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La NUPES veut-elle la mort définitive de la presse ?

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30 avril 2023

Temps de lecture : 10 minutes
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La NUPES veut-elle la mort définitive de la presse ?

Temps de lecture : 10 minutes

L’initiative a été lancée par le député Clémentine Autain et suivie par nombre de ses collègues de la LFI : le 11 octobre 2022, la proposition de loi visant à « mettre fin à la concentration dans les médias et l’industrie culturelle » était déposée à l’Assemblée nationale. Elle sera examinée le 16 novembre en commission des affaires culturelles et de l’éducation, dans la perspective de son prochain examen en Séance à l’occasion de la niche LFI-Nupes, le 24 novembre prochain.

« Concentration » médiatique et culturelle (titre)

Le titre laisse à lui seul songeur : quelle est la nature de la « con­cen­tra­tion » dont par­le donc le député Insoumis ? S’agit-il de dénon­cer la con­cen­tra­tion de jour­nal­istes aux ori­en­ta­tions poli­tiques rel­a­tive­ment uni­formes ? Une remar­que qui aurait pu être per­ti­nente : en 2012, le sec­ond tour opposant François Hol­lande et Nico­las Sarkozy incar­nait l’engouement cer­tain du corps jour­nal­is­tique pour le can­di­dat social­iste, qui avait total­isé 74 % des voix des jour­nal­istes. Au pre­mier tour, ils n’étaient « que 39 % » à avoir choisi ce can­di­dat et 19 % à avoir opté pour Jean-Luc Mélen­chon, con­tre … 3 % pour Marine Le Pen.

À la lec­ture de la propo­si­tion, la « con­cen­tra­tion » déplorée par la LFI est plutôt de l’ordre de la main­mise finan­cière. Dans le viseur ? Préserv­er la presse d’une « indépen­dance des milieux économiques » à laque­lle elle serait sub­or­don­née. S’appuyant sur un arti­cle de Check News de Libéra­tion, la propo­si­tion de loi s’inquiète ain­si que « huit mil­liar­daires (Arnault, Das­sault, Drahi, Kretinsky, Lagardère, Niel, Pin­ault et Safa) et deux mil­lion­naires (Weill et Per­driel) pos­sè­dent une ving­taine de titres de presse française. [Et que], dans le détail, ils pèsent 81 % de la dif­fu­sion des quo­ti­di­ens nationaux ». Les cas des médias régionaux ne sont pas cités, ren­forçant le car­ac­tère éminem­ment poli­tique de la PPL visant essen­tielle­ment des titres nationaux sus­cep­ti­bles de « [peser] sur l’agenda poli­tique et médi­a­tique », ain­si que le soulig­nait l’auteur de l’article dénonçant l’emprise des mil­liar­daires sur la presse, Agnès Rousseaux.

Approx­i­matif dans son inti­t­ulé ini­tial, visant a pos­te­ri­ori les seuls titres nationaux pour des raisons éminem­ment poli­tiques, le titre de la propo­si­tion mérit­erait ain­si d’être précisé.

Traiter les groupes privés comme des officines publiques (article 4)

À la lec­ture de la propo­si­tion de loi, il appa­raît que, dans son obses­sion pour la lutte con­tre le grand cap­i­tal, les députés LFI veuil­lent faire de l’ensemble des entre­pris­es médi­a­tiques un ser­vice pub­lic sous per­fu­sion. Car en dénonçant l’investissement de per­son­nal­ités du privé dans dif­férentes officines de presse ou du milieu de l’édition, le groupe poli­tique dénonce en réal­ité un mode de ges­tion : à l’inverse de médias sous per­fu­sion de sub­ven­tions publiques, les investis­seurs privés sont en quête d’une rentabil­ité légitime ou du moins à la recherche d’un équili­bre financier accept­able. N’en déplaise à l’auteur de la propo­si­tion de loi, qui souligne naïve­ment qu’il « serait extrême­ment trompeur de penser que les mil­liar­daires qui se parta­gent nos médias et notre indus­trie cul­turelle […] par seul goût pour le mécé­nat, par pas­sion pour le jour­nal­isme ou par pur intérêt économique », le secteur privé ne peut se per­me­t­tre d’être défici­taire au risque de met­tre la clef sous la porte.

En pri­vant, en son arti­cle 4, tout investis­seur d’accéder à « plus de 20 % du cap­i­tal dans les médias les plus sig­ni­fi­cat­ifs », le groupe de par­lemen­taires ouvre deux brèch­es extrême­ment dan­gereuses : d’une part, il con­damne cer­taines insti­tu­tions de la presse ou du domaine cul­turel en général au regard de leur dif­fu­sion, créant une iniq­ui­té de traite­ment entre les dif­férents titres de presse ou d’édition. Une iniq­ui­té d’autant plus inquié­tante que le seuil de dif­fu­sion visée sera définie a pos­te­ri­ori, par décret. Il est donc lais­sé aux mains du seul gou­verne­ment une déci­sion qui pour­rait bien se trans­former en couperet poli­tique. Car en somme, le choix de laiss­er un investis­seur mon­ter de manière monop­o­lis­tique au cap­i­tal d’un titre dépendrait du seul bon vouloir d’un gou­verne­ment qui pour­rait con­damn­er un jour­nal dont l’orientation lui est défa­vor­able au seul pré­texte des chiffres de sa diffusion.

