toute part et sur tous les plans. Qu’on s’en prenne au manque de professionnalisme des « journalistes » du « Petit journal » de Yann Barthès privés de cartes de presse, à sa ringardise structurelle (Léo Scheer), à son fanatisme idéologique (Alain Finkielkraut), au cynisme de ses coulisses (Olivier Pourriol) ou à l’épuisement de son souffle (constat qui mena la chaîne à rembaucher Antoine De Caunes lors de la dernière rentrée, comme pour le retrouver à travers l’une de ces anciennes figures mythiques), aucun procès ne lui est épargné. C’est donc, pour cette chaîne à part, l’occasion d’un bilan critique, et, pour l’OJIM, celle de poser cette question : « C’est quoi, l’“esprit Canal”, en clair ? »

Émergence de la gauche branchée

Lancée en 1984, la qua­trième chaîne de télévi­sion française et pre­mière chaîne payante n’a occupé le réseau hertzien qu’après une longue mat­u­ra­tion. Annon­cée dès 1982 par François Mit­ter­rand, elle témoigne d’un para­doxe car­ac­téris­tique de cette péri­ode. C’est en effet le pou­voir « social­iste » qui se trou­ve à l’origine de la pre­mière chaîne privée, une chaîne qui va devenir cul­turelle­ment emblé­ma­tique de la muta­tion de la gauche française, quand le par­ti des « pro­los » va devenir celui des « branchés ». En effet, si cette muta­tion va boule­vers­er la ligne de Libé, elle va égale­ment se trou­ver à l’origine de Canal+. Une fois aban­don­née la dimen­sion cul­turelle que Jack Lang entend d’abord don­ner à la chaîne, celle-ci va se con­stituer comme un mon­tage com­plexe devant répon­dre à des impérat­ifs économiques pré­cis. Tout d’abord, frein­er la crois­sance du marché de la vidéo (et du mag­né­to­scope japon­ais) en pro­posant, par un sys­tème de péage, une mul­ti­d­if­fu­sion de films récents, stratégie soutenue par des mesures du gou­verne­ment : une TVA « de luxe », à 33 %, est appliquée pour tous les appareils vidéo et les vidéo­cas­settes préen­reg­istrées (Mark Hunter, Les Jours les plus Lang, Paris, édi­tions Odile Jacob,‎ 1990, p. 159), quand les décodeurs de Canal+ sont eux assu­jet­tis à la TVA la plus réduite, à l’in­star de celle appliquée pour les téléviseurs. Autre argu­ment com­mer­cial décisif : Canal se présente comme le pre­mier dif­fuseur de matchs de foot­ball. Un troisième, plus éton­nant, sera la dif­fu­sion de films X qui débute le 31 août 1985. Comme l’affirmait dans une récente inter­view au Point l’éditeur Léo Scheer, développeur du pro­jet avant l’arrivée de Pierre Les­cure : « Tout le monde fut pris à con­tre-pied. Per­son­ne ne pou­vait imag­in­er que Mit­ter­rand et les social­istes pour­raient autoris­er des aven­tures aus­si libérales dans un secteur sen­si­ble comme celui des médias. »

Une vitrine

Ce mon­tage ingénieux soulève donc un sérieux prob­lème moral orig­inel : la gauche branchée accouche d’une télé cryp­tée… inac­ces­si­ble aux pau­vres. Pour min­imiser ce prob­lème, l’État impose donc des pro­grammes en clair. « Les social­istes, rap­porte encore Léo Scheer, avaient peur qu’une chaîne entière­ment cryp­tée et aus­si chère soit perçue comme un pro­gramme réservé aux rich­es et que cela fasse scan­dale auprès de l’opin­ion. Il fal­lait donc trans­former ce hand­i­cap régle­men­taire de plusieurs heures quo­ti­di­ennes de pro­grammes en out­il de pro­mo­tion à tra­vers un pro­gramme “branché” per­me­t­tant de touch­er les CSP+, notre “cœur de cible” pour les abon­nements. » Et le pio­nnier de la chaîne de con­clure, lap­idaire : « Ce qu’on appelle “l’e­sprit Canal” n’é­tait qu’un habil­lage mar­ket­ing pour aller à la pêche aux abon­nements. » L’esprit Canal, aujourd’hui si sûr de lui et de ses « valeurs » est ain­si né d’une ambi­tion de racol­er des CSP+ pour une chaîne payante dif­fu­sant, out­re des films, du foot, des blagues et du cul… Autrement dit l’alliance de l’argent et de la vul­gar­ité dans un grand éclat de rire expul­sant de la fête les peine-à-jouir. L’esprit canal peut ain­si être vu comme le con­den­sé d’un cer­tain esprit des années 80 : une gauche « moins coco que cokée », le tri­om­phe des pub­ards, la sal­sa effrénée d’une nou­velle bour­geoisie urbaine sans scrupule n’ayant con­servé, en guise de morale, qu’un pin’s « Touche pas à mon pote » et son vote socialiste.

