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Le journal Le Provençal et Gaston Defferre, une aventure papier exemplaire ?

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31 mars 2018

Temps de lecture : 11 minutes
Accueil | Le journal Le Provençal et Gaston Defferre, une aventure papier exemplaire ?

Le journal Le Provençal et Gaston Defferre, une aventure papier exemplaire ?

Temps de lecture : 11 minutes

Notre longue enquête – vécue de l’intérieur – sur le déclin du journal communiste La Marseillaise nous a valu un volumineux courrier. Nous proposons à nos lecteurs une autre facette de la presse de Marseille, écrite par un marseillais.

Prise de pouvoir de Gaston Defferre

« À l’o­rig­ine, Le Provençal s’ap­pelait Le Petit Provençal, jour­nal quo­ti­di­en région­al de Mar­seille et du sud-est de la France, pub­lié entre 1880 et 1944 ».

Comme « Le Petit Mar­seil­lais », devenu « La Mar­seil­laise » en 1944, Le Petit Provençal avait col­laboré avec le régime de Vichy. Ce qui en a fait à la Libéra­tion une cible de choix pour Gas­ton Def­ferre (1910–1986), résis­tant des pre­miers jours, mem­bre de la SFIO, et ses amis. Gas­ton Def­ferre a été un résis­tant exem­plaire. Son courage, enrac­iné dans un car­ac­tère affir­mé, sera toute sa vie sa mar­que de fab­rique. Pen­dant que François Mit­ter­rand rece­vait la Fran­cisque, il risquait sa vie et créait le réseau de résis­tance « Bru­tus ». Les hommes de Gas­ton Def­ferre « débar­quèrent » donc à la Libéra­tion le patron d’alors, Vin­cent Delpuech, rad­i­cal social­iste pétain­iste, « cousin poli­tique » du social­iste Def­ferre. Sont alors nés rapi­de­ment Le Provençal et Le Soir (août et sep­tem­bre 1944), promis à un long avenir.

Il con­vient de regarder de près qui sont alors les hommes de Gas­ton Def­ferre qui met­tent la main sur Le Petit Provençal. « En août 1944 durant les com­bats pour la libéra­tion de la ville, Xavier Culi­oli (1896–1978) (futur secré­taire général de la police pour les Bouch­es-du-Rhône et futur directeur du Provençal, grand résis­tant et mil­i­tant social­iste), Nick Ven­turi (1923–2008), truand notoire du milieu mar­seil­lais, et André Ambrosi (1914–1964) mil­i­taire s’é­tant récem­ment évadé du camp de Sens (Yonne) et mem­bre très act­if des FFI “libèrent” et occu­pent le siège du Petit Provençal, accom­pa­g­nés de plusieurs hommes armés (…) » (source : notice Wikipedia du Provençal).

Dans la même péri­ode, La Mar­seil­laise est donc dev­enue le quo­ti­di­en du PCF, tan­dis que Le Provençal allait s’af­firmer comme l’outil d’une ambi­tion per­son­nelle sous pavil­lon « social­iste ». Et cela mar­quera longtemps son posi­tion­nement poli­tique, jusqu’à la dis­pari­tion du patron en 1986. Un « règne mar­seil­lais » com­mençait. Gas­ton Def­ferre a été à sa manière répub­li­caine un féo­dal, à l’o­rig­ine d’une famille d’édiles qui occu­per­ont au fil des années les postes stratégiques de la ville et du Départe­ment. Ces édiles, « gauche » et « droite » con­fon­dues et générale­ment con­nivents, devront sou­vent tout à leur patron qu’en général ils servi­ront fidèle­ment, quitte par­fois à le com­bat­tre dans le cadre élec­toral. La par­tie n’a pas tou­jours été facile pour Gas­ton Def­ferre, mais il s’est tou­jours bat­tu farouche­ment sur tous les fronts. Il pou­vait ain­si en début de nuit venir en per­son­ne (solide­ment encadré) deman­der des comptes à La Mar­seil­laise suite à un arti­cle qui lui avait déplu !

