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Disparition prévisible des quotidiens La Marseillaise et L’Humanité : dogmatisme et oubli des lecteurs clients

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5 février 2019

Temps de lecture : 10 minutes
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Disparition prévisible des quotidiens La Marseillaise et L’Humanité : dogmatisme et oubli des lecteurs clients

Temps de lecture : 10 minutes

L’article qui suit est un peu particulier. Écrit par un ancien journaliste des deux titres. L’auteur est fils de journaliste communiste, ancien journaliste communiste lui-même, il nous avait déjà décrit la saga de La Marseillaise en mars 2018 dans un article fameux que vous trouverez ici.

Deux titres his­toriques de la presse française parais­sent engagés dans une ago­nie qui laisse peu d’e­spoirs de regain. Pour ceux qui s’in­téressent à l’ac­tu­al­ité de la presse régionale et nationale, il est clair qu’en dépit des aides de l’État et des efforts dés­espérés des uns et des autres, une struc­ture économique, une entre­prise, telle un jour­nal, ne peut pas vivre durable­ment sans sub­venir de manière autonome à ses besoins, comme toute entre­prise privée dont la survie dépend du rap­port entre ses gains et ses pertes. Au-delà des arti­fices juridiques, compt­a­bles, fis­caux, des com­pres­sions de per­son­nels (etc..), la presse, écrite en l’oc­cur­rence, a aujour­d’hui sim­ple­ment besoin de lecteurs, ceux qui payent en toute indépen­dance le ser­vice médi­a­tique de leur choix. Le temps des « lecteurs cap­tifs » liés par des con­vic­tions par­ti­sanes à un titre (ce fut large­ment le cas de La Mar­seil­laise et de L’Hu­man­ité) est révolu. Il est lois­i­ble pour éviter d’abor­der le fond du prob­lème, la désaf­fec­tion des lecteurs, de met­tre en avant le Net, l’of­fre gra­tu­ite diver­si­fiée des réseaux soci­aux et tout autre argu­ment mod­erniste pour accréditer l’idée que la dis­pari­tion de cette presse serait, mutatis-mutan­dis, une tragédie, inévitable, pour la démoc­ra­tie… comme si cette presse en crise con­tribuait réelle­ment au débat pub­lic et rem­plis­sait encore un rôle vertueux d’in­for­ma­tion dans le cadre plus ou moins démoc­ra­tique qui reste pour l’heure le nôtre.

Oligarques et presse militante

Or, il se peut que l’in­verse soit vrai. Après tout, une majorité de « grands jour­naux » écrits encore debout, (ceux qui ne sont pas issus de la mou­vance com­mu­niste et on peut se deman­der com­ment et pour com­bi­en de temps, en dépit des aides publiques mas­sives), per­dent aus­si des lecteurs et leur légitim­ité par là même. Leurs pro­prié­taires oli­gar­ques investis­sent mas­sive­ment aux côtés de l’État pour bouch­er les trous, pourquoi, pour com­bi­en, en ver­tu de quelles con­traintes édi­to­ri­ales, et jusqu’à quand ?

On avancera certes que L’Hu­man­ité, offi­cielle­ment en dif­fi­culté depuis 2008, à présent en ces­sa­tion de paiement, au bord de la liq­ui­da­tion en cette fin jan­vi­er 2019, n’ap­par­tient pas à un oli­gar­que, argu­ment dont s’est fait l’é­cho l’un de ses hauts respon­s­ables. En aurait-elle pour cela plus de lecteurs ? Un jour­nal appar­tenant à un richissime patron, soucieux de ses pro­pres intérêts plus que de l’in­térêt général serait donc la panacée ? Voilà une remar­que qui laisse dubi­tatif… Bref, la presse écrite est au plus mal et n’a aucune voca­tion à devenir peu ou prou un puits sans fond pour aides publiques. Au nom de quoi en effet les citoyens devraient ils pay­er indi­recte­ment pour main­tenir arti­fi­cielle­ment en vie des pro­duits presse qui ne les intéressent plus ? Faute de lecteurs donc, la presse écrite, qui a un coût, ne peut sim­ple­ment plus vivre.

