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Coronavirus : les médias suisses entre dramatisation et absence de questionnement

9 avril 2020

Temps de lecture : 5 minutes
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Coronavirus : les médias suisses entre dramatisation et absence de questionnement

Temps de lecture : 5 minutes

Nous empruntons à notre excellent confrère suisse L’Antipresse le témoignage de deux journalistes spécialisées dans les domaines de la santé et l’investigation (www.re-check.ch). Entre autorités fédérales imprécises et médias cédant au sensationnel ou bien peu curieux, les Français se sentiront moins seuls… Les sous-titres sont de notre rédaction.

Émotion et anxiété

Nous obser­vons avec préoc­cu­pa­tion que la cou­ver­ture médi­a­tique actuelle de l’épidémie de coro­n­avirus est avant tout anx­iogène et émo­tion­nelle. Cela tient au moins à deux fac­teurs : d’un côté, à une présen­ta­tion des chiffres qui ne per­met pas de se faire une idée aus­si réal­iste que pos­si­ble de la grav­ité de l’épidémie et de la manière dont elle évolue en Suisse ; de l’autre, à la ten­dance à mon­ter en épin­gle des cas indi­vidu­els peu représen­tat­ifs ou des sit­u­a­tions très par­ti­c­ulières comme celle de Bergame (Ital­ie), sans mise en perspective.

De fait, le pub­lic suisse ne dis­pose pas des infor­ma­tions néces­saires dont il aurait besoin pour juger si les mesures pris­es au nom de sa pro­tec­tion lui sem­blent accept­a­bles et jus­ti­fiées, notam­ment au regard des effets négat­ifs que les­dites mesures déploient déjà et déploieront de plus en plus, en par­ti­c­uli­er sur la san­té des habitants.

Informations partielles et partiales

Les autorités fédérales ne four­nissent pas cer­tains indi­ca­teurs qui per­me­t­traient d’analyser la sit­u­a­tion sur les meilleures bases pos­si­bles et, mal­heureuse­ment, dans la grande majorité des cas, les médias ne les leur récla­ment pas.

Ces infor­ma­tions indis­pens­ables que les autorités ne com­mu­niquent pas de manière proac­tive, ce sont par exem­ple l’évolution du taux de létal­ité (case fatal­i­ty rate ou CFR), les critères en fonc­tion desquelles les tests sont menés ou encore la base sur laque­lle les décès sont attribués à COVID–19 (suf­fit-il qu’un patient qui décède en étant por­teur de l’infection à coro­n­avirus pour dire qu’il est décédé « à cause de COVID–19 » ou d’autres critères sont-ils appliqués ?). Et mal­heureuse­ment, à notre con­nais­sance, pra­tique­ment aucun jour­nal­iste ne les leur a réclamées. En lieu et place, l’Office fédéral de la san­té publique (OFSP) et la grande majorité des médias con­tin­u­ent à présen­ter sys­té­ma­tique­ment en pre­mier le nom­bre cumulé de cas iden­ti­fiés et le nom­bre cumulé de décès, ce qui ren­force jour après jour chez le pub­lic l’impression infondée d’une épidémie qui se répand comme une traînée de poudre et rav­age notre pays.

Absence de modèles

Impres­sion infondée car, à ce jour, les mod­èles qui prévoy­aient une évo­lu­tion dra­ma­tique sus­cep­ti­ble de met­tre en péril nos infra­struc­tures de san­té se sont avérés erronés : nos unités de soins inten­sifs ne sont pas débor­dées, au con­traire, elles ont même suff­isam­ment de capac­ités pour accueil­lir plusieurs dizaines de patients venus de France. Et même en Ital­ie, une analyse plus atten­tive révèle que la sit­u­a­tion extrême­ment dif­fi­cile que con­nais­sent la Lom­bardie et, dans une moin­dre mesure, l’Emilie-Romagne sem­ble rester cir­con­scrite à cette zone géo­graphique, aucune autre région n’a con­nu d’évolution sim­i­laire.

