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David Petraeus : ex-chef de la CIA, nouveau magnat des médias en Europe de l’Est. Quatrième et dernière partie

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27 décembre 2017

Temps de lecture : 6 minutes
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David Petraeus : ex-chef de la CIA, nouveau magnat des médias en Europe de l’Est. Quatrième et dernière partie

Temps de lecture : 6 minutes

[Red­if­fu­sion – arti­cle pub­lié ini­tiale­ment le 13/12/2017]

David Petraeus avait bombardé la Serbie en tant que responsable de la coalition anti-serbe en 1999. Il s’est brillamment reconverti en investisseur dans les médias dans les Balkans via le fond d’investissement américain KKR : la fin de notre enquête exclusive. Première partie ; deuxième partie ; troisième partie.

Conquérir les cœurs et les esprits

Cor­re­spon­dant de Mar­cel Bigeard et lecteur avide des Cen­tu­ri­ons de Jean Larteguy, Petraeus admet volon­tiers ses influ­ences français­es, notam­ment celle du théoricien David Galu­la. Cela n’empêche pas un com­pagnon d’armes français, le général Mau­rice Dru­art, de dénon­cer sa devise « gag­n­er les cœurs et les esprits » comme « une démarche de mer­chan­dis­ing oppres­sive sur la pop­u­la­tion » (voir l’excellente étude de l’armée française Gag­n­er les cœurs et les esprits, CDEF, 2010, p. 57).

Le sens véri­ta­ble de cette expres­sion est défi­ni par le manuel FM 3–24 de manière suiv­ante : « Cœurs » sig­ni­fie per­suad­er la pop­u­la­tion que son meilleur intérêt est servi par le suc­cès de la con­tre-insur­rec­tion. « Esprits » sig­ni­fie con­va­in­cre la pop­u­la­tion que la force peut les pro­téger et que la résis­tance est inutile. Notons que la sym­pa­thie de la pop­u­la­tion pour les troupes d’occupation n’y a pas d’importance. Ce qui compte, ce n’est pas l’émotion, mais un cal­cul d’intérêt bien com­pris. La sec­tion « Les médias et la bataille des per­cep­tions » offre des pré­ceptes qua­si orwelliens : « Choi­sis­sez les mots avec soin… Par exem­ple, la force de con­tre-insur­rec­tion est-elle un libéra­teur ou un occupant ? »

Expéri­men­té dans ce type de dou­ble pen­sée, Petraeus per­siste à par­ler d’une « vic­toire » en Iraq alors que l’intervention est une cat­a­stro­phe incon­testable. Alors que la région est plongée dans le chaos, les raisons d’engagement invo­quées se sont révélées fauss­es et les objec­tifs déclarés n’ont pas été atteints. Dans les faits, la con­tre insur­rec­tion mod­èle de Petraeus asso­cie grande manip­u­la­tion et grande vio­lence : guerre civile, frappes aéri­ennes, raids noc­turnes, attaques de drones, tor­ture. Cette réal­ité émerge dif­fi­cile­ment dans les médias qui sem­blent eux aus­si obéir au manuel de Petraeus (sec­tion « Exploiter un nar­ratif unique »).

L’année 1986 sera une année charnière pour Petraeus : il devient théoricien de la con­tre insur­rec­tion, mem­bre du Coun­cil on For­eign Rela­tions. Il fait la con­nais­sance de James Steel, vétéran du pro­gramme Phoenix au Viet­nam et ren­con­tre l’agence de RP bri­tan­nique Bell Pot­tinger . Les deux opèrent en com­mu­ni­ca­tion directe avec Petraeus : l’agence en réal­isant des faux films d’Al-Qaïda, Steel en for­mant les escadrons de la mort et des cen­tres de torture.

Espionnage et manipulations sur la toile

En 2010, Petraeus recrute la pre­mière armée de trolls sur inter­net (l’opération d’espionnage éta­suni­enne manip­ule les réseaux soci­aux, Guardian, 2011). Son com­man­de­ment CENTCOM lance un appel d’offres pour un logi­ciel de ges­tion d’identités en ligne qui per­me­t­trait à 50 util­isa­teurs de simuler 500 faux nez (sock-pup­pets) « sans crainte d’être décou­vert par des adver­saires sophistiqués ».

