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Quand Le Monde caviarde le déshonneur de Jean Daniel

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20 mars 2020

Temps de lecture : 9 minutes
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Quand Le Monde caviarde le déshonneur de Jean Daniel

Temps de lecture : 9 minutes

Au lendemain de sa mort, le 19 février 2020, Le Monde a publié une nécrologie de Jean Daniel, le fondateur du Nouvel Observateur. Naturellement, elle était élogieuse. Ce grand laboureur du siècle le méritait en partie. Néanmoins, sa qualité d’homme de gauche méritait qu’on s’attardât un peu plus sur ses relations avec les régimes communistes que ne l’a fait le quotidien, qui se contente de ce paragraphe :

Rela­tions « orageuses »
« C’est peu de dire que les rela­tions entre Jean Daniel et le Par­ti com­mu­niste français furent com­pliquées, par­fois même orageuses. La pub­li­ca­tion de L’Archipel du Goulag, l’ouvrage d’Alexandre Sol­jen­it­syne, déclen­cha une inter­minable polémique entre Georges Mar­chais, L’Humanité et Le Nou­v­el Obser­va­teur accusé d’être « un pro­fes­sion­nel de la divi­sion de la gauche ». Alors pre­mier secré­taire du Par­ti social­iste, François Mit­ter­rand ten­ta de calmer les choses. Sans grand suc­cès… Même La Prav­da y alla de ses accu­sa­tions con­tre Jean Daniel, « cet anti­so­vié­tique de gauche qui cherche à ébran­ler le régime poli­tique des pays du social­isme en ayant recours aux ser­vices de dissidents ». »

Apostrophes du 11 avril 1975

S’il est vrai que Jean Daniel fut un pré­coce admi­ra­teur de l’écrivain russe, en quoi il tranche avec la majorité de la gauche des années 70, cet épisode que Le Monde racon­te dans un goût un peu sucré fut suivi d’un autre plus tor­turé et moins à la gloire de l’éditorialiste. En effet, le 11 avril 1975 appa­rais­sait pour la pre­mière fois à la télévi­sion, sur le plateau d’« Apos­tro­phes », l’émission lit­téraire bien con­nue de Bernard Piv­ot, le grand Alexan­dre Sol­jen­it­syne. Pour l’interroger, out­re Jean Daniel, on trou­ve sur le plateau Pierre Daix, ancien com­mu­niste qui refusa longtemps de recon­naître la réal­ité du goulag et Jean d’Ormesson. Jean Daniel, mal­gré l’admiration qu’il déclare éprou­ver pour Sol­jen­it­syne, endosse cepen­dant le rôle de « rassem­bleur des gauch­es », c’est-à-dire d’homme per­suadé que, si l’URSS est abjecte, le com­mu­nisme ou le social­isme sont cepen­dant pos­si­bles et qu’on ne peut mêler tous les régimes. Il com­mence par inter­roger le Russe sur le niveau de pro­duc­tion en URSS, lais­sant sous-enten­dre que ses vari­a­tions auraient un fort effet sur le peu­ple. À quoi Sol­jen­it­syne répond :

« Beau­coup de fautes sont été com­mis­es dans l’histoire depuis le XVI­I­Ie siè­cle, parce qu’on a attaché trop d’importance au fait qu’on n’avait pas assez de biens matériels et qu’on a estimé que dès qu’on sera ras­sas­ié, abreuvé et qu’on aura partagé tous les biens matériels, le par­adis ter­restre sera instau­ré. (…)Tout l’esprit de mon Archipel con­siste à mon­tr­er que ceux qui étaient privés non seule­ment de nour­ri­t­ure, de vête­ments mais même de l’espérance de vivre, ces gens d’un seul coup subis­saient une élé­va­tion spir­ituelle. Et l’Occident est telle­ment plein de biens matériels, qu’il foule aux pieds d’ailleurs, que les hommes com­men­cent à faib­lir dans leur âme ».