Gaudin lui-même, maire actuel (2018) de la Cité phocéenne, a com­mencé sa car­rière dans l’om­bre du grand Gas­ton, et il per­son­ni­fie une généra­tion de dirigeants qui, peu ou prou, ont partagé la ges­tion de la ville et les ori­en­ta­tions économiques et poli­tiques qui ont con­tribué à en faire ce qu’elle est, une métro­pole à présent en crise économique pro­fonde qui fut longtemps un cen­tre indus­triel et por­tu­aire de pre­mier ordre.

Le Provençal, instrument d’une politique personnelle

À la Libéra­tion, la SFIO est dans une sit­u­a­tion déli­cate. Si La Mar­seil­laise naît de la volon­té du PCF et de ses résis­tants auréolés du com­bat libéra­teur, devenant un « organe du Par­ti Com­mu­niste », Le Provençal a dès son appari­tion été le fait d’un homme et de son équipe, une poignée de résis­tants social­istes déter­minés, quand nom­bre de députés de la SFIO (90 sur 126) avaient voté les pleins pou­voirs à Pétain et que le par­ti sor­tait de l’Oc­cu­pa­tion sans gloire.

Alors que les com­bats se pour­suiv­ent dans la ville, le nou­veau patron s’empresse de pub­li­er une feuille revendi­quant la nais­sance d’un nou­veau jour­nal, con­tre la presse col­lab­o­ra­tionniste mar­seil­laise, les titres « Le petit Mar­seil­lais », Mar­seille Matin » et les jour­naux du soir « Soleil », « Mar­seille Soir » et « Rad­i­cal », qui dans la foulée s’ef­facent sans retour en com­pag­nie du « Petit provençal ». Pré­cisons que dans tous les cas, les ordon­nances sur la presse de 1944 pré­parées à Alger prévoy­aient la dis­pari­tion des titres qui avaient paru sous l’Occupation.

Avo­cat, Gas­ton Def­ferre a adhéré à la SFIO en 1933, puis « est devenu un des dirigeants du par­ti social­iste clan­des­tin sous l’Oc­cu­pa­tion (…). Maire de Mar­seille à la Libéra­tion (1944–1945), puis député des Bouch­es-du-Rhône (1946–1958), il exerce des fonc­tions gou­verne­men­tales sous la IVe République, notam­ment comme min­istre de la France d’outre-mer (1956–1957) dans le gou­verne­ment Guy Mol­let. À ce poste, il éla­bore la loi-cadre sur la réforme du statut des ter­ri­toires de l’Union française (loi Def­ferre, 23 juin 1956) engageant ces pays dans la voie de l’indépen­dance. À par­tir de 1971, G. Def­ferre sou­tient l’ac­tion de François Mit­ter­rand à la tête du nou­veau par­ti social­iste. Directeur du quo­ti­di­en mar­seil­lais le Provençal (1951–1986 ) et prési­dent du Con­seil région­al de Provence-Alpes-Côte d’Azur de 1974 à 1981, il devient min­istre d’É­tat, min­istre de l’In­térieur et de la Décen­tral­i­sa­tion dans le gou­verne­ment Mau­roy (1981). Il est l’in­sti­ga­teur de la loi du 2 mars 1982 sur la décen­tral­i­sa­tion. »De nou­veau maire de Mar­seille à par­tir de 1953, élu séna­teur (1959–1962), puis réélu député (à par­tir de 1962) des Bouch­es-du-Rhône, G. Def­ferre échoue dans sa ten­ta­tive de regroupe­ment avec les cen­tristes dans une « Fédéra­tion démoc­rate social­iste », ce qui le con­duit à retir­er sa can­di­da­ture à la prési­dence de la République con­tre le général de Gaulle en juin 1965. Une nou­velle fois can­di­dat en 1969, il obtient 5,01 % des suf­frages exprimés. 

On imag­ine les con­tor­sions de la « ligne édi­to­ri­ale » du jour­nal au gré de l’ac­tu­al­ité poli­tique, au moins jusqu’à l’U­nion de la Gauche en 1971. Aus­si, pour être sûr de ses troupes, Gas­ton Def­ferre voulait con­sul­ter la une de son quo­ti­di­en avant impres­sion, la nuit donc, qu’il fût à Mar­seille ou à Paris. Il exerçait une autorité stricte, bon enfant mais pesante sur sa rédac­tion, et en était pro­fondé­ment respec­té et craint.