D’autre part, il engen­dre la mise à mort presque cer­taine de cer­taines insti­tu­tions : pour cer­tains titres de presse, notam­ment les rares titres engagés à droite sur l’échiquier poli­tique, cumuler dif­férents investis­seurs au cap­i­tal peut appa­raître comme un pari dif­fi­cile. Et ce, en dépit d’aides à la presse qui, eut égard à la crise du papi­er, parais­sent bien ténues. La lim­i­ta­tion d’un action­naire à hau­teur d’une frange aus­si basse que 20 % du cap­i­tal ris­querait donc d’être pour ces titres syn­onyme d’une mort assurée. Or, en dépit de l’opinion portée à ces titres en ter­mes poli­tiques, ces médias garan­tis­sent un cer­tain équili­bre sur la scène médi­a­tique et con­courent donc au plu­ral­isme des médias tel qu’il est défendu à l’article 34 de la Con­sti­tu­tion de 1958 auquel se réfère d’ailleurs la propo­si­tion de loi. De là à penser que Clé­men­tine Autain et ses col­lègues de la France Insoumise veuil­lent encour­ager la chute de cer­tains jour­naux qui ne con­viendraient pas à ses opin­ions per­son­nelles

Faire des maisons d’éditions, de la presse et des médias audiovisuels des officines syndicales (articles 1,2,3)

En con­di­tion­nant l’accès d’un action­naire au cap­i­tal des médias, des sociétés éditri­ces en matière de com­mu­ni­ca­tion audio­vi­suelle ou des maisons d’édition, à un agré­ment du Comité Économique et Social de l’entreprise, l’auteur de la propo­si­tion de loi entend con­cen­tr­er aux mains des salariés ayant pris l’initiative de s’inscrire dans une telle officine interne des déci­sions d’ordre finan­cière sur lesquelles ils n’ont pour­tant aucune emprise ou pour lesquels ils n’ont aucune com­pé­tence. Un jour­nal­iste, un salarié d’une mai­son d’édition, un per­son­nel d’un média audio­vi­suel n’a par nature pas les prérog­a­tives req­ui­s­es pour diriger une entre­prise et donc don­ner son agré­ment à une per­son­ne sus­cep­ti­ble de le faire. Qu’une instance représen­ta­tive du per­son­nel stat­ue sur les com­pé­tences (ou non) d’une per­son­nal­ité aguer­rie aux affaires relève au mieux d’un idéal­isme béat, au pire d’une aber­rante aspi­ra­tion décon­nec­tée des réal­ités d’un marché en grave dif­fi­culté. Par ailleurs, faire repos­er cette com­pé­tence aux mains du CES et non entre celles des rédac­tions (pour l’exemple de la presse) trahit la volon­té de la LFI d’inscrire les instances cul­turelles dont il est ques­tion dans une logique qua­si syn­di­cale, qui cor­re­spond davan­tage à une exi­gence sociale qu’à la représen­ta­tiv­ité d’une ligne rédactionnelle.

La NUPES a‑t-elle oublié les libertés des journalistes ?

« Tout jour­nal­iste […] a le droit de refuser toute pres­sion, de refuser de divulguer ses sources et de refuser de sign­er un arti­cle, une émis­sion, une par­tie d’émis­sion ou une con­tri­bu­tion dont la forme ou le con­tenu auraient été mod­i­fiés à son insu ou con­tre sa volon­té. Il ne peut être con­traint à accepter un acte con­traire à sa con­vic­tion pro­fes­sion­nelle for­mée dans le respect de la charte déon­tologique de son entre­prise ou de sa société éditrice ». En son arti­cle 1, la LOI n° 2016–1524 du 14 novem­bre 2016 visant à ren­forcer la lib­erté, l’indépen­dance et le plu­ral­isme des médias rap­pelle une évi­dence : les jour­nal­istes ont une clause de con­science qu’ils peu­vent employ­er. Pro­posant un réquisi­toire assez con­venu à l’encontre de Vin­cent Bol­loré et de son « empire médi­a­tique », le groupe de la NUPES sem­ble oubli­er qu’il est encore pos­si­ble aux jour­nal­istes ou fil­iales audio­vi­suelles en sa main de faire jouer cette clause de con­science en leur faveur. Il est égale­ment pos­si­ble à des jour­nal­istes qui se sen­ti­raient choqués par un traite­ment d’informations qu’ils jugeraient ori­en­tés de démis­sion­ner par souci déontologique.