On peut dès lors con­sid­ér­er que cette crise de la presse écrite est une con­séquence naturelle du fonc­tion­nement démoc­ra­tique de notre société con­sumériste, à savoir l’ex­pres­sion du libre choix des citoyens d’a­cheter ou de ne pas acheter, et non son con­traire, l’avène­ment d’un obscu­ran­tisme lié à l’in­cul­ture, à l’in­di­vid­u­al­isme échevelé de nos conci­toyens et à l’u­nivers d’« enter­tain­ment » sans lim­ite que nous vend la télévi­sion jour après jour. Les Gilets Jaunes nous mon­trent que la con­science citoyenne reste puis­sam­ment présente dans sa diver­sité, et qu’un lec­torat éventuel peut être sus­cité pour peu que les médias ou sup­posés tels sor­tent de leur navrant con­formisme socié­tal et économique. Voilà en tout cas une piste à creuser. Si les « creuseurs » exis­tent encore.

Com­ment par ailleurs, pour ce qui est de L’Hu­man­ité et de La Mar­seil­laise, percevoir aujour­d’hui une dif­férence réelle entre ce qu’est dev­enue l’« idéolo­gie com­mu­niste » et la doxa ultra libérale, européiste et mul­ti­cul­tur­al­iste qui car­ac­térise la majorité des class­es dom­i­nantes vis­i­bles dans notre pays et une grande par­tie des « grands médias » eux-mêmes sou­vent en voie d’extinction ?

Le « papi­er » n’est pas le socle d’un sys­tème sco­laire, que cha­cun d’en­tre nous serait prié d’in­té­gr­er au nom d’un intérêt citoyen supérieur. Or, les dérives idéologiques poli­tiques et socié­tales ont fait trop sou­vent des jour­nal­istes des « maîtres », voire des « prêtres » de nou­velles généra­tion, que leurs « patrons » ont chargé de dif­fuser une bonne parole que, de moins en moins nom­breux, les citoyens veu­lent entendre.

La Marseillaise : un « cadet » prématurément vieilli

Rap­pelons donc que L’Hu­man­ité a été fondée en 1904 par Jean Jau­rès. Alors que La Mar­seil­laise est née sur les ruines du « Petit Mar­seil­lais », jour­nal col­lab­o­ra­tionniste, en 1943. Le pre­mier et le sec­ond ont pour­tant des racines pro­fondes dans l’his­toire de notre pays.

Le quo­ti­di­en mar­seil­lais qui a con­nu ses heures de gloire accom­pa­g­nant celles du PCF se meurt depuis de nom­breuses années, et en arrive à présent au bout du bout, si l’on en juge par ces chiffres de mars 2018, dont France 3 Provence s’est fait l’é­cho à l’époque : 8 mil­lions de dettes — 2 mois de sur­sis avant liq­ui­da­tion — 40 licen­ciements immé­di­ats dont 16 jour­nal­istes. Or, déjà en novem­bre 2014, « La Mar­seil­laise a déposé le bilan au tri­bunal de com­merce de Mar­seille, dans le but de per­me­t­tre une procé­dure de mise en redresse­ment judi­ci­aire”. En novem­bre 2016, La Mar­seil­laise dépose encore le bilan « et dit espér­er un place­ment en redresse­ment judi­ci­aire ». Le jour­nal a même frôlé la liq­ui­da­tion judiciaire.

