Ojim.fr
Veille médias
Dossiers
Portraits
Infographies
Vidéos
Faire un don
PUBLICATIONS
Yann Barthès, Dilcrah, Netflix, Frontex, Bellingcat... Découvrez les publications papier et numériques de l'Observatoire du journalisme.
→ En savoir plus
PUBLICATIONS
Yann Barthès, Dilcrah, Netflix, Frontex, Bellingcat... Découvrez les publications papier et numériques de l'Observatoire du journalisme.
→ En savoir plus
Situation de la presse en Hongrie : une impitoyable guerre de tranchées. Deuxième partie

L’article que vous allez lire est gratuit. Mais il a un coût. Un article revient à 50 €, un portrait à 100 €, un dossier à 400 €. Notre indépendance repose sur vos dons. Après déduction fiscale un don de 100 € revient à 34 €. Merci de votre soutien, sans lui nous disparaîtrions.

16 janvier 2020

Temps de lecture : 10 minutes
Accueil | Dossiers | Situation de la presse en Hongrie : une impitoyable guerre de tranchées. Deuxième partie

Situation de la presse en Hongrie : une impitoyable guerre de tranchées. Deuxième partie

Temps de lecture : 10 minutes

Depuis le retour de Viktor Orbán au pouvoir en Hongrie en 2010, plusieurs organes de l’Union européenne critiquent la situation de la presse en Hongrie. Les médias occidentaux font écho également de cette soit-disant mainmise du gouvernement sur la presse. Les documentaires, reportages et articles accablant la politique « autoritaire » et « anti-démocratique » foisonnent depuis des années, en France notamment. Qu’en est-il vraiment de la situation des médias en Hongrie ? Quelle est la place des fameux « oligarques » dans l’évolution de la situation de la presse en Hongrie ? Deuxième partie de notre enquête.

La construction d’un mythe : « La liberté de la presse n’existe plus en Hongrie »

En 2010, le gou­verne­ment con­ser­va­teur lance une réforme du ser­vice pub­lic audio­vi­suel, et en écho aux dirigeants libéraux-social­istes de la péri­ode 2002–2010, rem­pla­cent à son tour la direc­tion des médias publics par des per­son­nes favor­ables à sa ligne. Le Fidesz fait pass­er une loi sur les médias, pour le moins con­tro­ver­sée en Hon­grie et à l’étranger. Chantier pri­or­i­taire du gou­verne­ment Orbán II, cette loi sur les médias impose aux jour­nal­istes de révéler leurs sources aux autorités en cas de ques­tion de sécu­rité nationale, et les men­ace d’amendes colos­sales en cas de dés­in­for­ma­tion – ce qui est assez flou et donc per­met une inter­pré­ta­tion très libre de ce que cela sig­ni­fie. Toute­fois, cet aspect de la loi n’a pas été util­isé hormis pour des erreurs factuelles recon­nues par la jus­tice. La loi prévoit la créa­tion d’une Autorité nationale des médias (NMHH) – équiv­a­lent du CSA français – doté de mem­bres pro-Fidesz et nom­més pour neuf ans, régule la pub­lic­ité, mais surtout, réor­gan­ise en pro­fondeur le ser­vice pub­lic d’information.

Les qua­tre médias liés au ser­vice pub­lic (Mag­yar Rádió – radio hon­groise –, MTV – télévi­sion publique nationale –, Duna Televíz­ió – télévi­sion publique pour les Hon­grois de l’étranger – et MTI, l’agence de presse nationale) sont restruc­turés, env­i­ron un mil­li­er d’employés sont licen­ciés et une nou­velle direc­tion proche du gou­verne­ment est nom­mée. Un fond pub­lic à but non lucratif est créé pour gér­er le ser­vice pub­lic médi­a­tique, MTVAMédi­as­zol­gál­tatás-támo­gató és Vagy­onkezelő Alap, Fond de ges­tion de biens et de sou­tien au ser­vice audio­vi­suel –, avec à sa tête Csa­ba Fazekas, ancien directeur de Hír TV.