Confusion des genres

Avec Coluche, les Nuls puis l’émission phare : « Nulle part ailleurs », la grille en clair de Canal+ va tenir son pari pro­mo­tion­nel. Après plusieurs années dif­fi­ciles, la chaîne devient en effet rentable, dévelop­pant à tra­vers sa vit­rine un humour à la pointe, imper­ti­nent et cor­rosif. Canal invente certes un ton, mais égale­ment un cer­tain type d’émissions qui se répan­dra par la suite dans toute la télévi­sion française. Comme le remar­que la sémi­o­logue Vir­ginie Spies : « La chaîne est l’une des pre­mières en France à avoir mis à l’antenne des émis­sions de type talk-show comme Nulle Part Ailleurs, qui pas­sait de l’information à l’humour, de la fic­tion à la réal­ité : c’était l’invention du mélange des gen­res à la française. Les autres chaînes ont suivi cette mode et nous pou­vons con­sid­ér­er qu’aujourd’hui, un pro­gramme tel qu’On n’est pas couché de Lau­rent Ruquier sur France 2 est l’héritière (sic) du talk show de Philippe Gildas et Antoine de Caunes. (…) Loin d’être anec­do­tique, l’invention du mélange des gen­res a boulever­sé l’espace médi­a­tique et poli­tique. Il sem­ble désor­mais tout à fait nor­mal que les hommes et femmes poli­tiques fréquentent les plateaux de télévi­sion aux côtés des chanteurs et que, de ce fait, ils devi­en­nent des per­son­nal­ités peo­ple comme les autres. » Si le « Grand Jour­nal » a pris la suite de NPA, l’émission de Yann Barthès, dont l’OJIM a, à plusieurs repris­es, dénon­cé les manip­u­la­tions, est aujourd’hui un avatar de cette con­fu­sion des gen­res sous le mode de l’« info­tain­ment », entre info et divertissement.

La propagande par la vanne

Avec le recul, on peut cepen­dant mesur­er les con­séquences de cette con­fu­sion des gen­res ini­tiée par Canal+, et y voir un impact bien plus qu’anecdotique sur la vie poli­tique française et le débat d’idées. En effet, d’autres l’ont noté avant nous, mais de cette con­fu­sion résulte avant tout une désacral­i­sa­tion du poli­tique et de la pen­sée. La vanne prend le pas sur l’idée, la vedette sur l’homme poli­tique. Or il se trou­ve que la sous-cul­ture de masse est dev­enue le pre­mier vecteur de l’idéologie poli­tique­ment cor­recte. Ain­si, en sapant l’autorité des débat­teurs et faiseurs d’opinion tra­di­tion­nels, l’esprit Canal a par­ticipé à leur sub­stituer de sim­ples pro­pa­gan­distes d’une idéolo­gie pré­caire, et la com­plex­ité d’un débat con­tra­dic­toire de véri­ta­ble tenue intel­lectuelle s’est vue écrasée par un refrain antiraciste ou une vanne anti-Le Pen. Sur le plan de l’info, cette con­fu­sion des gen­res est égale­ment un mode insi­dieux et impa­ra­ble de pro­pa­gande comme l’a démon­tré le « Petit Jour­nal » tout au long de son traite­ment par­ti­san de la « Manif pour tous ». Puisque « les faits sont têtus », comme dis­ait Lénine, et la rigueur ennuyeuse pour­rait-on ajouter, l’équipe de Yann Barthès se con­tente de les élud­er sous l’effet de la vanne, laque­lle induit pour le spec­ta­teur ce qu’il est cen­sé penser de l’événement sans qu’on ait pris la peine de le lui décrire véri­ta­ble­ment. Et c’est ain­si que l’on bas­cule de la déri­sion au fanatisme que dénonce le philosophe Alain Finkielkraut : « C’est une déri­sion don­neuse de leçon, c’est une déri­sion pure­ment idéologique et je ne vois pas du tout de quoi elle nous pro­tège : elle nous assomme au con­traire. » Et le philosophe de fustiger « une arro­gance absol­u­ment fana­tique, une bien-pen­sance en béton armé, une cer­ti­tude de gran­it, c’est à dire, on se moque tou­jours des mêmes… » (France Cul­ture, Réplique, 25/05/2013). Même analyse chez l’écrivain Nathalie Rheims : « Aujour­d’hui, les “vraies gens” ont dis­paru, rem­placées par des mar­i­on­nettes, et le seul but du “polit­buro” est désor­mais de main­tenir la vacuité de son hégé­monie cul­turelle en devenant une officine de pro­pa­gande. » Et le comé­di­en Fab­rice Luchi­ni de dénon­cer égale­ment cette tyran­nie masquée au cours d’une inter­view dans L’Express : « On est dans la tyran­nie du rire oblig­a­toire. Le drame de l’époque, c’est l’esprit Canal, cette mécanique de la déconne. C’est un total­i­tarisme ! » (blogs.lexpress.fr).