Con­séquence : alors que le quo­ti­di­en était dis­tribué depuis sa créa­tion « dans les Bouch­es-du-Rhône, les Alpes-de-Haute-Provence, le Var, le Vau­cluse, le Gard et avait fait paraître une édi­tion héraultaise sous le titre « L’Hérault du jour » (source : Wikipé­dia), la direc­tion a décidé il y a quelques mois d’abandonner sa dif­fu­sion dans le Vau­cluse et les Alpes-de-Haute-Provence, fer­mant les agences d’Avignon et de Digne. Dans l’Hérault et le Gard, le quo­ti­di­en est devenu heb­do­madaire sous le nom l’« Heb­do d’Occitanie » en vente dans les kiosques le ven­dre­di (jusqu’à quand?). L’hebdo est réal­isé par la rédac­tion de Montpellier.

La dif­fu­sion de La Mar­seil­laise en tant que quo­ti­di­en est donc restreinte, puisqu’elle ne cou­vre plus que les Bouch­es-du-Rhône et le Var. On sent bien que l’heure n’est pas aux grandes ambi­tions, faute de moyens matériels et humains, qui pour­tant sont indis­pens­ables aus­si bien pour les quo­ti­di­ens que pour les heb­do­madaires. La Mar­seil­laise aurait bouclé une recap­i­tal­i­sa­tion auprès du groupe Media, spé­cial­isé dans la com­mu­ni­ca­tion des entre­pris­es et des col­lec­tiv­ités, du pro­mo­teur immo­bili­er Quar­tus, qui s’est adossé à Nice Matin et s’est appuyé sur l’« Asso­ci­a­tion des amis de La Marseillaise ».

On voit à quel point le jour­nal en est ren­du. On ne saurait évo­quer La Mar­seil­laise sans l’as­soci­er au tis­su indus­triel jadis bien fourni de la cité phocéenne dont les quartiers Nord abri­taient une nom­breuse pop­u­la­tion ouvrière, qui majori­taire­ment lisait… La Mar­seil­laise. A cette époque, la prospérité et le tirage (impor­tant) de la presse com­mu­niste étaient les reflets de la puis­sance, des idées et de l’in­flu­ence du PCF, ce que les con­séquences de l’ef­fon­drement ultérieur du par­ti ont apparem­ment prouvé.

L’« Huma » enterre le XXe siècle

L’Humanité, le jour­nal fondé en 1904 par Jean Jau­rès, est en ces­sa­tion de paiements (scoop de Mar­i­anne puis infor­ma­tion reprise sur le bloc de M. Brighel­li, col­lab­o­ra­teur de « Causeurs » et sur France Cul­ture du 30 jan­vi­er 2019). L’au­teur de ces lignes a con­nu ce quo­ti­di­en au temps de sa grandeur, alors sis au faubourg Pois­son­nière. Nul n’y doutait de la justesse du com­bat poli­tique mené alors. On y croi­sait les caciques du PCF. Ce jour­nal qui tirait 350 000 exem­plaires quo­ti­di­ens, que les mil­i­tants vendaient à la Criée, atteint désor­mais les 30 000 exem­plaires, et encore. Si La Mar­seil­laise a paru man­quer de ligne poli­tique depuis les années Mit­ter­rand, l’Hu­man­ité, elle, a directe­ment subi celles des direc­tions du PCF suc­ces­sives, à savoir la ligne sociale-démoc­rate depuis l’U­nion de la gauche, que la toute nou­velle direc­tion du PCF en 2018 incar­ne à mer­veille, pas moins toute­fois que le règne Lau­rent. Pourquoi lire l’  « Huma » puisqu’on a (encore!) « Le Monde » ou « Libé »? En vérité, cette fail­lite était pro­gram­mée au moins depuis M. Hue, qui demandait « au par­ti» de lui sig­ni­fi­er une ligne poli­tique dont de toute évi­dence il était dépourvu, ce qui bien enten­du a porté peu de fruits. L’  « Huma » mourante est un ves­tige touchant d’une ten­ta­tive con­tro­ver­sée de « chang­er le monde », ambi­tion que ce jour­nal a par ailleurs aban­don­née depuis longtemps. Il suf­fit d’aller sur son site inter­net pour retrou­ver un socle de références idéologiques qui cadre mal avec les straté­gies édi­to­ri­ales suiv­ies depuis au moins 1983.

