Le révélateur
À l’origine des informations qui ont provoqué une crise politique et diplomatique d’ampleur internationale, Edward Snowden, jeune informaticien et ancien employé de la NSA, est le citoyen mondial qui a dominé la scène médiatique de ces dernières années. Héros au service des libertés individuelles pour les uns, traître à la nation pour les autres, ce jeune génie de l’informatique, patriote et idéaliste, a dû s’exiler à Moscou pour échapper aux poursuites judiciaires pour espionnage, vol, et utilisation illégale de biens gouvernementaux, qui pourraient lui valoir au minimum une peine de 30 ans de prison.
La France lui a refusé pour la seconde fois le droit d’asile en 2019.
En tous les cas, son action et ses conséquences nous apparaissent comme édifiantes, à l’heure où le gouvernement français souhaite faire prendre au renseignement national le même chemin que celui emprunté par les États-Unis après le 11 septembre. Une politique sur laquelle l’administration américaine du président Obama semble d’ailleurs effectuer un rétropédalage, précisément suite aux révélations d’Edward Snowden.
Biographie et parcours professionnel
Edward Snowden est né en juin 1983 en Caroline du Nord, d’un père garde-côtes et d’une mère sheriff-adjointe. Il déménage en 1999 dans l’État du Maryland, à Ellicott City, où il étudie l’informatique au lycée. Génie de l’informatique, son QI s’élève à 145. Il ne parvient pas à compléter sa formation dans une Université locale à cause d’une mononucléose. Il obtiendra néanmoins une maîtrise en ligne auprès de l’Université de Liverpool en 2011.
Il s’enrôle dans l’armée en 2004, souhaitant rejoindre le corps des Forces Spéciales. Jeune patriote, il affiche sa volonté de combattre en Irak « contre l’oppression. » Mais il ne parvient pas à compléter l’entraînement, se brisant les deux jambes au cours de ce dernier. En 2005, il est employé par l’Université du Maryland en tant que spécialiste de la sécurité. C’est l’année suivante, en 2006, qu’il se voit offrir un poste par la CIA, dans son QG de Langley, en Virginie. L’agence de renseignement américaine remarque en effet ses talents informatiques prodigieux. Il accomplit des missions relatives à la sécurité informatique à Genève, ou encore en Roumanie, pour le compte de l’OTAN. A l’époque, il est considéré comme un expert de premier ordre en sécurité informatique.
En 2009 qu’il commence à travailler pour la NSA, par l’intermédiaire de l’entreprise américaine Dell. C’est pendant cette période, notamment au printemps 2012, qu’il collecte de nombreux documents attestant de l’ampleur des programmes de surveillance mis en œuvre par la NSA. En mars de la même année, il est muté au bureau d’Hawaï, qui s’occupe notamment de la surveillance de la Chine et de la Corée du Nord. Un an plus tard, en mars 2013, il atteint ce qu’il appelle son point de rupture lorsqu’il lit voit le directeur de la NSA mentir sciemment lors d’un audit parlementaire. Avant de démissionner, il s’empare de nombreuses données supplémentaires en vue de les divulguer aux médias.
Edward Snowden affirmera par la suite que sa volonté de faire fuiter ces documents s’est développée de façon progressive, lorsqu’il était en poste à Genève, puis à Hawaï. Il précise par ailleurs avoir à de nombreuses reprises averti ses supérieurs de l’existence de programmes de surveillance massifs et non discriminants, sans succès. Il prend contact avec le journaliste Glenn Greenwald pour la première fois à la fin de l’année 2012. Il contacte aussi la réalisatrice Laura Poitras. Tous les trois commencent à travailler sur la mise en place des révélations en février 2013, en coopération avec de nombreux journaux comme le Guardian ou le Washington Post. Avant de révéler les informations, Edward Snowden s’envole pour Hong-Kong en vue d’échapper aux poursuites judiciaires. C’est finalement la Russie qui lui donnera le droit d’asile à l’été 2013. Son droit d’asile est prolongé deux fois d’une période de trois ans (en 2014 et en 2017) par les autorités russes. Celles-ci lui accordent le titre de résident permanent en 2020. Il vit encore aujourd’hui (été 2021) à Moscou avec sa compagne, Lindsay.