L’opposition de gauche libérale et les médias de même ten­dance organ­isent une grande opéra­tion de com­mu­ni­ca­tion con­tre cette réforme d’Orbán qui fait bas­culer les médias publics du côté con­ser­va­teur. Le quo­ti­di­en de gauche rad­i­cale Nép­sz­abad­ság, début 2011, pub­lie une « Une » choc : « La lib­erté de la presse n’existe plus en Hon­grie », peut-on y lire dans toutes les langues offi­cielles de l’Union européenne. Hillary Clin­ton appelle ses « amis hon­grois » à révis­er la Con­sti­tu­tion, Guy Ver­hof­s­tadt juge inac­cept­able cette nou­velle loi tan­dis que Daniel Cohn-Ben­dit estime qu’il s’agit « d’une mise sous tutelle de la presse intolérable pour un pays mem­bre de l’UE. Cette nou­velle loi, claire­ment répres­sive, est en con­tra­dic­tion totale avec le traité européen, la Charte des droits fon­da­men­taux et la Con­ven­tion européenne des droits de l’Homme ».

L’OSCE, l’Allemagne, et d’autres organ­ismes font état de leur inquié­tude. Toute­fois, après enquête, la Com­mis­sion européenne ne trou­ve rien à redire.

Orbán gagne du terrain, l’opposition et les médias de gauche se radicalisent

En 2016, M. Vik­tor Orbán annonce publique­ment sa vision : « Il y a qua­tre secteurs où il est néces­saire que le cap­i­tal nation­al dépasse le cap­i­tal inter­na­tion­al. Il s’agit des médias, des ban­ques, de l’énergie et du com­merce de détail ». En tête de liste, les médias. Pour le Pre­mier min­istre con­ser­va­teur, il faut lim­iter l’influence étrangère dans les médias.

La presse hon­groise n’étant pas sub­ven­tion­née, elle est soumise aux aléas des lois du marché. Et c’est ce que va exploiter le gou­verne­ment hon­grois à par­tir de 2010 pour ren­forcer son sou­tien dans la presse.

Comme Antall juste après le change­ment de régime, M. Orbán va com­mencer par utilis­er les achats d’espaces pub­lic­i­taires dans les médias pour financer indi­recte­ment cer­tains médias. Ain­si, en 2018, le quo­ti­di­en pro-Fidesz Mag­yar Idők obte­nait 85% de ses fonds à tra­vers les annonces gou­verne­men­tales – com­mu­ni­ca­tions offi­cielles du gou­verne­ment sur les pro­grammes gou­verne­men­taux ou cam­pagnes de con­sul­ta­tions nationales. Une manne qui toute­fois prof­ite aus­si à des médias hos­tiles tel que le quo­ti­di­en poli­tique de gauche libérale Nép­sza­va qui estime que mal­gré un finance­ment assuré à majorité par son lec­torat, ce sou­tien gou­verne­men­tal indi­rect pousse à l’auto-censure. Pen­dant ce temps, de grandes fig­ures du jour­nal­isme con­ser­va­teur, István Lovas en tête – dis­si­dent du com­mu­nisme, ancien col­lab­o­ra­teur à Radio Free Europe, diplômé de Sci­ences Po Paris et spé­cial­iste des ques­tions inter­na­tionales – pub­lient tri­bune sur tri­bune pour dénon­cer l’auto-censure des con­ser­va­teurs, soumis aux tabous libéraux et au poli­tique­ment cor­rect de gauche.

Quant à la presse papi­er, son déclin n’est pas pro­pre à la Hon­grie en ce début de siè­cle. Une occa­sion saisie par le Fidesz pour domin­er ce marché encore stratégique pour attein­dre cer­taines couch­es de la pop­u­la­tion : le gou­verne­ment hon­grois met en place petit à petit une stratégie visant à con­trôler toute la PQR hon­groise, mais égale­ment de nom­breux médias locaux gra­tu­its. Dans son viseur, les retraités et le monde rural.

