Ojim.fr
Veille médias
Dossiers
Portraits
Infographies
Vidéos
Faire un don
PUBLICATIONS
Yann Barthès, Dilcrah, Netflix, Frontex, Bellingcat... Découvrez les publications papier et numériques de l'Observatoire du journalisme.
→ En savoir plus
PUBLICATIONS
Yann Barthès, Dilcrah, Netflix, Frontex, Bellingcat... Découvrez les publications papier et numériques de l'Observatoire du journalisme.
→ En savoir plus
Allemagne : manipulation et cadrage politique contre l’AfD, bons baisers du ministère de la vérité

L’article que vous allez lire est gratuit. Mais il a un coût. Un article revient à 50 €, un portrait à 100 €, un dossier à 400 €. Notre indépendance repose sur vos dons. Après déduction fiscale un don de 100 € revient à 34 €. Merci de votre soutien, sans lui nous disparaîtrions.

20 février 2024

Temps de lecture : 6 minutes
Accueil | Veille médias | Allemagne : manipulation et cadrage politique contre l’AfD, bons baisers du ministère de la vérité

Allemagne : manipulation et cadrage politique contre l’AfD, bons baisers du ministère de la vérité

Temps de lecture : 6 minutes

« Déportation » et « expulsion » sont les termes centraux de la campagne de désinformation actuelle menée par le haut du panier des médias politiques dans la lutte contre une opposition gênante, de plus en plus clairement désignée comme ennemi. La stratégie de cadrage utilisée dans ce but a été rendue involontairement publique il y a cinq ans.

Le zoo comme métaphore de la démocratie

« Je n’aime pas que les ani­maux soient enfer­més », remar­que une con­nais­sance de voy­age de l’au­teur de ces lignes, pas­sant avec lui devant le célèbre Loro Par­que, au nord de Tener­ife, les nom­breux per­ro­quets en cage hurlant vers eux. N’a-t-elle pas lu, écrit en gross­es let­tres sur le mur blanc de l’en­droit, l’une des prin­ci­pales attrac­tions touris­tiques de l’île de vacances espag­nole : « 50 años de amor a los ani­males y a la nat­u­raleza » (« 50 ans d’amour des ani­maux et de la nature ») ? Les exploitants de ce mélange de zoo et de parc d’at­trac­tions aiment aus­si se qual­i­fi­er d’« ambas­sadeurs des ani­maux ». « Cherchez l’er­reur », a peut-être pen­sé la jeune femme.

C’est aus­si ce à quoi devraient réfléchir tant de per­son­nes attirées dans la rue pour soit-dis­ant défendre la démoc­ra­tie. Parce que les slo­gans du Loro Par­que sont un exem­ple par­ti­c­ulière­ment frap­pant de l’ha­bileté avec laque­lle, sous pré­texte de com­bat con­tre la droite, les grands médias poli­tiques attaque­nt en fait la démoc­ra­tie. Une tech­nique qui exige une vig­i­lance par­ti­c­ulière car elle égare tant de per­son­nes : celle du cadrage.

Un « Manuel de cadrage » destiné à un usage interne uniquement

Ce que l’on entend par là, c’est le cadre que ceux qui sont habil­ités à le faire don­nent à un sujet de dis­cus­sion par­ti­c­uli­er. La métaphore vient de l’idée selon laque­lle un tableau, présen­té dans un cadre laid, peut per­dre toute sa beauté. Et inverse­ment : un cadre mag­nifique peut détourn­er l’attention du con­tenu réel du tableau, à tel point que c’est le cadre qui reste en mémoire et non le tableau.

Le terme est con­nu d’un pub­lic plus large depuis 2019, grâce à une fuite. Le site d’in­for­ma­tion (sur les droits et la cul­ture numériques, la sur­veil­lance des mass­es… n.d.t.) netzpolitik.org avait alors ren­du pub­lic le « Manuel de cadrage » de qua­tre-vingt-dix pages de l’ARD (chaîne nationale de radio et télévi­sion de droit pub­lic, n.d.t.), en réal­ité des­tiné à un usage stricte­ment interne. Son auteur, la lin­guiste Elis­a­beth Wehling, y don­nait suite à son ouvrage pub­lié en 2016, « Poli­tis­ches Fram­ing: Wie eine Nation sich ihr Denken einre­det – und daraus Poli­tik macht  / Cadrage poli­tique : com­ment une nation se per­suade de penser – et en fait de la politique. »

Le ministère de la vérité de votre cerveau

Le titre rap­pelle un peu le best-sell­er de Kurt Krömer « Vous ne devez pas croire tout ce que vous pensez ». Une devise sans aucun doute utile quand on s’oc­cupe de cadrage. Une idée cen­trale de  Wehling est la suiv­ante : « Chaque fois que nous enten­dons des mots basés sur des expéri­ences directes avec le monde, notre cerveau simule les expéri­ences physiques et les impres­sions sen­sorielles stock­ées cor­re­spon­dantes » , créant un con­texte lin­guis­tique. Selon Wehling ce con­texte lin­guis­tique est perçu par le pub­lic comme un acteur moral, comme le cerveau prési­den­tiel de la société. Avec George Orwell, on pour­rait aus­si par­ler d’un min­istère de la vérité de la société civile.

