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Médiaset : l’empire médiatique contesté de Silvio Berlusconi

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26 septembre 2013

Temps de lecture : 10 minutes
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Médiaset : l’empire médiatique contesté de Silvio Berlusconi

Temps de lecture : 10 minutes

Une photo de 1977 montre un jeune Silvio Berlusconi posant dans son bureau, un sourire audacieux aux lèvres et un revolver clairement visible sur le bureau. C’est une image qui symbolise bien la personnalité de ce personnage théâtral destiné à perturber profondément le paysage entrepreneurial, médiatique et politique italien. Même si cette arme avait certainement une fonction purement défensive (dans ces années là, les enlèvements de riches industriels étaient fréquents), il est difficile de ne pas voir dans cette posture un défi adressé au monde de la finance italienne.

Pho­to en Une : crédit Euro­pean Peo­ple’s Par­ty via Flcikr (cc)

Le cap­i­tal­isme ital­ien a tou­jours été de type famil­ial, très con­ser­va­teur et fer­mé. Berlus­coni, dans ce con­texte, a tou­jours été un corps étranger. Quand il est allé trou­ver Gian­ni Agnel­li, pro­prié­taire de Fiat, ce dernier l’a humil­ié en lui imposant des heures d’at­tente. Une façon pour le grand baron de l’é­conomie de réaf­firmer son rang et de remet­tre le jeune loup à sa place. Le car­ac­tère expan­sif et le style flam­boy­ant de Berlus­coni n’ont jamais non plus été bien con­sid­érés. Pour com­pren­dre la psy­cholo­gie de Berlus­coni il faut bien se sou­venir de ses débuts, de cette époque où il était un jeune out­sider à l’as­saut du monde de la finance. Jusqu’à la fin des années 70, Berlus­coni n’est con­nu qu’en Lom­bardie, où il est très act­if dans le domaine de la con­struc­tion. C’est alors qu’il décide d’in­ve­stir le monde des médias en rejoignant la société éditrice de Il Gior­nale (main­tenant détenue par son frère Pao­lo) et en com­mençant à s’in­téress­er de près à la télévision.

Télévision à l’américaine

En Ital­ie, dans ces années-là, le mot « télévi­sion » est syn­onyme de RAI, la société publique qui dif­fuse sur trois canaux et présente un pro­fil forte­ment insti­tu­tion­nel et guindé. La RAI est égale­ment organ­isée autour d’une divi­sion poli­tique rigide, définie par une sorte de « Yal­ta télévi­suel » tacite : la chaîne Rai Uno est dévolue au Par­ti chré­tien-démoc­rate, le Par­ti social­iste s’ex­prime sur Rai Due et Rai Tre est la chas­se gardée du par­ti com­mu­niste (cette dernière est appelée “Télé Kaboul” pour le niveau de con­formisme qui y règne). Dans ce con­texte, l’ar­rivée de la télé Berlus­coni (Chan­nel 4, Chan­nel 5 et Italia 1) est une petite révo­lu­tion. C’est la fin du mono­pole pub­lic et l’ap­pari­tion d’une nou­velle façon de faire de la télévi­sion « à l’améri­caine», avec énor­mé­ment de pub­lic­ité, une atten­tion par­ti­c­ulière portée aux modes et aux goûts de la jeunesse, et des corps de femmes large­ment dénudés…

Com­ment Berlus­coni a‑t-il réus­si cette entrée fra­cas­sante dans le monde de la télévi­sion ? L’intéressé se plaît à racon­ter l’his­toire sous la forme d’un par­fait con­te de fées, l’aven­ture arché­typ­ale de l’homme par­ti de rien, du self-made man qui, après de nom­breux petits boulots, va attein­dre le suc­cès à force de tra­vail et d’abnégation. Ses anec­dotes au sujet de son expéri­ence en tant que chanteur sur des bateaux de croisière vont d’ailleurs longtemps nour­rir l’ironie de ses adver­saires. Des adver­saires qui, de leur côté, étab­lis­sent plutôt une « légende noire » de l’as­cen­sion de Sil­vio Berlus­coni, évo­quant des rela­tions ambiguës avec les divers milieux poli­tiques et même des liens avec la mafia. Ces divers­es sup­pu­ta­tions sont encore au cœur de procès inter­minables. Ce qui est cer­tain, c’est qu’à l’époque, Berlus­coni est un ami proche du pre­mier min­istre social­iste Bet­ti­no Craxi, qui a apporté dans le champ poli­tique un style jeune et nova­teur sem­blable à celui que le « Cav­a­liere » (ain­si nom­mé après sa nom­i­na­tion comme Cav­a­liere di lavoro) a apporté au monde de l’entreprise.

Une « préparation culturelle » de l’électorat de droite ?