Quelques années après, les pra­tiques iden­tiques de la Russie sont dans le col­li­ma­teur de nom­breux jour­nal­istes mais l’exemple améri­cain fon­da­teur est régulière­ment omis. Ain­si un arti­cle de l’Obs-Rue89 énumère-t-il cinq pays impliqués, il ne manque que les Etats-Unis dans la liste.

Le mil­i­taire dans Petraeus com­prend très bien que les tech­nolo­gies d’information sont indis­pens­ables aux opéra­tions d’information. Chef de la CIA, il aver­tit : « on vous espi­onnera à tra­vers votre lave-vais­selle » (Wired, 2012). En mag­nat des médias, il reste aus­si belliqueux que jamais : « Le cybere­space est un domaine de guerre entière­ment nou­veau » (BBC, 2017). Il milite surtout pour un con­trôle tou­jours plus grand de l’internet.

À ce pro­pos, KKR con­trôle un grand nom­bre d’entreprises de l’internet, dont Optiv (cyber­sécu­rité), GoDad­dy (héberge­ment), First Data (argent numérique) et naturelle­ment, les four­nisseurs d’ac­cès à inter­net d’United Group.

La sur­veil­lance mas­sive d’internet par les ser­vices de ren­seigne­ment anglo-améri­cains, révélée par Edward Snow­den, bat son plein alors que Petraeus dirige la CIA. On y trou­ve des pro­jets comme PRISM, qui per­met un accès direct aux serveurs des géants Google, Face­book, Apple, Microsoft et alii ; ou Mus­cu­lar et Tem­po­ra qui infil­trent directe­ment les câbles de fibre optique.

Dans les Balka­ns, une grande par­tie du traf­ic inter­net passe par les four­nisseurs achetés par Petraeus. Une étude serbe sur les « infra­struc­tures invis­i­bles » a établi que tout le traf­ic menait à un seul point : « Si l’on souhaite exam­in­er, fil­tr­er ou con­serv­er tout le traf­ic nation­al tran­si­tant par le réseau de SBB, on peut le faire en n’u­til­isant que ce point unique ». Il se trou­ve que ce point est en la pos­ses­sion de KKR.

Pourquoi infil­tr­er, si l’on peut posséder ?

Argent public et argent privé

Les guer­res de Petraeus représen­tent des coûts con­sid­érables non seule­ment en ter­mes de vies humaines, mais aus­si pour les con­tribuables. Ces coûts ne sont plus estimés en mil­liards, mais en bil­lions de dol­lars, du jamais vu. Des sommes sans précé­dent ont égale­ment fini dans les mains des cor­po­ra­tions privées (Des sous-trai­tants privés récoltent 138 mil­liards de dol­lars de la guerre en Irak, Finan­cial Times, 2013) pour des ser­vices civils (Hal­libur­ton-KBR) mais aus­si mil­i­taires (Black­wa­ter) ou d’intelligence (Bell Pot­tinger). La guerre s’est pri­vatisée, d’où la sec­tion « Multi­na­tionales et sous-trai­tants » dans le manuel de Petraeus.

Com­man­dant en chef, Petraeus dis­po­sait déjà de fonds colos­saux et traitait directe­ment avec les cor­po­ra­tions privées. Mais qui com­mande vrai­ment quand la plus grande force mil­i­taire se suren­dette pour pay­er ses guer­res : le com­man­dant ou le financier ?

Conclusion : de l’armée à la finance, une promotion

Toute sa vie, Petraeus a dévelop­pé sa car­rière en cour­tisant le pou­voir le mieux placé. Son pas­sage des som­mets de l’armée et du ren­seigne­ment au rang des financiers est d’habitude vu comme une sorte de retraite ou de démis­sion. On est ten­té d’y voir une promotion.

La car­rière de David How­ell Petraeus suit la même ligne ascen­dante et le même fil rouge : la manip­u­la­tion des per­cep­tions. Son cas illus­tre un change­ment rad­i­cal du monde de l’information. Avant lui, nul ne pou­vait imag­in­er un ancien chef de ser­vice de ren­seigne­ment à la tête des médias d’un pays qu’il avait con­tribué à détru­ire. Général enne­mi, chef de ser­vice secret et spé­cial­iste de pro­pa­gande, il s’impose dans les médias de la nation agressée, sous pré­texte d’y garan­tir une infor­ma­tion objec­tive, un véri­ta­ble tour de force. Mais rien ne choque les cœurs et les esprits quand ils sont abusés et manipulés.

Crédit pho­to : cap­ture d’écran vidéo KKR. DR