Ojim.fr
Veille médias
Dossiers
Portraits
Infographies
Vidéos
Faire un don
PUBLICATIONS
Yann Barthès, Dilcrah, Netflix, Frontex, Bellingcat... Découvrez les publications papier et numériques de l'Observatoire du journalisme.
→ En savoir plus
PUBLICATIONS
Yann Barthès, Dilcrah, Netflix, Frontex, Bellingcat... Découvrez les publications papier et numériques de l'Observatoire du journalisme.
→ En savoir plus
Accueil | Veille médias | Russie-Ukraine : comment les néoconservateurs font la loi dans les médias français

L’article que vous allez lire est gratuit. Le mois de décembre est le plus important pour nous, celui où nos lecteurs peuvent nous aider par un don avec un reçu fiscal pour 2023 de 66% de leur don. Merci de votre soutien, sans lui nous disparaîtrions.

1 août 2023

Temps de lecture : 8 minutes
Accueil | Veille médias | Russie-Ukraine : comment les néoconservateurs font la loi dans les médias français

Russie-Ukraine : comment les néoconservateurs font la loi dans les médias français

Temps de lecture : 8 minutes

Pre­mière dif­fu­sion le 14 avril 2023

Nous publions une tribune de Rodolphe Cart, parue le 6 avril 2023 sur le site de la revue Éléments. Certains sous-titres sont de notre rédaction.

Cela fait plus d’un an que la majorité des médias de grand chemin ont fait le choix du sou­tien à l’Ukraine et du dén­i­gre­ment de la Russie. Pourquoi les VRP de l’atlantisme ont-ils si facile­ment porte ouverte dans les médias français ?

Néo-conservatisme ?

Une chose est sûre : traiter un sujet de façon binaire n’est jamais un signe de bonne san­té intel­lectuelle. Et Nat­acha Polony, dans un récent édi­to sur le sujet, a bien rai­son de railler « un an d’escroquerie intel­lectuelle » offert par la classe médi­a­tique française. Aus­si, dans ce papi­er, un mot retient notre atten­tion : « néo­con­ser­vatisme ». La direc­trice de Mar­i­anne n’hésite alors pas à par­ler de « tri­bune libre » accordée aux « représen­tants les plus forcenés » de ce courant. Mais qui sont ces hommes qui ont leur rond de servi­ette dans les médias ? Et déjà, qu’est-ce que le néoconservatisme ?

L’Europe contre la nouvelle Carthage

Pour com­pren­dre ce qu’est le néo­con­ser­vatisme, il faut revenir sur l’histoire améri­caine. Si les occi­den­tal­istes aiment à répéter que les États-Unis sont un pro­longe­ment de l’Europe, ils omet­tent sou­vent de pré­cis­er que ce pays s’est aus­si con­stru­it et pen­sé comme une néga­tion de la terre de leurs ancêtres. Même s’ils sont par­tis avec toute une masse et une par­tie de la cul­ture européenne, les États-Unis ont tou­jours eu, et cela depuis le début de leur exis­tence, le désir de se scinder d’avec le Vieux Con­ti­nent. C’est pour cela que Dominique Ven­ner par­lait de « bâtard enrichi et renégat ».

Con­sid­érant qu’ils habitaient une terre promise, ce sont les Pères pèlerins qui ont coupé les ponts avec l’Europe. Dans Our Coun­try, un mis­sion­naire du nom de Josi­ah Strong affir­mait que « la race anglo-sax­onne a été élue par Dieu pour civilis­er le monde ». Le 2 décem­bre 1823, la déc­la­ra­tion du prési­dent Mon­roe qui affirme la volon­té des USA d’écarter les puis­sances européennes du Nou­veau Monde est un aveu de ce divorce à venir.

La « destinée manifeste »

C’est en août 1845 que le jour­nal­iste O’Sullivan util­isa, pour la pre­mière fois, le terme de « des­tinée man­i­feste » pour légitimer la guerre que les États-Unis pré­paraient con­tre le Mex­ique. Il expli­quait : « Notre des­tinée man­i­feste con­siste à nous éten­dre sur tout le con­ti­nent que nous a alloué la Prov­i­dence, pour le libre développe­ment de nos mil­lions d’habitants qui se mul­ti­plient chaque année. » Bien qu’au départ les États-Unis se soient con­sid­érés comme le « vil­lage sur la colline », les pre­mières décen­nies du XXe siè­cle sym­bol­isèrent une rup­ture de ce principe. Doré­na­vant con­va­in­cus de leur rôle de « civil­isa­teur », Woodrow Wil­son et F. D. Roo­sevelt incar­nèrent ces fig­ures impéri­al­istes d’une Amérique se pro­je­tant sur l’extérieur.