L’affaire des écoutes de la NSA
Juin 2013
Le Washington Post et le Guardian révèlent l’existence d’un vaste système d’espionnage international des communications par l’Agence Nationale de Sécurité américaine (NSA). C’est Edward Snowden, jeune informaticien et employé de l’agence de renseignement qui est à la source de ces informations. Très vite, les pays visés par le dispositif demandent des explications, et l’affaire prend une tournure de crise diplomatique majeure. Les USA se défendent par le biais du patron de l’agence de renseignement, le général Keith Alexander, en affirmant que les données collectées servent à la sécurité nationale, et que tout est légal. Quant à Snowden, il est inculpé par la justice pour espionnage, vol et utilisation illégale de biens gouvernementaux. Il s’exile à Hong-Kong, puis à Moscou, qui lui donne le droit d’asile le mois suivant.
Juillet/Août 2013
Le président Obama se veut conciliant et promet de fournir les données et de coopérer avec les pays qui le souhaitent. Il annonce des réformes qui permettront plus de transparence. Néanmoins, le président américain dément un abus de la part de la NSA, et ne présente pas d’excuses aux pays ciblés. La surveillance est jugée légitime et nécessaire par l’administration américaine.
Octobre 2013
Toujours sur la base de documents fournis par Snowden, Le Monde révèle que la NSA a intercepté massivement des communications de citoyens français : 70 millions d’enregistrements de données téléphoniques pour la France. Les États-Unis affirment que ces informations sont erronées et trompeuses, et affirment collecter des données pour la défense de leurs citoyens et de leurs alliés contre le terrorisme. La chancellerie allemande annonce que le téléphone portable de Merkel pourrait avoir été surveillé par les services américains. Une fois encore, les États-Unis démentent l’information. Keith Alexander affirme par ailleurs qu’en Europe, ce sont les partenaires de l’agence de renseignement qui leur fournissent les données. En France, il s’agit de la DGSE et d’Orange.
Novembre 2013
Le Guardian révèle que les autorités britanniques ont eu un rôle dans l’activité de la NSA sur leur territoire. Toujours selon des documents fournis par Snowden, les journalistes anglais révèlent l’existence d’un accord entre les gouvernements britannique et américain pour une coopération entre leurs services de renseignements. Cet accord aurait été conclu en 2007 sous le mandat de Tony Blair.
Janvier 2014
Le Président Obama annonce la réforme de la NSA et du renseignement américain en général. Il s’agit de limiter son pouvoir et les données accumulées, sans pour autant mettre fin à la pratique de collecte des données. Les commentateurs parlent de réformes timides.
Juin 2015
Promulgation du « USA Freedom Act » qui réduit les moyens de surveillance de la NSA en matière de collecte de données téléphoniques. Ce texte prévoit qu’il ne sera possible aux autorités américaines d’accéder aux données collectées que sur décision de justice.
Distinctions
Août 2013
Prix allemand des lanceurs d’alerte.
Octobre 2013
Sam Adam Awards. Prix qui récompense les membres des agences de renseignement qui prennent des risques en révélant des informations confidentielles pour des raisons éthiques.
Février 2014
Élu recteur de l’Université de Glasgow à titre honorifique.
Avril 2014
« Julia and Winston award » aux Big Brother Awards, en Allemagne. Prix allemand nouvellement fondé, en référence au roman de George Orwell 1984.
Ridenhour Truth-Telling Prize, une distinction accordée par l’Institut National et la Fondation Fertel, deux organismes américains qui œuvrent pour la transparence.
Les révélations d’Edward Snowden sur le programme de surveillance de la NSA ont également été récompensées par un prix Pulizer.
Septembre 2015
Prix Bjørnstjerne Bjørnson pour la liberté d’expression, décerné à Molde, en Norvège.
Mars 2016
Prix Ossietzky du PEN Club de Norvège.
Sa nébuleuse
Glenn Greenwald (The Guardian, The Intercept), Laura Poitras (The Intercept, réalisatrice du film documentaire Citizenfour dont nous vous rendions compte), Barton Gellman (The Washington Post), Daniel Ellsberg (un des journalistes à l’origine des révélations du Watergate), Wesley Lowery (Journaliste de CBS News et Prix Pulitzer 2016 pour ses enquêtes sur la police américaine).
Tous, à l’exception de Gellman, siègent aux côtés de Snowden au comité de direction de la Freedom of Press Foundation, une ONG dont la fonction est de soutenir et financer des actions d’intérêt public axées sur la liberté d’expression et la liberté de la presse.