La guerre du Vietnam au milieu

Ren­voy­ant l’éditorialiste à ses sché­mas de matéri­al­iste occi­den­tal, Sol­jen­it­syne croit avoir placé le débat à la hau­teur à laque­lle il devrait se jouer. Mais c’est sans compter la féroce et retorse bonne con­science de l’intellectuel de gauche, qui ne désarme pas. Jean Daniel a en effet un souci : il a appris que Sol­jen­it­syne, lors d’une con­férence de presse don­née quar­ante-huit heures aupar­a­vant, a cri­tiqué les accords de Paris et accusé les occi­den­taux de ne pas défendre la lib­erté au Viet­nam comme au Por­tu­gal. En ce début d’année 1975 en effet, même si les États-Unis ont évac­ué le pays, le Sud-Viet­nam tient encore pour quelque temps face aux vio­lentes attaques viet-con­gs. Et l’Occident de gauche, comme M. Daniel, est per­suadé que le com­bat des com­mu­nistes viet­namiens est juste, anti-colo­nial­iste et anti-cap­i­tal­iste. Et il réat­taque avec respect, Alexan­dre Sol­jen­it­syne en ces mots :

« Pour ce qui cor­re­spond à vos com­bats en Occi­dent, je pense que vous vous trompez, peut-être par manque d’informations (…) Il y a eu ici des com­bats qui n’étaient pas con­tre le com­mu­nisme, mais con­tre le colo­nial­isme, con­tre le cap­i­tal­isme, et ces com­bats étaient les mêmes que les vôtres ».

Il essaie par-là de lier, absur­de­ment, le com­bat anti-total­i­taire de l’auteur d’Ivan Denisso­vitch aux luttes pour­tant pro-com­mu­nistes qui ont lieu alors partout dans le monde, sou­vent déguisées en guer­res anti­colo­niales. Cela donne le dia­logue suivant :

Alexan­dre Sol­jen­it­syne : – Je suis un écrivain russe, mon sort est lié à celui de mon pays. (…) Je puis vous jur­er que jamais je n’écrirai une seul œuvre sérieuse, artis­tique sur l’Occident .

Jean Daniel : –  Que vouliez-vous dire quand vous avez dit que les accords de Paris, il était évi­dent qu’ils seraient défaits, et que les Améri­cains… l’Occident n’avait pas fait un bon usage de sa lib­erté (…) Est-ce qu’il était mal­hon­nête d’en déduire que vous espériez que l’Occident, incar­nant les défenseurs de la lib­erté, aurait dû se mon­tr­er plus rigide dans la négo­ci­a­tion, et moins con­ciliant dans l’acceptation des ter­mes des accords et, qu’au fond, il fal­lait tenir tête davan­tage aux forces communistes ?

Alexan­dre Sol­jen­it­syne : – La guerre au Viet­nam, depuis des années, est l’expression d’un com­mu­nisme dynamique et fort qui tend à élargir son ter­ri­toire. (…) On pro­pose à l’étranger de par­tir le plus vite pos­si­ble du Viet­nam, de Phnom-Penh, sinon sa sécu­rité ne pour­ra plus être garantie. Alors les étrangers par­tent, c’est-à-dire, les témoins par­tent ! Par­tent les gens qui auraient pu voir ce qui se passerait après l’entrée de l’armée vic­to­rieuse. Le réc­it sur les fusil­lades qui auront lieu, on l’aura dans trente ans, le réc­it sur com­bi­en de mil­lions qui se trou­veront encore dans les camps. Je m’appuie sur notre pro­pre expéri­ence ! Je suis cette logique his­torique que moi j’ose dire : le proces­sus actuel au Viet­nam m’est très bien con­nu, il se passe des choses que je con­nais, notre révo­lu­tion de 1917 et notre guerre civile. Alors j’ose dire que mes déc­la­ra­tions sont responsables.

Jean Daniel : – C’est vrai qu’il y a en ce moment des femmes, des enfants, des vieil­lards et moi je le dirai, je l’assume, il y a en effet des gens qui fuient le com­mu­nisme pour des raisons mul­ti­ples, l’intoxication, mais la peur, mais le sou­venir, et la volon­té de ne pas être com­mu­niste, pourquoi pas, je le dis et je le regrette. Mais avant cela, avant que n’arrivent les camps dont Sol­jen­it­syne n’a qu’une vue pré­moni­toire et par analo­gie, dont il n’est pas cer­tain qu’ils arrivent, il y a eu quand même, il faut le rap­pel­er, les bom­barde­ments améri­cains et ces bom­barde­ments-là ont déver­sé (…) sur le Viet­nam dix fois plus de bombes que pen­dant toute la guerre mondiale (…)