6 février 2015, le « Jour G »

Mais vient le 6 févri­er 2015, le « jour G ». M. Lajos Sim­ic­s­ka, fidèle sou­tien oli­garchique de M. Vik­tor Orbán, déclare la guerre par voie de presse à son ami de jeunesse et actuel Pre­mier min­istre. Le con­flit a des orig­ines obscures qui remon­tent à 2014 : la théorie la plus réal­iste estime qu’une mod­i­fi­ca­tion de loi voulue par le gou­verne­ment sur les taux d’imposition des pub­lic­ités serait la cause du con­flit. Suite à cela, M. Lajos Sim­ic­s­ka, d’habitude très dis­cret, donne une série d’entretiens aux médias d’opposition, dis­ant partout une phrase clef d’une vul­gar­ité mar­quante – et qui don­nera le ton pour les années suiv­antes. « Orbán Vik­tor egy geci », déclare partout M. Sim­ic­s­ka, « geci » sig­nifi­ant lit­térale­ment « foutre » en français, mais une tra­duc­tion adéquate lui préfèr­erait le non moins vul­gaire « enculé ». C’est le « jour G » — G pour geci – qui mar­que un nou­veau tour­nant dans la poli­tique et l’histoire médi­a­tique hongroise.

Dès lors, M. Sim­ic­s­ka déclare une « guerre médi­a­tique totale » à Vik­tor Orbán. Les col­lab­o­ra­teurs pro-Fidesz de Hír TV sont licen­ciés sans som­ma­tion. M. Sim­ic­s­ka fait égale­ment chang­er la ligne édi­to­ri­ale d’autres médias impor­tants de la droite depuis 2002 : Lánchíd Rádió, Heti Válasz et le pres­tigieux Mag­yar Nemzet devi­en­nent sous peu très cri­tiques du gou­verne­ment. Il se rap­proche enfin du par­ti de droite rad­i­cale en cours de dédi­a­boli­sa­tion, le Job­bik, et leur offre une vis­i­bil­ité inédite dans la presse dans le but de vain­cre le Fidesz en 2018.

Arrivée de Lőrinc Mészáros

Le Fidesz se retrou­ve dans une sit­u­a­tion déli­cate, ayant per­du ses vais­seaux ami­raux – à l’exception des médias publics. Cela va dur­cir l’application de la stratégie de M. Orbán. Il favorise – tou­jours légale­ment – le maire de son vil­lage, M. Lőrinc Mészáros, pour en faire un nou­v­el oli­gar­que de con­fi­ance. Entre­pre­neur et répara­teur de sys­tème de gaz, ce dernier con­naît un enrichisse­ment ful­gu­rant en rem­por­tant des appels d’offres impor­tants, dès 2010 mais en par­ti­c­uli­er à par­tir de 2017. Il devient en 2019 l’homme le plus riche de Hon­grie – et le pre­mier mil­liar­daire (en euros) du pays. Forbes le classe alors en 2057e posi­tion des grandes for­tunes mondiales.

En 2016, la société Medi­a­works Kft., pro­prié­taire du jour­nal d’extrême-gauche en chute libre Nép­sz­abad­ság, est rachetée par Opimus Prime Zrt., a pri­ori liée à M. Mészáros. Quoiqu’il en soit, le jour­nal est liq­uidé – son lec­torat avait chuté de 460 000 tirages quo­ti­di­ens en 1989 à 37 000 en 2016 – et cela est con­sid­éré par l’opposition comme une mesure poli­tique de la part du Fidesz con­tre « la presse indépendante ».

Lőrinc Mészáros va petit à petit recon­stituer un sou­tien médi­a­tique pour le Fidesz. L’aboutissement de cette stratégie prend corps avec la créa­tion d’une hold­ing du nom de KESMA (Közép-Euró­pai Sajtó és Média Alapítvány, Fon­da­tion Média et Presse d’Europe Cen­trale) à l’été 2018, pour une valeur estimée à 88 mil­lions d’euros. Ce géant médi­a­tique – à échelle hon­groise – réu­nit aus­si bien de la presse papi­er que des télévi­sions, des radios ou encore des sites inter­net pure-play­ers, et se veut une réponse nationale (la fon­da­tion est déclarée d’intérêt stratégique par le gou­verne­ment) aux groupes médi­a­tiques tels que Ber­tels­mann (RTL) ou The Scott Trust Lim­it­ed (The Guardian) ou encore FAZ­IT-Sti­fung Gemein­nützige Ver­lags­ge­sellschaft mbH. Out­re la PQR et grand nom­bre de jour­naux gra­tu­its, la KESMA rassem­ble égale­ment Hír TV ou encore origo.hu, racheté à Deutsche Telekom et trans­for­mé en média pro-gou­verne­men­tal en 2015. En 2015 égale­ment, Andi Vaj­na, pro­duc­teur – notam­ment de Ter­mi­na­tor – proche du Fidesz, rachète TV2. Les change­ments de ligne sont plus dis­crets, toute­fois en 2017, 42% des téléspec­ta­teurs con­sid­èrent que la chaîne est favor­able au Fidesz.

