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Correspondante de guerre pour 800 euros par mois

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7 juillet 2015

Temps de lecture : 6 minutes
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Correspondante de guerre pour 800 euros par mois

Temps de lecture : 6 minutes

Le bimestriel Le Monde des Médias est injustement méconnu. D’une liberté de ton rare, surtout pour les médias qui traitent de la profession, il éclaire largement la crise profonde qui touche actuellement les médias. En dernière page du numéro d’été, il traite du cas d’une journaliste, Anaïs Renevier, 27 ans, qui est correspondante de guerre à Beyrouth depuis trois ans. Le Graal du métier ? Cette journaliste qui risque parfois sa vie pour nous informer est payée 800 euros par mois, n’a pas de carte de presse et rentre vivre en France chez ses parents.

Sur son blog, cette jour­nal­iste a pub­lié une longue note où elle explique son départ : « à 27 ans, je retourne chez mes par­ents et je laisse der­rière moi des cor­re­spon­dances pour des médias renom­més, un réseau que j’ai con­stru­it pen­dant trois ans et un pays que je pre­nais plaisir à cou­vrir. Tout cela, car à 27 ans, je ne vis pas de mon méti­er. ( …) En moyenne, j’ai gag­né env­i­ron 800 euros par mois pen­dant trois ans. Le même salaire que lorsque je tra­vail­lais 4 jours par semaine en télévi­sion locale avant mon départ pour le Liban. Pour ces 800 euros, j’ai été pen­dant trois ans joignable 24h/24, 7 jours sur 7 : l’info n’attend pas. Pour ces 800 euros, j’ai été plusieurs fois prise dans des tirs croisés de snipers et une fois pour­chas­sée par un héli­cop­tère du régime syrien. Pour ces 800 euros, j’ai été les yeux et les oreilles de plusieurs médias fran­coph­o­nes au Liban. Et avec ces 800 euros, j’ai payé moi-même mon per­mis de rési­dence, ma caméra et mon assur­ance san­té. » Ain­si que le loy­er et les dépens­es courantes qui ont explosé à cause de l’af­flux de cen­taines de mil­liers de réfugiés syriens au Liban…

Ce n’est pour­tant pas seule­ment ce salaire mis­érable qui a poussé Anaïs Renevi­er à se faire la voix de ces « jour­nal­istes-fan­tômes », qui sont très nom­breux à avoir des revenus sim­i­laires. Bien que ne vivant que pour le jour­nal­isme, elle n’a eu sa carte de presse que sur le fil et sur le tard : « En 2014, je ne l’ai pour­tant obtenue qu’en décem­bre, et en appel. Les modes de fac­tura­tion imposés par cer­tains médias m’ont blo­qué son proces­sus d’obtention », explique-t-elle, faisant allu­sion au fait que de plus en plus nom­breux sont les médias qui oblig­ent les jour­nal­istes à pren­dre le statut d’auto-entrepreneurs, pour éviter d’avoir à pay­er les charges patronales. Or ce statut est jugé incom­pat­i­ble avec la carte, à cause d’un arti­cle du code du Tra­vail rédigé en 1935 qui oblige les jour­nal­istes à être salariés, mais aus­si à cause du blocage des syn­di­cats qui craig­nent que les auto-entre­pre­neurs ne se mul­ti­plient dans la presse tra­di­tion­nelle régulière­ment touchée par des plans soci­aux et des restruc­tura­tions. Quelques excep­tions sont accordées au cas par cas, notam­ment aux « blogueurs pro­fes­sion­nels » qui dis­posent d’un statut bâtard, mais la sit­u­a­tion reste ubuesque.

Anaïs Renevi­er met aus­si les mots sur ce qui fait par­ti­c­ulière­ment mal : le fait que les cor­re­spon­dants soient traités par-dessus la jambe par des rédac­teurs en chef con­fort­able­ment instal­lés à Paris. Alors que l’in­for­ma­tion tend à devenir une marchan­dise comme une autre répon­dant aux lois du mar­ket­ing et de la com’, y‑a-t-il encore une place pour la sen­si­bil­ité des cor­re­spon­dants ? « Tel rédac­teur en chef a refusé un sujet sur les réfugiés syriens parce que “ça n’intéresse plus”. Tel autre, qui se sou­vient que tu existes env­i­ron deux fois par an et t’appelle de bon matin pour te deman­der si tu es “disponible pour un direct”. Oui oui, dis-tu à moitié endormie (…) “Alors tu es à l’antenne dans 3 min­utes” te répond-on ». Autre ques­tion posée : quel est l’e­space lais­sé au plus élé­men­taire dis­cerne­ment, celui qui per­met au cor­re­spon­dant de ne pas griller ses sources ou de se met­tre en dan­ger plus que de rai­son dans un pays en guerre ? « Tel secré­taire de rédac­tion aura pour sa part changé le titre de ton arti­cle, sans se ren­dre compte qu’il peut te met­tre en dan­ger. A un mot près, tu peux devenir “anti-ci” ou “pro-ça”. Un terme mal util­isé, et c’est un con­tact pré­cieux qui te claque la porte au nez, ou un respon­s­able de la sûreté générale qui y regardera à deux fois avant de renou­vel­er ton visa »

Ces pra­tiques ne sont certes pas le priv­ilège de la presse française. En Syrie jusqu’à cette année, et au Liban depuis, la jour­nal­iste rus­so-ukraini­enne Ankhar Kochne­va con­naît un quo­ti­di­en sim­i­laire. D’o­rig­ine pales­tini­enne, cette jour­nal­iste russe était jusqu’il y a peu la seule cor­re­spon­dante per­ma­nente en Syrie, où elle habitait toute l’an­née. Elle four­nis­sait pour plusieurs médias de très nom­breux sujets sur les péripéties de la guerre, mais aus­si la vie quo­ti­di­enne de ce pays qui est devenu le sien. Ses revenus ne suff­i­saient pas à la faire vivre, et c’est la générosité de ses proches et des lecteurs de son blog Live­Jour­nal qui arrivait à la main­tenir à flot pour qu’elle puisse con­tin­uer à tra­vailler. Pour ce prix, on lui a tiré plusieurs fois dessus, elle a été kid­nap­pée par les rebelles syriens – la Russie sou­tient offi­cielle­ment Bachar el Assad – et a réus­si à fuir ses ravis­seurs 5 mois après son enlève­ment, puis elle a été expul­sée de Syrie où elle vivait, à cause de règle­ments de comptes entre plusieurs fac­tions proches du gou­verne­ment syrien. Elle con­tin­ue main­tenant son tra­vail dans des con­di­tions dif­fi­ciles à par­tir du Liban, par exem­ple en expli­quant pour le jour­nal Argu­men­ty i Fak­ty les mécan­ismes du recrute­ment de jeunes filles par les islamistes alors que plusieurs cas ont fait la Une très récem­ment en Russie.

La réal­ité d’Ankhar Kochne­va et d’Anaïs Renevi­er est la même : « dire non, c’est faire pencher la bal­ance finan­cière vers 700 euros men­su­els plutôt que 800 (…) C’est la petite mort des cor­re­spon­dants. » Une sit­u­a­tion scabreuse causée par un par­ti-pris général­isé pour une infor­ma­tion de masse, « bank­able » et aus­si dénuée de car­ac­tère et de saveur qu’un pot de con­cen­tré de tomates au supermarché.

Dessin : © Mila­dy de Win­ter, pour l’Ojim