Une proposition de loi, co-écrite par les députés Renaissance Mathieu Lefèvre et Caroline Yadan et votée en première lecture à l’Assemblée nationale, entend réprimer les propos à caractère discriminatoire tenus en privé. L’abolition de la frontière entre public et privé qui en découlerait est très inquiétante. Nous reproduisons une tribune libre du Président du Cercle Droit et Liberté, l’avocat Thibault Mercier, parue dans Le Figaro du 17 mars 2024. Les intertitres sont de notre rédaction.
La liberté en question
« La liberté, pour quoi faire ? ». De cette question attribuée à Lénine, Georges Bernanos a tiré une conférence prononcée au sortir de la Seconde Guerre mondiale, évoquant la désaffection cynique pour la liberté s’étant emparée de tant de consciences. Un siècle plus tard, ce sont nos «élites» politiques qui pourraient faire leur cette déclaration du leader bolchevik, alors que pas un mois ne passe sans qu’une nouvelle restriction à la liberté d’opinion ne vienne parfaire notre arsenal législatif.
Intrusion dans les foyers
Après le très commenté arrêt CNews-Reporters sans frontières du Conseil d’État de février dernier, ce sont désormais nos députés qui viennent illustrer leur désamour de la libre opinion en votant le 6 mars dernier en première lecture une proposition de loi visant à contrôler et punir les propos que vous pourriez tenir… en privé. Voyez plutôt : l’injure et la provocation non publiques à la discrimination ou à la haine en raison notamment de la race, du sexe, de l’orientation sexuelle ou encore du genre, pourraient bientôt constituer un délit puni d’une amende de 3 750 euros. Et ceci afin de « préserver notre pacte républicain et protéger nos concitoyens » peut-on lire dans l’exposé des motifs de la proposition.
Psychose maniaco-législative
Non content de contrôler — drastiquement — la parole publique, l’État viendra désormais jusque dans votre foyer pour s’assurer qu’aucun mot ne puisse porter atteinte à la légalité républicaine. « La sanction pénale doit être garantie et systématique », écrivent encore les députés à l’origine de la proposition. Il faut relire Philippe Muray et ses fulgurances sur « l’envie du pénal» et la psychose maniaco-législative moderne qui veut que chaque espace de liberté d’où le droit est absent soit un vide juridique à combler par des lois et règlements…
Le précédent du Covid
Rappelez-vous que durant la période du Covid-19, l’État vous imposait de ne pas «être plus de six personnes à table». Désormais la teneur même des discussions que vous tiendrez avec vos invités va-t-elle passer entre ses fourches caudines ? Gare à vous si vous froissez un convive lors d’un débat politique après avoir un peu trop forcé sur le chablis à l’apéritif. Pas un mot plus haut que l’autre ! Tout adulte normalement constitué qui aurait été choqué ou insulté est libre de ne plus remettre les pieds chez vous. Mais la période est à l’hygiénisme, aussi bien physique que mental, dans notre grand hospice occidental. L’objectif de pacification des mœurs affiché par les députés peut paraître louable mais est-ce bien là le rôle de l’État de venir pénaliser nos colères et nos emportements ?
Provocation à la haine et délation
Et que dire de la « provocation à la haine ou à la discrimination » notamment en raison de l’orientation sexuelle ou du genre. Jessica ira-t-elle dénoncer les propos transphobes de papy René en sortant du prochain dîner de réveillon ? On pourrait en rire mais c’est bien grâce à la délation que cette loi pourra être mise en œuvre en pratique. Une fois n’est pas coutume, Orwell s’est trompé en 1948 et il n’y aura pas besoin d’installer de télécran dans chaque maison pour y surveiller ce qui pourrait s’y tramer. La culture de la dénonciation promue par le gouvernement s’en chargera. « Dénoncez-vous les uns les autres » publiait il y a quelques années Benoît Duteurtre, satire dans laquelle il imaginait un gouvernement faisant promulguer une loi « dénoncer et protéger » pour lutter contre le sexisme. Les propos tenus sur l’oreiller pourront-ils vous mener au poste de police ?
La Vérité du camp du Bien
Doit-on rappeler l’importance du désaccord et de la divergence d’opinions, privées comme publiques d’ailleurs, outils encore inégalés pour arriver au compromis et à la vérité ? Va-t-on devoir s’entourer dans nos foyers de gens qui ne pensent que comme nous pour éviter toute répression pénale ? Cette nouvelle loi illustre à merveille cette logophobie, cette haine de la libre-pensée (encore Muray) qui vient « placer au-dessus de toute tentative de problématisation, dans la sphère du sacro-saint, certaines choses et certains êtres parce que ceux-ci sont considérés comme faisant partie des éléments inviolables du nouveau monde ».
Le totalitarisme de l’extrême-centre
Quant à l’abolition de la frontière entre public et privé, elle caractérise le totalitarisme, tel que nous le disait Hannah Arendt. Et c’est à se demander si les députés du groupe Renaissance à l’origine de cette proposition de loi connaissent leur littérature politique. La question est bien sûr rhétorique… Dans cette même veine, que dire des « stages de citoyenneté » et autres « stages de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations » que prévoient la loi comme peine complémentaire et qui ressemblent à une véritable entreprise de rééducation citoyenne ?
S’il y a bien une loi à proposer, c’est celle venant créer un « safe space » au sein de nos domiciles afin que l’État ne puisse y pénétrer. C’est donc plutôt un principe d’inviolabilité — immatériel — du domicile que nos députés devraient faire voter plutôt que d’attiser les « braises pénalophiles ».
NB : Le Cercle Droit et Liberté rassemble des professionnels du droit, attachés aux libertés publiques comme privées.