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Dossier : comment le CSA veut restreindre les libertés sur internet

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7 mai 2014

Temps de lecture : 10 minutes
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Dossier : comment le CSA veut restreindre les libertés sur internet

Temps de lecture : 10 minutes

Grâce à un intense lobbying de son président, Olivier Schrameck, le CSA devrait profiter de la future loi sur la création pour étendre son pouvoir de contrôle et de régulation à la sphère internet. Ce projet de loi fait actuellement l’objet d’arbitrages interministériels et devrait être présenté en conseil des ministres en juin prochain, pour une adoption en 2015. Il amènera à un contrôle renforcé d’internet, qui était jusqu’alors sous l’égide de l’Hadopi (Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet) depuis la loi du 12 juin 2009. À regarder de plus près ses prétentions, le Conseil supérieur de l’audiovisuel risque de se révéler un gendarme beaucoup plus sévère et restrictif que la précédente autorité…

De l’Hadopi au CSA

Depuis 2009, c’est l’Hadopi qui se chargeait de la tâche très con­tro­ver­sée de réguler inter­net. Cet organ­isme pub­lic indépen­dant était mis­sion­né pour met­tre un terme au télécharge­ment illé­gal (pair à pair) en effec­tu­ant des ripostes graduées, et pour s’as­sur­er de l’amélio­ra­tion de l’of­fre légale afin d’inciter à la con­som­ma­tion licite des con­tenus cul­turels. Mais depuis plusieurs années main­tenant, le CSA main­tient une intense pres­sion sur les poli­tiques pour s’ar­roger ce pouvoir.

Avec la future loi de créa­tion portée par la min­istre de la Cul­ture, Aurélie Fil­ip­pet­ti, le Con­seil va enfin par­venir à ses fins. Selon BFM Busi­ness, qui a pu lire le pro­jet de loi, « les nou­veaux “super pou­voirs” du gen­darme occu­pent un gros tiers du futur texte ». Par­mi ceux-ci, l’ex­ten­sion de son influ­ence numérique. À l’ère de la mul­ti­pli­ca­tion des écrans et de la télévi­sion con­nec­tée, le CSA entend bien suiv­re le mou­ve­ment. Pour autant, est-il légitime dans cette tâche ?

Un problème de légitimité

D’après Guil­laume Cham­peau, fon­da­teur du site Numerama.com, le CSA est tout à fait illégitime pour con­trôler le net. La rai­son est sim­ple : « Le CSA tirait sa légitim­ité de la rareté des ondes hertzi­ennes, qui sont un bien pub­lic en quan­tité lim­itée, qu’il faut admin­istr­er pour l’in­térêt du plus grand nom­bre. Il était donc logique qu’en ver­tu de ce principe de ges­tion d’une ressource publique rare, l’É­tat mette en place des règles pour décider de qui avait le droit d’u­tilis­er ces ressources, et dans quelles con­di­tions. » Cepen­dant, avec inter­net et les réseaux numériques, la ressource est désor­mais privée… et infinie ! Ain­si, le CSA n’a « plus aucune légitim­ité tirée de la rareté d’un bien pub­lic ». CQFD.

C’est pourquoi, pour se bricol­er une légitim­ité de façade, les Sages s’ac­crochent désor­mais à des nou­velles marottes : les sacro-saintes pro­tec­tions de l’en­fance et de la pro­priété intel­lectuelle. « Or il faut rap­pel­er que ces principes sont aus­si imposés par la loi, et que s’ils sont vio­lés, c’est à la jus­tice de sanc­tion­ner, et pas à une autorité admin­is­tra­tive », nous rap­pelle M. Cham­peau. En résumé, le CSA entend réguler a pri­ori ce qui est déjà sanc­tion­né a pos­te­ri­ori. Com­ment compte-t-il s’y prendre ?