Dans les années 80, les vieilles généra­tions pren­nent l’habi­tude d’ap­pel­er les dif­férents canaux de la RAI « nos chaînes ». Il est clair alors que la RAI est « leur » télévi­sion, la télévi­sion des « grandes per­son­nes », tan­dis que les chaînes du groupe Berlus­coni, rassem­blés dans le groupe Medi­aset, sont davan­tage des­tinées aux ado­les­cents et à la jeunesse. L’in­flu­ence de ces chaînes n’en est pas moins crois­sante. Quelques années plus tard, la gauche, réfléchissant à ses défaites élec­torales, attribue d’ailleurs une part de celles-ci à l’in­flu­ence de la télévi­sion de Berlus­coni. Selon elle, cette nou­velle télévi­sion joue un rôle cru­cial dans la « pré­pa­ra­tion cul­turelle » de l’élec­torat de droite et du cen­tre. Le bom­barde­ment pub­lic­i­taire, le culte de la réus­site et du diver­tisse­ment, une vision super­fi­cielle et car­i­cat­u­rale de l’homme et de la femme, auraient engen­dré une généra­tion sans valeurs civiques qui aurait ensuite voté mas­sive­ment Berlus­coni après son entrée en poli­tique. Sans être totale­ment dénuée de réal­ité, cette lec­ture appa­raît toute­fois par­cel­laire et sem­ble surtout un ali­bi facile pour mas­quer les fias­cos suc­ces­sifs des gou­verne­ments de gauche ain­si que leur incom­préhen­sion à saisir la com­plex­ité du « phénomène Berlusconi ».

Deuxième groupe de télévision privée en Europe

Médiaset : l'empire médiatique contesté de Silvio Berlusconi

Médi­aset : l’empire médi­a­tique con­testé de Sil­vio Berlusconi

Aujour­d’hui Medi­aset est l’une des prin­ci­pales entre­pris­es ital­i­ennes, avec un chiffre d’af­faires annuel de l’or­dre de 4 mil­liards de dol­lars. Le groupe emploie env­i­ron 6 400 per­son­nes, répar­ties dans plus de quar­ante sociétés basées dans dif­férents pays. Medi­aset est le deux­ième groupe de télévi­sion privée en Europe. Formelle­ment, Sil­vio Berlus­coni n’a plus de liens avec Medi­aset depuis plusieurs années, ayant con­fiés les rôles clés à ses enfants, Pier­sil­vio et, surtout, Mari­na, qui est prési­dente de Fin­in­vest — le hold­ing qui con­trôle Medi­aset — et du groupe Arnol­do Mon­dadori Edi­tore. Ce désen­gage­ment de l’an­cien Pre­mier min­istre dans l’en­tre­prise qu’il a fondé est-il réel ? Il est dif­fi­cile de tranch­er, et ce débat est d’ailleurs encore l’ob­jet de procé­dures juridiques com­plex­es. En tout cas, dans l’imag­i­naire col­lec­tif, c’est tou­jours Sil­vio Berlus­coni qui con­trôle l’empire médi­a­tique com­prenant notam­ment, out­re les chaînes de télévi­sion déjà citées, le quo­ti­di­en Il Gior­nale, la société de pro­duc­tion ciné­matographique Medusa Film et la mai­son d’édi­tion Mon­dadori, une des plus impor­tantes en Ital­ie, qui au fil des ans a absorbé des édi­teurs forte­ment mar­qués à gauche comme Einaudi.

Conflit d’intérêts

Pen­dant des années, la gauche a cher­ché à com­bat­tre ce pou­voir médi­a­tique jugé exces­sif en arguant d’un prob­lème majeur de « con­flit d’in­térêts », et en faisant val­oir qu’il était injuste, voir scan­daleux, que cer­tains des acteurs de la vie poli­tique con­trô­lent trois des grands réseaux de télévi­sion nationale (qui, dans cer­tains cas, peu­vent devenir six, étant don­né que les trois réseaux RAI sont soumis à des nom­i­na­tions à car­ac­tère poli­tique provenant du pou­voir du moment). Cepen­dant, toutes les ten­ta­tives visant à adopter une loi régis­sant ces con­flits d’in­térêts ont échoué jusque là, provo­quant d’ailleurs un cer­tain ressen­ti­ment de la part de l’élec­torat de gauche envers le Par­ti démoc­rate, accusé de timid­ité exces­sive face à l’en­ne­mi poli­tique et au « grand Satan » Berlus­coni. Mais, au delà des pas­sions par­ti­sanes, quelle est l’in­flu­ence réelle de l’empire médi­a­tique Berlus­coni sur la poli­tique italienne ?