L’his­toire du Provençal se con­fond avec le des­tin de son patron jusqu’en 1986, date de sa mort, digne d’une tragédie. Mis en minorité à la fédéra­tion social­iste par Michel Pezet, une pre­mière depuis 1945, il ren­tre chez lui à la rue Neuve Sainte-Cather­ine, où il s’ef­fon­dre. Son pre­mier suc­cesseur en tant que maire, le pro­fesseur de médecine Robert Vigouroux, ne pour­ra pas le sauver. Et Le Provençal va se retrou­ver comme tant de « grands quo­ti­di­ens de province » et de Paris, pris dans le tour­bil­lon des achats, des rachats dont sont vic­times les organes de presse privés d’une ligne édi­to­ri­ale pré­cise ou d’une volon­té poli­tique incar­née par un puis­sant per­son­nage. Notons que ce hand­i­cap, que n’avait pas le jour­nal La Mar­seil­laise, n’a pas empêché ce dernier de con­naître la descente aux enfers avec le Par­ti dont il a porté les couleurs, voir notre arti­cle du 21 mars 2018.

De Defferre à Lagardère, puis Hersant et enfin Tapie

Le 3 Juil­let 1987, le groupe de presse Le Provençal intè­gre l’ensem­ble médi­a­tique for­mé par l’in­dus­triel Jean-Luc Lagardère autour de la société Hachette. En 1997, sous la houlette de Jean-Luc Lagardère, nou­veau patron (loin­tain) du titre, Le Provençal fusionne avec Le Mérid­ion­al pour devenir La Provence. Le début du déclin se con­firme, le lec­torat com­mence à se lass­er. M. Lagardère avait nom­mé un tech­nocrate à la tête du titre, ce qui se traduisit par un désas­tre financier que la créa­tion des « sup­plé­ments quarti­er » ne réus­sit pas à com­penser. Le groupe Her­sant rachète le titre en 2007 et le revend à Bernard Tapie en 2013.

Pour indi­ca­tion (chiffres approx­i­mat­ifs), au moment de la fusion du Provençal et du Mérid­ional, le pre­mier tirait à 140 000 exem­plaires et le sec­ond à 70 000 exem­plaires. La Provence est créditée aujour­d’hui (2018) au mieux d’un tirage de 60 000 exem­plaires, étant enten­du que le chiffre du tirage n’est pas celui des ventes.

Le déclin d’un journal

Le Provençal a été le jour­nal des mil­i­tants social­istes mar­seil­lais et plus large­ment provençaux (Sud Est). On peut avancer que les fluc­tu­a­tions de la ligne de la SFIO puis du PS démon­trent l’at­tache­ment de ces derniers plus à un patron incon­testé et à ses lieu­tenants qu’à des con­vic­tions poli­tiques pré­cis­es. Mais la guerre froide a longtemps struc­turé les con­tra­dic­tions entre les forces poli­tiques français­es, et les quo­ti­di­ens mar­seil­lais pou­vaient se quereller, se traîn­er dans la boue et faire assaut de papiers vengeurs, ce qui prof­i­tait à cha­cun, ceci n’empêchant en rien les jour­nal­istes con­cernés d’avoir sou­vent les meilleures rela­tions de comp­toirs dans cer­tains étab­lisse­ments du cen­tre ville (bar Le Péano au Cours d’Esti­enne d’Orves par exem­ple). La dis­pari­tion du Mérid­ion­al, dont nom­bre de jour­nal­istes ont été inté­grés (non sans douleur) à La Provence, a privé une par­tie de l’élec­torat de droite de son « pain quo­ti­di­en » et La Provence s’est mué en organe con­sen­suel voué à l’AFP, au jeu de boules, et au sou­tien des pou­voirs en place. Pour cer­tains, seul l’OM a sauvé la mise de ce quo­ti­di­en, surtout depuis que les décès et les pro­grammes ciné­ma ou TV sont devenus acces­si­bles sur inter­net. La logique des con­cen­tra­tions a touché d’autres jour­naux voisins. Avec un suc­cès mitigé.