Bien que sa chute soit annon­cée depuis 1945, les États-Unis sont objec­tive­ment une puis­sance excep­tion­nelle qui tient grâce à sa capac­ité d’innovation tech­nique et son hégé­monie économique mon­di­ale. Sa force provient en par­tie de ces ambiva­lences : État-con­ti­nent et maître de la tha­las­socratie anglo-sax­onne ; nation super­sti­tieuse faisant preuve d’un grand prag­ma­tisme ; pre­mière puis­sance mil­i­taire et maître du soft-pow­er ; île qui a le « don » d’ubiquité. Cette puis­sance lui a servi, depuis les trois derniers siè­cles, à pro­mou­voir ces mythes et représen­ta­tions qui don­nent à ce peu­ple le sen­ti­ment qu’il est une « excep­tion ». Le général de Gaulle dis­ait en 1956 à Ray­mond Tournoux : « L’Amérique, c’est Carthage… Ce qui change tout, c’est que l’Amérique n’a pas de Rome en face d’elle. »

Néocons contre conservateurs old school

Depuis 1970, le néo­con­ser­vatisme est une mou­vance com­posée pour l’essentiel de jour­nal­istes, de poli­tiques et de con­seillers. Orig­i­naires du camp des démoc­rates, les « néo­cons » se ral­lièrent aux répub­li­cains lors de l’élection de Ronald Rea­gan. En revanche, il faut bien dis­tinguer les néo­cons des con­ser­va­teurs, car si les pre­miers sont par­ti­sans d’une poli­tique étrangère inter­ven­tion­niste, les sec­onds penchent plutôt pour l’isolationnisme.

Tout part d’un con­stat : le sys­tème inter­na­tion­al est à l’état de nature anar­chique (Hobbes). C’est pour cela que les États-Unis, dont la mis­sion his­torique est d’exporter la démoc­ra­tie, doivent instau­r­er un ordre plané­taire d’inspiration libérale. Les deux fig­ures mod­ernes de ce courant, Robert Kagan et William Kris­tol, affir­maient dans un arti­cle de 1996 qu’il fal­lait une volon­té poli­tique pour établir « une hégé­monie bien­veil­lante des États-Unis ». Dis­ci­ples du philosophe Leo Strauss – même si la lec­ture qu’ils en font est sujette à dis­cus­sion –, les néo­con­ser­va­teurs sont par­ti­sans de l’usage de la force et con­sid­èrent avec dédain la morale qu’ils dénon­cent comme une « super­struc­ture » menteuse.

Néo-conservateurs de Washington

Chose impor­tante : le néo­con­ser­vatisme est le pro­duit d’intellectuels urbains de Wash­ing­ton au con­traire des hommes plus enrac­inés du par­ti con­ser­va­teur. Les néo­cons méprisent les con­ser­va­teurs qui restent attachés au « bon sens » de l’Amérique et qui se con­sid­èrent comme les représen­tants du « pays réel ». Si les néo­cons se sont mon­trés favor­ables aux dépens­es mil­i­taires et au ren­force­ment du dirigisme de l’État, les con­ser­va­teurs, quant à eux, sont plus hos­tiles au cen­tral­isme de la cap­i­tale. Lors des dernières guer­res menées par les USA, ce sont les libéraux, plus que les électeurs de droite, qui ont cau­tion­né la poli­tique étrangère mus­clée de ces idéologues.

Une origine de gauche

Un des para­dox­es de ce courant est qu’il prend sa source à gauche. « Le père fon­da­teur du courant, Irwing Kris­tol, écrivait en 1983 être tou­jours fier d’avoir adhéré en 1940 à la Qua­trième Inter­na­tionale et d’avoir con­tribué à New Inter­na­tion­al et Par­ti­san Review », relève John Laugh­land. Ce tro­pisme de gauche est un mar­queur de l’Inter­na­tionale néo­con­ser­va­trice. Par exem­ple, au Roy­aume-Uni, longtemps les deux « fau­cons » les plus durs de ce mou­ve­ment (Melanie Philips et Stephen Pol­lard) en étaient issus. En France, on ren­con­tre le même phénomène avec des hommes comme Daniel Cohn-Ben­dit, Raphaël Enthoven, Romain Goupil, Pas­cal Bruck­n­er, Glucks­man père et fils et Bernard-Hen­ri Lévy.

La lente soumission de la France à l’anglosphère

Win­ston Churchill avouait au général de Gaulle : « Rap­pelez-vous ceci, mon Général, entre l’Europe et le grand large, nous choisirons tou­jours le grand ! » La cam­pagne d’Irak (2003) fut un par­fait exem­ple de cet aver­tisse­ment. En plus d’avoir rou­vert les vannes de la fran­co­pho­bie après le veto français à l’ONU, l’envoi de troupes améri­caines, bri­tan­niques et aus­trali­ennes sym­bol­i­saient cette volon­té de faire naître une « alliance éco­nom­i­co-poli­tique essen­tielle­ment anglo­phone, mais à voca­tion mon­di­ale » (Laugh­land).