Bibliographie
Mémoires Vives (Permanent Record), son autobiographie parue en 2019 aux éditions du Seuil. La recension de l’OJIM est à consulter ici.
Ce qu’il gagne
Lorsqu’il était employé de la NSA : 200 000 dollars par an.
Il l’a dit
« Je crois que c’est tout à fait naturel de regarder ces entreprises et de se rendre compte que ce sont des menaces, mais je n’imagine pas quelqu’un, qui ce soit, qui regarderait aujourd’hui autour de lui, la Russie, les États-Unis, la Chine, l’Italie, la Pologne, et qui se dirait que les gouvernements ne sont plus une menace. On voit l’autoritarisme croître à travers le monde, et la réalité, c’est que tout cela fait partie de la même menace, ces entreprises fonctionnent comme des bras armés des gouvernements », France Inter, 16 septembre 2019
« Vous avez sans doute une vision plus claire de la politique d’Emmanuel Macron que moi, qui suis à l’extérieur et surtout concentré sur le monde anglo-saxon. À partir de ce que j’en sais, il est difficile pour moi de dire si oui ou non il est un défenseur de la démocratie. Mais si la France continue à passer des lois sécuritaires comme l’état d’urgence… Vous ne pouvez pas vraiment vous présenter comme le phare de la démocratie, tout en adoptant des mesures autoritaires », Ibid.
« Il y a maintenant six ans que je suis sorti du bois car j’ai observé que dans le monde entier, les gouvernements soi-disant modernes étaient de moins en moins enclins à protéger la vie privée que je considère, au même titre que les Nations unies, comme un droit fondamental. Reste que pendant ce laps de temps, on a continué à y porter atteinte à mesure que les démocraties régressaient vers un populisme autoritaire. Et cette régression n’est jamais aussi manifeste que dans les relations que le pouvoir entretient avec la presse », Mémoires Vives, p.15, Seuil, 2019
« Je n’en revenais pas : mon propre gouvernement m’avait coincé en Russie. Les États-Unis s’étaient infligés tout seuls une cuisante défaite en offrant ainsi à la Russie une telle victoire de sa propagande », Ibid.
« Nous assistons à l’émergence d’une génération post-terreur, qui rejette une vision du monde définie par une tragédie particulière. Pour la première fois depuis les attaques du 11 Septembre, nous discernons les contours d’une politique qui tourne le dos à la réaction et à la peur pour embrasser la résilience et la raison. Chaque fois que la justice nous donne raison, que la législation est modifiée, nous démontrons que les faits sont plus convaincants que la peur. Et, en tant que société, nous redécouvrons que la valeur d’un droit ne se mesure pas à ce qu’il cache, mais à ce qu’il protège », Libération, 5 juin 2015.
« Je suis ingénieur, pas politicien. Je refuse le devant de la scène, je n’ai aucune envie de devenir un genre de divertissement, ni que les médias me trouvent des excuses, ou que sais-je encore », interview avec Wired, mars 2015.
« J’ai peur que les gens soient déjà blasés par ce genre de révélations, qu’ils s’habituent à tout ça. Staline disait qu’un mort, c’était une tragédie, mais qu’un million de morts c’était une statistique. Aujourd’hui, c’est un énorme scandale quand on apprend qu’Angela Merkel est sur écoute, en revanche tout le monde se fiche que 80 millions d’Allemands soient surveillés. Et je me dis donc qu’au fond, la vraie question n’est pas de prévoir ce que l’on va apprendre de ces potentiels futurs leaks, mais ce qu’on va en faire politiquement. Parce que la technologie est aujourd’hui la seule vraie arme politique », Ibid.
« Mon pays est quelque chose qui voyage avec moi. Ce n’est pas seulement une géolocalisation. Mon pays me manque, ma maison et ma famille me manquent », Later Week Tonight with John Oliver, HBO, 5 avril 2015.
« Je ne suis pas contre mon pays ou contre le gouvernement. Je suis comme tout le monde, je n’ai pas de talent particulier, je suis juste un type ordinaire, dans son bureau, qui voit tout cela se dérouler. Ce n’est pas à moi de décider, le public doit décider si ces programmes de surveillance sont justes ou non », Interview au Guardian, 9 juillet 2013.