Aucune conséquence politique

Lorsque l’affaire a été révélée, en févri­er 2019, l’ARD qual­i­fi­ait la con­cur­rence du Spiegel (heb­do­madaire général­iste de ten­dance cen­tre gauche, lu dans toute l’Alle­magne, n.d.t.) de ten­ta­tive « mal­adroite » de « déter­min­er le dis­cours pub­lic ». Le Han­dels­blatt (quo­ti­di­en spé­cial­isé trai­tant les ques­tions économiques, n.d.t.) par­lait d’une « com­préhen­sion grossière de la démoc­ra­tie » et d’un « manuel de manipulation ».

Bien enten­du, ces révéla­tions n’ont eu aucunes con­séquences poli­tiques : d’où auraient-elles pu venir, d’ailleurs ? La répu­ta­tion des chaînes nationales ARD et ZDF, comme autorités morales intè­gres, per­dure grâce au passé. Ce qui est bien utile dans le débat tou­jours brûlant sur les rede­vances de dif­fu­sion, désor­mais appelées « con­tri­bu­tions » (un cadrage, cela aus­si) et assure en sus l’existence de l’ensemble de la bou­tique. Mais bien plus encore — et c’est désor­mais évi­dent : usant des bonnes for­mu­la­tions et d’une autorité d’hon­nêtes gar­di­ens de la vérité, les pro­fes­sion­nels des médias publics peu­vent devenir des acteurs poli­tiques – et voici donc le « jour­nal­isme d’at­ti­tude », qui fran­chit sans com­plex­es la fron­tière et se lance dans l’ac­tivisme politique.

L’offensive sur le genre, lancée en con­tour­nant tous les proces­sus démoc­ra­tiques de for­ma­tion d’opinion et éclos dans des cer­cles d’extrême gauche com­plète­ment « tapés », est l’avorton évi­dent de ce type de journalisme.

Les impressions sensorielles doivent être éveillées

Ce qui paraît inno­vant chez Wehling, n’est évidem­ment, en réal­ité, que du vieux vin dans de nou­velles bouteilles. L’art du « cadrage » est aus­si vieux que le débat sociopoli­tique. Le philosophe grec Aris­tote (384–322 av. J.-C.) s’est con­sacré à l’art de la per­sua­sion dans sa « Rhetorike techne ». La théorie des actes de lan­gage, une sous-dis­ci­pline de la lin­guis­tique, s’in­téresse égale­ment depuis longtemps au fait qu’en plus du sens réel du mot, la déno­ta­tion et la con­no­ta­tion, c’est-à-dire les images et les asso­ci­a­tions que déclenche l’au­di­tion d’un mot chez le des­ti­nataire, jouent égale­ment un rôle cen­tral dans l’ac­tion linguistique.

Remigration = Auschwitz

Revenons au manuel de l’ARD : il s’agit de réveiller les « expéri­ences physiques et impres­sions sen­sorielles stock­ées » dans la tête du des­ti­nataire. Et cela nous amène directe­ment au sujet. Parce que le cadrage, grâce à l’emploi de ter­mes tels que « expul­sion » et « dépor­ta­tion » util­isés insi­dieuse­ment par la presse dans cer­tains reportages est, grâce au « Manuel de cadrage », ren­du évi­dent : aus­si con­sciem­ment que l’au­teur de cet arti­cle cadre son dis­cours lorsqu’il écrit « util­isés insi­dieuse­ment », les médias ten­tent con­sciem­ment de « recadr­er » le terme de « rem­i­gra­tion »  et, util­isant cer­tains con­tre-ter­mes, choi­sis­sent d’évo­quer des images de net­toy­age eth­nique comme le géno­cide arménien, mais surtout bien sûr, des images d’Auschwitz. Tâche par­ti­c­ulière­ment aisée, ces images étant solide­ment ancrées dans la mémoire col­lec­tive des Alle­mands et pou­vant être facile­ment rappelées.

Barrage contre l’AfD

Atteignant un point cul­mi­nant spec­tac­u­laire ce mois-ci avec le bar­rage quo­ti­di­en con­tre l’AfD, ce jour­nal­isme, sou­vent devenu activisme, se développe depuis longtemps. Même les médias publics, tenus pour­tant à la diver­sité des opin­ions, adoptent les nar­rat­ifs de gauche et pro-gou­verne­men­taux sans aucun esprit cri­tique, au lieu de les expos­er pour leurs argu­ments cousus de fils blanc — alors qu’ ils l’ont fait avec tant de dili­gence pen­dant le man­dat de Don­ald Trump.

Par­ti­c­ulière­ment frap­pante est la répéti­tion démon­stra­tive de la for­mule d’auto-désignation comme « par­tis démoc­rates », du car­tel des par­tis, de la Gauche à la CDU/CSU. Tant que le pou­voir judi­ci­aire n’aura pas statué sur l’hos­til­ité de l’AfD à l’é­gard de la démoc­ra­tie, tout jour­nal­iste hon­nête devrait écrire : « les par­tis qui se dis­ent démoc­rates pour se démar­quer de l’AfD ». Le cadrage est clair :  faire appa­raître les par­tis étab­lis dans un cadre ruti­lant qui les fait irradier comme un phare de la démoc­ra­tie, afin que per­son­ne ne remar­que la fal­si­fi­ca­tion mal­adroite que cache ce cadre.

Source : Junge Frei­heit, 30/01/2024. Tra­duc­tion : AC