Un problème de sources

La nature du procès mené con­tre l’« empire » médi­a­tique de Bol­loré au sein de la propo­si­tion de loi soulève par ailleurs une ques­tion : quelle est la com­po­si­tion exacte du Col­lec­tif Stop­Bol­loré sur lequel s’appuie la propo­si­tion de loi pour dénon­cer « [l’asservissement] de l’information, en vue d’acquérir le pou­voir poli­tique et d’instaurer une hégé­monie lib­er­ti­cide et anti­dé­moc­ra­tique » auquel s’adonnerait le mil­liar­daire est totale­ment opaque. Citer, au sein d’un texte par­lemen­taire, une source qui se dit éman­er de « mem­bres et des organ­i­sa­tions de la société civile qui s’inquiètent de la con­cen­tra­tion des médias et de l’édition en France et des dan­gers que cela représente pour la démoc­ra­tie » sans autres pré­ci­sions est au mieux ridicule, au pire franche­ment mal­hon­nête. Quoiqu’il en soit, le procès médi­a­tique mené à l’encontre d’une officine comme CNEWS pour­rait être con­testé avec l’exemple du traite­ment des temps de parole à la prési­den­tielle : pour la péri­ode du 28 mars au 3 avril 2022, le plus impor­tant temps de parole cumulé don­né à cette antenne était pour Jean-Luc Mélen­chon. À l’inverse de LCI, à qui il n’est pas fait de procès d’intention et qui don­nait pour­tant large­ment plus de temps de parole (2h21 con­tre 1h13 pour Marine le Pen ou 1h04 pour Jean-Luc Mélen­chon) à la can­di­date Anne Hidal­go sur la même fourchette de temps.

Une initiative répétitive… mais en moins bien !

À l’occasion de la XVe lég­is­la­ture, les députés Paula Forteza et Math­ieu Orphe­lin avaient déjà déposé une propo­si­tion de loi rel­a­tive à l’indépendance des médias, avec des propo­si­tions moins déséquili­brées et plus rationnelles que celles envis­agées par la LFI.

De meilleur aloi, la propo­si­tion de « con­di­tion­ner l’oc­troi des avan­tages liés à la presse à un taux d’in­vestisse­ment min­i­mum de 35 % du chiffre d’af­faires de l’en­tre­prise dans les charges de per­son­nel [afin d’éviter] le recours trop impor­tant à des rédac­teurs au statut d’auto-entrepreneur par exem­ple » pou­vait appa­raître plus sain que de lim­iter l’accès au cap­i­tal d’un investis­seur suiv­ant le seuil de dif­fu­sion du média.

Les rap­por­teurs non-inscrits envis­ageaient égale­ment de ren­forcer la trans­parence du finance­ment des entre­pris­es éditri­ces de presse en ren­dant publique l’identité d’un « action­naire déten­teur d’au moins 5 % des parts d’un média » et en sig­nalant aux lecteurs « lorsqu’un arti­cle traite d’un sujet en lien avec un action­naire détenant au moins 5 % du cap­i­tal de l’en­tre­prise éditrice ». Une ini­tia­tive qui avait au moins le mérite de la clarté et qui n’incitait pas les rédac­tions à stat­uer sur des domaines sur lesquelles elles n’ont pas de compétences.

En guise de conclusion…

Alors que la presse papi­er se meurt, à l’heure où les coûts du papi­er explosent, menaçant grave­ment les maisons d’édition, la LFI dépose une propo­si­tion de loi qui pour­rait s’avérer un frein sup­plé­men­taire, si elle venait à être adop­tée, à ces insti­tu­tions cul­turelles. Nous savons aus­si bien que la Nupes que les mil­liar­daires qui investis­sent dans la presse ne le font pas par phil­an­thropie, mais com­ment rem­plac­er leurs cen­taines de mil­lions d’investissements ?

Nous avons un début de solu­tion, toute sim­ple : rétablir la rede­vance et que chaque con­tribuable puisse fléch­er son mon­tant vers le média de son choix, per­me­t­tant ain­si plus de plu­ral­isme. Pour ceux qui n’indiqueraient rien, le mon­tant serait affec­té par défaut au ser­vice pub­lic de l’information.

Au lieu de pro­pos­er des per­spec­tives con­struc­tives, à l’image de la con­struc­tion de machines de pro­duc­tion pour le papi­er dont on sait qu’il en restera plus qu’une d’ici les prochains mois en France, le groupe par­lemen­taire préfère s’émouvoir à grands cris d’orfraie sur le péril que ferait peser Vin­cent Bol­loré sur la démoc­ra­tie. C’est un choix idéologique et politique.

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