« Vous ne pouvez pas vous dresser contre l’agence de renseignement la plus puissante au monde sans être complètement libre de tout risque. Ce sont des adversaires puissants, personne ne peut s’opposer à eux. S’ils veulent vous avoir, ils vous auront en temps voulu. Mais en même temps, il vous faut choisir ce qui est important pour vous. Vivre privé de liberté, mais confortablement, c’est quelque chose que beaucoup d’entre nous accepteraient, c’est la nature humaine […] Mais si vous réalisez que c’est le monde que vous avez aidé à créer, et qu’il va empirer de génération en génération, que les capacités de cette structure d’oppression vont s’étendre, alors vous êtes prêts à accepter tous les risques », Ibid.
« Je travaille toujours pour le gouvernement. Il y a des choses pour lesquelles il vaut la peine de mourir. Le pays en fait partie. […] Comment peut-on dire que j’ai porté atteinte à mon pays, alors que les trois branches du gouvernement se sont réformées en réponse à mes agissements ? », Rolling Stones, 29 mai 2014, reprenant une interview de NBC.
« Lorsque vous dites “le droit à la vie privée ne me préoccupe pas, parce que je n’ai rien à cacher ”, cela ne fait aucune différence avec le fait de dire “Je me moque du droit à la liberté d’expression parce que je n’ai rien à dire”, ou “de la liberté de la presse parce que je n’ai rien à écrire” », issu de « Citizen Four », documentaire sur Snowden réalisé par Laura Poitras en 2014.
Ils l’ont dit
« Pour l’instant, c’est une demande par voie médiatique mais a priori je ne vois pas de raisons de changer de point de vue […] Il avait demandé l’asile en France, mais ailleurs aussi, en 2013. À ce moment-là, la France avait estimé que ce n’était pas opportun, je ne vois pas aujourd’hui ce qui a changé ni d’un point de vue politique ni d’un point de vue juridique », Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères, Le Figaro, 19 septembre 2019.
« Quand, l’an dernier, Edward Snowden a fui les États-Unis pour Moscou après avoir supposément dérobé une quantité astronomique de secrets d’État, on racontait à Washington qu’il ne pouvait qu’être un agent des Russes. Mais pour avoir depuis côtoyé l’individu en question, cette rumeur me semble improbable. C’est un vrai patriote – un patriote déçu, peut-être, mais un patriote tout de même », James Bamford (pour Wired).
« Lorsqu’il finit par accepter de parler de son histoire personnelle, Snowden se révèle moins un insurgé “hacktiviste” de la trempe d’un Commander X/Chris Doyon des Anonymous qu’un démocrate idéaliste loyal et sincère, que son pays et son gouvernement ont peu à peu dégoûté au fil des années », Ibid.
«Vous pouvez penser que ce qu’a fait Snowden est mal, ou qu’il l’a fait de la mauvaise façon, mais le fait est que nous disposons maintenant de ces informations et que nous ne pouvons plus plaider l’ignorance. De la même façon que vous ne pouvez vous rendre à un parc aquatique et prétendre que Shamoo est heureux alors qu’on sait tous très bien qu’au moins la moitié du bassin est rempli de larmes de baleine. Nous savons maintenant. On ne peut pas faire semblant de ne pas savoir, c’est présent à notre esprit. Ceci étant dit, cela fait deux ans que nous avons été mis au courant et on dirait qu’on a oublié d’avoir un débat à propos des informations que Snowden a révélées. Le débat public a été absolument pathétique », Last Week Tonight with John Oliver, HBO, 5 avril 2015.
«Je ne vous cacherai pas que je le trouve très intéressant. Tout ce qu’il publie, c’est quelque chose qu’il a laissé quelque part dans son sillage. On ne sait pas quelles informations il détient encore. Je l’ai déjà dit, et je ne le dirai qu’une fois : en matière de renseignement, nous ne travaillons pas avec lui, nous n’avons jamais travaillé avec lui. On ne lui demande pas de nous dire ce qui était fait, par rapport à la Russie, par l’agence dans laquelle il travaillait. Je l’envie, car il a la possibilité de faire ce qu’il fait, et parce que personne ne lui fera rien pour cela. Il devrait pouvoir vivre sa vie par ses propres moyens. Nous ne l’aidons pas, mais nous ne lui causons aucun tort. Nous lui donnons simplement l’asile », Vladimir Poutine, 19 décembre 2013.
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