Devoir d’ingérence

Cela n’est pas nou­veau. L’idée d’un « devoir d’ingérence »est au fonde­ment de l’impérialisme améri­cain qui, dès 1945, s’incarna sur le con­cept de « state build­ing ». De l’Europe d’après-guerre jusqu’à l’intervention en Afghanistan, c’est sur la ruine des anci­ennes nations que l’Amérique mis­ait pour met­tre sur pied un « nou­v­el ordre mon­di­al ». Après la chute de l’Union sovié­tique, un doc­u­ment du Pen­tagone (le « rap­port Wol­fowitz ») annonçait que Wash­ing­ton devait désor­mais « con­va­in­cre d’éventuels rivaux qu’ils n’ont pas besoin d’aspirer à jouer un plus grand rôle, région­al ou glob­al ». Depuis, plus rien n’arrêta les États-Unis qui enchaîneront, au mépris des États européens et de leurs adver­saires (Russie, Chine, Iran), la guerre du Koso­vo (1999), l’Irak (2003), le con­flit Géorgien (2008) et l’élargissement de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).

« Avec moi, ce sera la fin d’une forme de néo­con­ser­vatisme importée en France depuis dix ans. » Cette phrase, même si cela paraît sur­prenant, fut celle du prési­dent Macron en 2017. Désir­ant revenir à l’héritage gaul­lo-mit­teran­di­en, voire chi­raquien, Macron annonçait engager la France selon une autre voie que celle prise par ses prédécesseurs – notam­ment celle de Sarkozy en Libye et de la ligne Hol­lande-Fabius en Iran puis Syrie.

Or, depuis des années la France a accep­té, sauf à de rares excep­tions, l’abandon de son indépen­dance en suiv­ant les inter­ven­tions anglo-sax­onnes. Si l’interventionnisme fut aus­si une tra­di­tion française (RDC, ex-Yougoslavie et Côte d’Ivoire), on con­state un change­ment depuis Sarkozy et Hol­lande. Depuis son retour dans le giron atlantiste, la France perd peu à peu sa voix dans le con­cert des nations. Si le gaullisme se car­ac­téri­sait par une recherche d’équidistance entre les États-Unis et la Russie, depuis le déclenche­ment du con­flit rus­so-ukrainien, cette ten­ta­tive d’équilibre a sauté au prof­it d’un aligne­ment sur l’Oncle Sam.

BHL et sa clique de va-t-en-guerre

Si le camp nation­al oscille entre Kiev et Moscou – voir des per­son­nal­ités comme Thier­ry Mar­i­ani, les sou­verain­istes ou Pierre de Gaulle –, la gauche, quant à elle, a rejoint en masse le camp ukrainien, même si cer­tains mem­bres du par­ti com­mu­niste ou des indi­vid­u­al­ités comme Emmanuel Todd por­tent une voix dif­férente. En règle générale, le gros de la troupe de l’extrême cen­tre (de EELV au LR) s’est drapé de l’étendard bleu-jaune. Mais c’est surtout la gauche libérale qui forme l’avant-poste des néo­cons français avec par exem­ple Ben­jamin Had­dad, qui, avant de devenir député Renais­sance, représen­tait les intérêts améri­cains en Europe pour Atlantic Council.

Chef de file de cette coali­tion, BHL est l’incarnation de ces son­neurs de tam­bours de guerre. Pro­mo­teurs de toutes les dernières inva­sions améri­caines, ces « bonnes âmes » n’hésitent pas à en appel­er à de nou­velles batailles et destruc­tions. Tout le battage pub­lic­i­taire autour du dernier film de BHL témoigna de la puis­sance de ce clan dans le monde médi­a­tique, et gare au sédi­tieux qui remet­tait en cause cette mobil­i­sa­tion en faveur de l’Ukraine. Attaquant en essaim sur les plateaux de télévi­sions (LCI, France 2), les mati­nales de radios (France Inter et RTL) et les édi­to­ri­aux des mag­a­zines (Paris­MatchL’Express), ces « intel­lectuels » enchaî­nent les dia­tribes bel­li­cistes au nom des « valeurs de l’occident », de la défense de l’Europe et du « monde libre ». Dans un arti­cle pour Le Monde diplo­ma­tique, Serge Hal­i­mi et Pierre Rim­bert par­lent même d’un « ton de croisade » et d’une « absence de plu­ral­isme ». Lacan aimait dire que Kant n’allait jamais sans Sade ; si les néo­cons sont moraux, c’est qu’ils y pren­nent sûre­ment du plaisir.

Source : revue-elements.com