Durcissement de l’opposition de gauche

Durant cette péri­ode, poussés notam­ment par M. Sim­ic­s­ka et encour­agés dans leur démarche de front com­mun et de guerre totale con­tre le Fidesz par l’activiste serbe Srđa Popović – en vis­ite à Budapest en 2017 –, l’opposition et les médias de gauche dur­cis­sent le ton et con­for­mé­ment au vœu de M. Lajos Sim­ic­s­ka, mènent une guerre sans précé­dent au gou­verne­ment. Le ton se durcit, et la loi hon­groise étant per­mis­sive, les accu­sa­tions infondées sont légion, ain­si que les cam­pagnes diffam­a­toires – de part et d’autre. Les attaques ad hominem, les fake news et la dif­fu­sion de rumeurs par­fois fumeuses et insul­tantes se mul­ti­plient aus­si bien dans les médias d’opposition que dans ceux pro-Fidesz. Ori­go devient un des médias pro-Fidesz les plus sou­vent con­damné en jus­tice à effectuer des rec­ti­fi­ca­tions et pay­er des amendes, tan­dis qu’Index, HVG, 24.hu et 444 côté anti-gou­verne­ment, sont les prin­ci­paux condamnés.

En par­al­lèle d’une nar­ra­tion con­stru­ite autour de « la dic­tature », « la cor­rup­tion » et « la fin de la lib­erté de la presse » – annon­cée de nou­veau en 2018 et en 2019 – les médias d’opposition se qual­i­fient avec insis­tance de « médias indépen­dants », par oppo­si­tion aux médias osten­si­ble­ment en faveur du gou­verne­ment con­ser­va­teur – créant sci­em­ment un amal­game entre « indépen­dant » et « hos­tile au gou­verne­ment ». Toute­fois, alors que le Fidesz a pris le con­trôle d’un cer­tain nom­bre de médias et a organ­isé un petit empire médi­a­tique – KESMA rassem­ble env­i­ron 500 titres de presse – les médias d’opposition per­dent petit à petit de plus en plus tout sem­blant d’impartialité. Les hommes poli­tiques, en par­ti­c­uli­er durant la cam­pagne élec­torale qui dure presque un an et demi, boy­cottent presque sys­té­ma­tique­ment les médias « de l’autre bord ». Un boy­cott réciproque, amenant à met­tre en place une guerre de tranchées avec deux bor­ds poli­tiques et deux armées médiatiques.

En avril 2018, le Fidesz gagne de nou­veau les élec­tions avec, pour la troisième fois con­séc­u­tive, une majorité con­sti­tu­tion­nelle. M. Lajos Sim­ic­s­ka jette l’éponge, aban­donne la plu­part de ses affaires et de ses médias. Les cer­cles proches du Fidesz rachè­tent tout ce qu’ils peu­vent : Hír TV est rachetée et absorbe Echo TV, et dans une volon­té évi­dente de vengeance, une purge inverse a lieu dans le per­son­nel de Hír TV. Mag­yar Nemzet s’arrête brusque­ment trois jours après les élec­tions du fait de l’abandon par son pro­prié­taire. Le 6 févri­er (jour anniver­saire du « jour G ») 2019, le Mag­yar Nemzet est relancé avec à sa tête l’ancien rédac­teur en chef limogé pour rai­son poli­tiques par M. Lajos Sim­ic­s­ka en 2015. Le jour­nal recy­cle le quo­ti­di­en Mag­yar Idők en reprenant le nom du pres­tigieux quo­ti­di­en his­torique. Lánchíd Rádió est arrêtée. Heti Válasz s’arrête égale­ment, deux mois après les élec­tions. L’hystérie anti-Orbán propagée avec des méth­odes d’agit-prop laisse place à une péri­ode de flot­te­ment pour l’opposition, alors que le Fidesz est grisé par une vic­toire qu’il n’espérait pas aus­si importante.

Lire la suite : Sit­u­a­tion de la presse en Hon­grie : une impi­toy­able guerre de tranchées. Troisième partie