Alexan­dre Sol­jen­it­syne : – Mon­sieur Daniel a par­lé quelque­fois du colo­nial­isme du temps passé. Sans aucun doute, je crois que ce colo­nial­isme était la honte du monde occi­den­tal, je vois aus­si que le temps du châ­ti­ment pour ce temps de coloni­sa­tion est arrivé, et jamais je n’aurais défendu quelque acte que ce soit d’un pays colonisa­teur.(…) C’est pourquoi, quand on par­le du Viet­nam, je com­prends bien sûr que l’Indochine ne devait pas être une colonie française, que le départ des Français devait faire par­tie de cette logique générale de devoir se libér­er de ce poids hon­teux. (…) On a tenu un peu trop longtemps aux colonies et à ce moment-là avait com­mencé un phénomène ter­ri­ble : l’expansion des com­mu­nistes de notre pays, de cette vio­lence, partout. Alors la sim­ple libéra­tion du peu­ple viet­namien n’a pas eu le temps d’avoir lieu : un proces­sus a suivi immé­di­ate­ment un autre. Les colo­nial­istes à peine par­tis, une autre force tout de suite arrivait.

Dialogue de sourds

On assiste donc à un dia­logue de sourd : l’ancien zek juge les sys­tèmes d’un point de vue supérieur, où ce qui importe avant tout pour l’homme est la lib­erté spir­ituelle, et non les pro­grès des droits de l’homme. Et pour lui, aucun régime n’est pire que le régime com­mu­niste et une dic­tature, mal­gré tout, est pro­vi­soire­ment accept­able si elle peut empêch­er la pro­gres­sion du com­mu­nisme. Jean Daniel reste, lui, attaché au pro­jet de la Révo­lu­tion qui apporte une plus grande jus­tice entre les hommes, la « lib­erté, l’égalité et la fra­ter­nité » à toute l’humanité. Et le com­mu­nisme est pour lui dans la ligne de ce pro­jet. Sa lec­ture de L’Archipel du Goulag l’a sem­ble-t-il ren­du résol­u­ment cri­tique envers l’Union sovié­tique, mais ne l’a pas con­va­in­cu de la nul­lité du pro­jet com­mu­niste. Et il inter­prète le com­bat de Sol­jen­it­syne comme une sauve­g­arde de l’idéal de la Révo­lu­tion con­tre les dévi­a­tions du pou­voir sovié­tique. Il est donc extrême­ment dépité, avoue-t-il, quand au jour­nal télévisé du jour sur la pre­mière chaîne, l’écrivain est présen­té non « comme le mar­tyr de la Révo­lu­tion mais comme le prophète de la con­tre-révo­lu­tion ».

Ce à quoi Alexan­dre Sol­jen­it­syne répond :

« Je n’aime pas ces ter­mes de révo­lu­tion, de con­tre-révo­lu­tion. L’un et l’autre sont vio­lences. À mes yeux, il n’y a pas de dif­férence : je n’accepte ni l’une ni l’autre, et ce dans n’importe quel pays (…) ce ne sont que des slo­gans : « Allons tuer les autres ! Cela nous apportera le Bien, ce sera juste ». Il faut amélior­er le monde : l’Est, l’Ouest ont cha­cun leur but, mais on ne doit jamais utilis­er les armes pour attein­dre ce but. (…) L’époque des révo­lu­tions vio­lentes est ter­minée. Cette époque nous a déjà pris deux siè­cles mais n’a pas amélioré la sit­u­a­tion, dans aucun pays. Au con­traire, elle l’a aggravée ».

Les réac­tions dans la presse après l’émission seront vir­u­lentes, et Jean Daniel accusé notam­ment par un Ray­mond Aron d’avoir « abais­sé le dia­logue au niveau ordi­naire des débats par­ti­sans ». Ce débat restera comme une tache sur le cos­tume du jour­nal­iste de gauche. Une tache gen­ti­ment effacée par la rubrique nécrologique du Monde, ce que l’on appelle men­songe par omission.