Moralité : à qui le tour ?

Un jour­nal qui perd mas­sive­ment et régulière­ment ses lecteurs ne répond plus aux con­di­tions qui ont pro­duit son appari­tion et son suc­cès. Il ne rend donc plus le « ser­vice d’in­for­ma­tion » que l’on attendait de lui.

Par hypothèse, quel ser­vice La Mar­seil­laise pour­rait-il ren­dre aujour­d’hui aux citoyens ? Né dans une métro­pole indus­trielle, le voici qui meurt dans une cité appau­vrie et ter­tiarisée. Sor­ti du com­bat de la Résis­tance, il n’a pas su, comme tant d’autres titres, pren­dre en compte les change­ments de men­tal­ités nés des trente Glo­rieuses. Soumis (lui aus­si) à une tech­nocratie autiste, il a subi les évo­lu­tion poli­tiques économiques sociales et socié­tales sans pou­voir ou vouloir de manière autonome ten­ter de s’adapter. Était-ce par ailleurs possible ?

Ne lui jetons pas la pierre. France Soir n’a pas résisté, et ni le pre­mier Libéra­tion (D’Asti­er de la Vigerie) ni le sec­ond (July pre­mière manière et la suite) en voie d’ex­tinc­tion assez remar­quable, ne peu­vent servir de con­tre exem­ple. Sans par­ler des autres « grands quo­ti­di­ens d’in­for­ma­tion » ou de cer­tains « heb­dos » qui pour­raient se repli­er sur une édi­tion numérique à l’ex­clu­sion du sup­port papi­er, décidé­ment trop cher à pro­duire dans le con­texte actuel. Il faudrait vis­iter l’hôpi­tal et le cimetière des quo­ti­di­ens et autres jour­naux en soins pal­li­at­ifs ou dis­parus au champ d’hon­neur ou du déshon­neur de la bataille pour l’« infor­ma­tion » pour pren­dre la mesure du désastre.

Risquons donc que la presse qui pré­tend tenir un dis­cours per­for­matif et autori­taire a aujour­d’hui peu chance de per­dur­er dans sa logique actuelle. Elle n’est plus au ser­vice du débat démoc­ra­tique, et tout naturelle­ment les citoyens s’en dés­in­téressent. La « crise de la presse » ? Sans doute la crise du dis­cours sham­pouiné de la presse actuelle, qui a fini par croire que son exis­tence ne dépend pas des lecteurs mais de l’au­torité « naturelle » de ses jour­nal­istes et de la doxa de l’heure, dic­tée par les oli­garchies toutes puis­santes qui la pos­sè­dent ou qui l’in­flu­en­cent (médias publics). La crise de cette presse est aus­si celle de ses jour­nal­istes, enkys­tés dans le Sys­tème, qui ne font plus leur tra­vail (charte de Munich de 1971 !), mais celui des poli­tiques dom­i­nants, sou­vent con­tre toute réelle déon­tolo­gie pro­fes­sion­nelle. Le com­bat d’idées aban­don­né, à quoi bon entretenir des out­ils dits d’in­for­ma­tion qui enter­rent cette dernière, jour après jour quitte à faire sem­blant de s’op­pos­er? Les citoyens ont tranché. On voit mal com­ment d’autres « organes d’in­for­ma­tion » bien con­nus ne rejoin­dront pas offi­cielle­ment un jour ou l’autre La Mar­seil­laise et l’Hu­man­ité dans leur dan­gereuse pré­car­ité exis­ten­tielle. Il sera bien temps alors de compter les sur­vivants et d’analyser leur per­for­mance, et surtout de songer à refonder un tis­su médi­a­tique « papi­er » et numérique pluriel et libre, en mesure de répon­dre vrai­ment aux attentes des lec­torats con­cernés et de nour­rir à nou­veau un vrai débat démocratique.