Gaudin, qui a appuyé la fusion des titres, n’a pour sa part guère innové dans l’ex­er­ci­ce de son pou­voir, tan­dis que La Mar­seil­laise ne pou­vait plus revendi­quer être le porte voix d’un dis­cours con­tes­tataire sinon révo­lu­tion­naire crédible.

Évo­quer la lente descente aux enfers de ce mon­stre hybride qu’est devenu « Le Provençal-La Provence » doit en out­re être explic­ité par le déclin économique d’une ville sur fond de mul­ti­pli­ca­tion des sources d’in­for­ma­tion ou de dés­in­for­ma­tion et, ne l’ou­blions pas, de la raré­fac­tion des points de vente. On peut égale­ment évo­quer les trans­for­ma­tions démo­graphiques qui ont affec­té Mar­seille et sa région. Privée d’un con­tenu clair et recon­naiss­able, La Provence doit sans doute encore une par­tie de sa dif­fu­sion à une frange rel­a­tive­ment âgée de la pop­u­la­tion, au com­bat acharné de sa régie pub­lic­i­taire, et à sa rédac­tion sportive.

Journaux et écosystème

Un jour­nal est un organ­isme vivant qui ne peut sans doute s’é­panouir que dans un écosys­tème favor­able, ligne édi­to­ri­ale per­ti­nente (rel­a­tive­ment à un lec­torat ciblé), points de vente assez nom­breux, élar­gisse­ment sur le Net de type ser­vice (par exem­ple), pourquoi pas organ­i­sa­tion de man­i­fes­ta­tions de type Ricard La Mar­seil­laise. Mais reste une loi d’airain : il faut savoir qui par­le, à qui, et ce qui doit être dit.

Un organe de presse s’adresse (en principe) à des lecteurs, et donc à des con­sciences, et porte (en principe) un dis­cours dont la per­ti­nence est vari­able selon les cir­con­stances. Si l’on prend en compte les évo­lu­tions de la presse écrite aujour­d’hui, on est en droit de sup­pos­er que glob­alis­er une infor­ma­tion large­ment uni­forme, que l’on retrou­ve dans les autres médias, et donc ne s’adress­er à per­son­ne en par­ti­c­uli­er, reste à pri­ori effi­cace à la télévi­sion, mais sui­cidaire pour les jour­naux dits traditionnels.

Si Gas­ton Def­ferre avait vécu plus longtemps, aurait-il présidé à la fusion des titres Le Mérid­ion­al et Le Provençal ? Lui qui a, pre­mier patron de presse à le faire en France, infor­ma­tisé son jour­nal, serait-il passé à côté de la révo­lu­tion numérique ? Aurait-il pris le temps de forg­er des équipes plus autonomes pour alléger le poids de ses respon­s­abil­ités en cette matière ? Cela eût-il suffit ?

À l’heure où l’ex­pres­sion des citoyens ne compte guère, où le vote n’in­duit plus un change­ment des lignes poli­tiques (sou­venons-nous du référen­dum de 2005) et où les hommes poli­tiques parais­sent inter­change­ables à l’om­bre de l’UE, serait-il vain d’e­spér­er un renou­veau de la presse d’opin­ion, puisque « les opin­ions » ont dû céder, large­ment, la place à « une opinion » ?

La presse, notam­ment papi­er, a besoin d’un milieu démoc­ra­tique, du com­bat des idées, et de l’indépen­dance de ses rédac­tions, de plu­ral­isme tout sim­ple­ment, pour s’é­panouir. Son déclin con­tinu n’est sans doute que le reflet du l’u­ni­formi­sa­tion idéologique de la société. Un espoir de la voir renaître existe donc, à savoir le retour de la France à une véri­ta­ble démoc­ra­tie respectueuse des citoyens, et des jour­nal­istes (ah la Charte de Munich des jour­nal­istes de 1971 !)… Comme dirait Raf­farin, le chemin est droit, mais la pente est rude !

Pour en savoir plus : Gas­ton Def­ferre, Georges Mar­i­on, Albin Michel, 1989.