Une réalité plus nuancée…

Médiaset : l'empire médiatique contesté de Silvio BerlusconiDans son récent essai La cul­ture de la droite (édi­tions Basic Books), Gabriele Turi sou­tient l’idée que, grâce à la télévi­sion Berlus­coni, la tra­di­tion­nelle hégé­monie cul­turelle de la gauche a été mise à mal et peu à peu rem­placée par une nou­velle hégé­monie cul­turelle ancrée cette fois à droite. La thèse, toute­fois, n’est pas totale­ment con­va­in­cante. Ain­si l’un des pro­grammes télévisés les plus regardés sur les chaînes « berlus­coni­ennes » est l’émis­sion d’in­for­ma­tion satirique « Striscia la notizia » dont le créa­teur et le directeur d’an­tenne est Anto­nio Ric­ci, qui n’a jamais renon­cé à son mil­i­tan­tisme de jeunesse dans les rangs de la gauche sit­u­a­tion­niste. Par­mi les jour­nal­istes les plus en vue sur les canaux de Medi­aset, on trou­ve égale­ment l’an­cien com­mu­niste Car­lo Rossel­la, auteur notam­ment d’une pré­face polémique à l’ou­vrage « Le nou­veau fas­cisme » de Petra Rosen­baum. On peut aus­si y crois­er Pao­lo Liguori, l’un des meneurs estu­di­antins les plus act­ifs à l’U­ni­ver­sité La Sapien­za de Rome durant les événe­ments de 1968. Et il ne s’ag­it pas là sim­ple­ment de com­mu­nistes « repen­tis » mais bien de per­son­nal­ités qui con­tin­u­ent à assumer leur cul­ture de gauche même large­ment remod­elée par le temps. En 1996 par exem­ple, Michele San­toro, le plus célèbre jour­nal­iste de gauche d’I­tal­ie — et futur député européen pro­gres­siste — a tra­vail­lé pour les canaux de Medi­aset. De la même façon, dans les cat­a­logues de la mai­son d’édi­tion Mon­dadori on trou­ve des livres de cadres du par­ti démoc­ra­tique comme Enri­co Let­ta, ou d’autres de l’an­cien secré­taire général de « Refon­da­tion com­mu­niste », Faus­to Bertinot­ti. Le col­lec­tif « Wu Ming », expres­sion de l’an­ti- fas­cisme mil­i­tant le plus rad­i­cal, est égale­ment pub­lié par la mai­son berlus­coni­enne Ein­au­di. Dans le même temps, cette dernière laisse égale­ment, il est vrai, la place à des auteurs issus des milieux de la droite rad­i­cale et du néo- fas­cisme, comme Pietrange­lo Butta­fuo­co, Mar­cel­lo Veneziani, Fran­co Car­di­ni. Mais au final l’équili­bre avec les auteurs de gauche n’est nulle­ment rompu.

Redorer l’image de Mediaset

En fait, les médias de Berlus­coni ont très cer­taine­ment influ­encé les habi­tudes des Ital­iens. Ils ont notam­ment per­mis une cer­taine mobil­i­sa­tion de l’opin­ion en faveur de l’ex-pre­mier min­istre lorsque celui-ci était con­fron­té à des dif­fi­cultés judi­ci­aires. Il est cepen­dant hasardeux d’af­firmer que l’empire médi­a­tique berlus­conien, essen­tielle­ment vecteur d’une sous-cul­ture à pail­lettes de type améri­cain, a été le fer de lance d’une véri­ta­ble bataille métapoli­tique visant à impos­er une cul­ture « de droite ». Et c’est l’une des nom­breuses con­tra­dic­tions d’une époque poli­tique finis­sante que de con­stater que le retrait pro­gres­sif du Cav­a­liere laisse l’ensem­ble de la société ital­i­enne dans le plus grand désar­roi, la droite se trou­vant orphe­line de son leader rassem­bleur et la gauche privée de son enne­mi his­torique. Le groupe est aujourd’hui ébran­lé par les procès à répéti­tion, notam­ment pour fraude fis­cale. Le 1er août 2013, la Cour de Cas­sa­tion ital­i­enne a en effet con­fir­mé les con­damna­tions de Sil­vio Berlu­coni pour fraude fis­cale dans « l’af­faire Medi­aset ». Dans un doc­u­ment de plus de 200 pages appuyant sa déci­sion, la Cour explique « que Sil­vio Berlus­coni est bien l’instigateur du mécan­isme de fraude qui des années après con­tin­u­ait à pro­duire des effets de réduc­tion fis­cale pour les entre­pris­es qu’il dirigeait ». Ce mécan­isme con­sis­tait à gon­fler arti­fi­cielle­ment le prix des droits de dif­fu­sion de films, achetés via des sociétés écrans lui appar­tenant mais situées à l’é­tranger, au moment de leur revente à son empire audio­vi­suel Medi­aset. En con­sti­tu­ant ain­si des caiss­es noires à l’é­tranger, le groupe a large­ment réduit ses béné­fices en Ital­ie pour pay­er moins d’im­pôts. Le manque à gag­n­er pour le fisc ital­ien a été éval­ué à 7 mil­lions d’eu­ros. L’avenir du groupe dépend ain­si aujourd’hui de la capac­ité de Mari­na Berlus­coni à rompre réelle­ment avec la tutelle de son père et les pra­tiques de celui-ci afin de redor­er l’im­age de l’en­tre­prise et la faire entr­er dans une ère plus apaisée.

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