Le plouc-émissaire

Et quel est l’indésirable con­tre quoi se définit ce fanatisme « cool » ? Il est ce que Philippe Muray avait judi­cieuse­ment bap­tisé le « plouc-émis­saire ». Le beauf, le provin­cial, le pop­u­lo, le vieux, le ringard, le Français de souche, cette cible per­ma­nente du pro­gramme humoris­tique « Groland », en somme : le peu­ple français tra­di­tion­nel tel qu’il est haïss­able et tel qu’il doit dis­paraître. Ce lyn­chage est devenu telle­ment insis­tant et telle­ment vis­i­ble qu’il a du reste fini par entraîn­er la chute de Canal. Olivi­er Pour­riol, philosophe et éphémère chroniqueur au « Grand Jour­nal », rap­porte dans On/Off (Nil), ces pro­pos tenus par l’un des patrons de la chaîne au mois de juin 2012 : «C’est vrai qu’avec la crise on doit s’adapter. Notre cible, c’est les CSP moins. Et, dans les études, eux, qu’est-ce qu’ils nous dis­ent ? N’u­tilisez pas votre intel­li­gence juste pour vous foutre de nos gueules. C’est assez dur comme ça d’être pau­vres. Si en plus vous nous prenez pour des cons. » Même Aude Lancelin, la jour­nal­iste pour­tant très con­formiste de Mar­i­anne, l’affirme : « non, il ne sera bien­tôt plus si facile d’hu­m­i­li­er les ploucs avec leur assen­ti­ment bien­veil­lant, le fonds de com­merce de Canal depuis des années » (marianne.net). Cela dit, l’ « esprit Canal » est-il pour autant « mort » en rai­son de cette tour­nure « plouco­phobe », ain­si que la jour­nal­iste l’expose ? Il est plus vraisem­blable qu’il ait sim­ple­ment accom­pli son évo­lu­tion naturelle. En effet, la gauche des « années fric » (les années 80), après avoir pris tous les postes médi­a­tiques, après s’en être mis plein les poches (et les nar­ines), après avoir trahi les intérêts du peu­ple qu’elle pré­tendait servir, après avoir élu les pop­u­la­tions immi­grées comme pro­lé­tari­at de sub­sti­tu­tion, a naturelle­ment voulu hum­i­li­er et détru­ire ce peu­ple. Le pro­lé­taire-nou­v­el-Adam est devenu le beauf inculte et raciste, comme pour lui sig­ni­fi­er : « Ce n’est pas moi qui t’ai trahi, c’est toi qui a déçu ma con­fi­ance. » On se venge tou­jours de ceux que l’on trahit, afin de se jus­ti­fi­er à ses pro­pres yeux.

Il est l’heure de se désabonner

Dans le Tao, on observe qu’en vieil­lis­sant, le Yin se retourne en Yang, et vice-ver­sa. Autrement dit, chaque chose, en se détéri­o­rant, finit par pro­duire l’opposé de sa fonc­tion d’origine. Ce genre de raison­nement échappe totale­ment à notre époque binaire et sim­pliste. Pour­tant, l’esprit Canal est un symp­tôme fla­grant de ce retourne­ment con­cret des idéaux de la gauche au fil du temps. Com­ment les défenseurs du peu­ple sont devenus ses plus féro­ces con­temp­teurs en se muant en une élite inculte et agres­sive. Com­ment les irrévéren­cieux se sont faits gar­di­ens du dogme de la Pen­sée-Unique en util­isant la déri­sion pour neu­tralis­er tout con­tra­dicteur et se dis­penser d’avoir à jus­ti­fi­er aucun de ses argu­ments. Com­ment les comiques sont devenus des pom­peux, les « généreux » des friqués cyniques, les avant-gardistes des réac­tion­naires jaloux de leurs prérog­a­tives con­tin­u­ant de crypter un réseau hertzien à l’heure de la télévi­sion par satel­lite et à pari­er sur le ciné­ma récent mul­ti-dif­fusé à l’heure du télécharge­ment en un clic. L’esprit Canal, c’était l’impertinence, ce fut le mépris, ce n’est plus désor­mais qu’une gri­mace de haine fana­tique et sat­is­faite. Il est vrai­ment l’heure de se désabonner…