La capac­ité man­i­feste des hôpi­taux suiss­es à mobilis­er rapi­de­ment les ressources néces­saires pour absorber une éventuelle flam­bée de cas graves et la sin­gu­lar­ité du drame lom­bard qui ne s’étend pas au reste de l’Italie sont des nou­velles ras­sur­antes. Elles représen­tent aus­si des infor­ma­tions très impor­tantes qui devraient être davan­tage mis­es en avant et traitées pour éclair­er les déci­sions actuelles et futures en matière de poli­tique de san­té publique et de restric­tions imposées à la population.

Mal­heureuse­ment, ces aspects sont régulière­ment éclip­sés au prof­it de pro­pos angois­sants. Deux exem­ples illus­trent bien cette ten­dance : lors du point de presse du 19 mars à Berne, les autorités fédérales n’ont pas hésité pas à qual­i­fi­er de « dra­ma­tique » la sit­u­a­tion dans le can­ton du Tessin sans fournir de chiffres étayant cette affir­ma­tion. Et le 28 mars, l’OFSP a décrit comme « énorme » le chiffre de 280 per­son­nes sous res­pi­ra­tion arti­fi­cielle en Suisse — sans être pour autant en mesure de fournir une indi­ca­tion sur ce que serait la « nor­male » dans le domaine. Les médias n’ont pas insisté pour que les pro­pos soient pré­cisés ; dans le sec­ond cas, le jour­nal­iste s’est même excusé d’avoir posé la ques­tion et aucun de ses col­lègues présents n’a bronché.

Dans le même esprit, le con­seiller fédéral Alain Berset a pu affirmer que « la crise » allait « dur­er jusqu’en mai » sans que le média qui l’interviewait ne lui deman­der d’expliquer ce qu’il entend con­crète­ment par là, et sans que les médias qui l’ont cité par la suite ne jugent néces­saire de chercher à en appren­dre davantage.

Censure à l’œuvre

Nous sommes enfin très préoc­cupées par cer­tains indices qui sug­gèrent qu’il existe un con­trôle de l’information par le gou­verne­ment, voire que la cen­sure est à l’œuvre. Com­men­tant les résul­tats inter­mé­di­aires d’une enquête qu’il mène actuelle­ment sur le sujet auprès des jour­nal­istes, l’association de jour­nal­istes Impres­sum rel­e­vait avec inquié­tude dans sa newslet­ter du 1er avril:

« Sur les 118 per­son­nes qui ont répon­du, cer­taines rela­tent l’interdiction d’accès de pho­tore­porters sur des ter­rains publics allant par­fois jusqu’à la cen­sure par la police. Il ne s’agit pas de cas isolés — un tiers des répon­dants ont déjà été empêchés dans leur tra­vail jour­nal­is­tique. Cer­taines autorités de ges­tion de crise can­tonales s’efforcent vraisem­blable­ment de con­trôler toute l’information publiée. »

Dans une sit­u­a­tion aus­si con­fuse et ten­due que celle que vit la Suisse aujourd’hui, il est essen­tiel que les médias assu­ment pleine­ment leur fonc­tion : en refu­sant de se laiss­er intimider et de céder à l’autocensure, en deman­dant des comptes aux autorités, et met­tant tout en œuvre pour fournir aux citoyens des infor­ma­tions véri­ta­ble­ment per­ti­nentes qui leur per­me­t­tent de com­pren­dre les ten­ants et les aboutis­sants de la sit­u­a­tion actuelle.

Catherine Riva, Serena Tinari

Cather­ine Riva et Ser­e­na Tinari sont toutes deux des jour­nal­istes d’enquête spé­cial­isées dans l’investigation des sujets de san­té et dans l’enseignement de méth­odes d’enquête dans ce domaine. En 2015, elles ont fondé Re-Check, une organ­i­sa­tion indépen­dante spé­cial­isée dans l’enquête et le map­page des affaires de san­té (re-check.ch, @RecheckHealth).

Source : antipresse.net