Le filtrage en questions

Tout d’abord, il con­vient de rap­pel­er que la loi Hadopi, ou loi créa­tion et inter­net, ne sanc­tionne pas le piratage d’une œuvre mais le fait de ne pas avoir sécurisé son accès à inter­net pour éviter qu’un tel piratage ait pu arriv­er. Ain­si, lorsque vous étiez pris à télécharg­er illé­gale­ment une œuvre pro­tégée, un pre­mier cour­ri­er vous était envoyé vous invi­tant à installer un dis­posi­tif de fil­trage. Depuis 2004, la loi pour la con­fi­ance dans l’é­conomie numérique (LCEN) impose en son arti­cle 6 aux four­nisseurs d’ac­cès à inter­net (FAI) d’in­former leurs abon­nés « de l’ex­is­tence de moyens tech­niques per­me­t­tant de restrein­dre l’ac­cès à cer­tains ser­vices ou de les sélec­tion­ner et leur pro­posent au moins un de ces moyens ». 

En 2009, la loi Hadopi a trans­for­mé ce devoir d’in­for­ma­tion en oblig­a­tion, pour les FAI, de pro­pos­er à leurs abon­nés « au moins un des moyens » de fil­trage présents sur une liste que l’Hadopi est cen­sée établir, en ver­tu de l’ar­ti­cle L331-26 du code de la pro­priété intel­lectuelle. Cepen­dant, même si le droit le lui impo­sait, l’Hadopi s’est tou­jours refusée à réguler ces dis­posi­tifs, et à impos­er des moyens de fil­trages « label­lisés » par elle. « C’est un refus vital pour la pro­tec­tion de la lib­erté d’in­for­ma­tion et de com­mu­ni­ca­tion sur Inter­net », souligne le respon­s­able de Numera­ma.

Or le CSA n’au­ra pas les mêmes réti­cences. Au con­traire, ce dernier a plusieurs fois affir­mé son désir de récupér­er les pou­voirs de régu­la­tion des logi­ciels de fil­trage en imposant, par défaut, que ces derniers pren­nent en compte un label « site de con­fi­ance » établi par lui-même. Ces dis­posi­tifs blo­queront ain­si l’ac­cès aux sites qui ne seront pas jugés « de con­fi­ance » par le CSA… Pour inciter les sites à obtenir ce label, le Con­seil aura, selon BFM Busi­ness, une carotte et un bâton. En réal­ité, il ne s’ag­it que d’un bâton, car ce que l’on appelle « carotte » ne con­stitue en réal­ité qu’une… autori­sa­tion d’obtenir le label ! En par­al­lèle, le bâton servi­ra à sanc­tion­ner les sites réti­cents selon les modal­ités prévues à l’ar­ti­cle 42–1 de la loi audio­vi­suelle du 30 sep­tem­bre 1986. Celui-ci prévoit notam­ment la pos­si­bil­ité pour l’au­torité admin­is­tra­tive de pronon­cer « la sus­pen­sion de l’édi­tion, de la dif­fu­sion ou de la dis­tri­b­u­tion du ou des ser­vices d’une caté­gorie de pro­gramme, d’une par­tie du pro­gramme », ou encore « une sanc­tion pécu­ni­aire assor­tie éventuelle­ment d’une sus­pen­sion de l’édi­tion ou de la dis­tri­b­u­tion du ou des ser­vices ou d’une par­tie du pro­gramme ». Un véri­ta­ble pou­voir de mise à mort…

« C’est un recul grave pour la lib­erté d’ex­pres­sion », soupire Guil­laume Cham­peau. Car au-delà de ce con­trôle a pri­ori, c’est le champ d’ac­tion du CSA qui va être déter­mi­nant. À quels sites celui-ci va-t-il s’é­ten­dre ? Va-t-il se lim­iter aux seules plates-formes audiovisuelles ?

Comme nous le con­firme notre inter­locu­teur, le Con­seil « ne demande pas à réguler les con­tenus audio­vi­suels, mais les sites sur lesquels sont dif­fusés des con­tenus audio­vi­suels. Or le web a tou­jours été mul­ti­mé­dia et il est de plus en plus rare de trou­ver des sites sur lesquels il n’y a pas de son ou de vidéo. L’au­dio­vi­suel c’est déjà une part très impor­tante, et crois­sante, du web ». Une crainte récem­ment con­fir­mée par BFM Busi­ness. Ain­si apprend-on que ladite loi « va redéfinir les “ser­vices audio­vi­suels” de manière bien plus large pour englober tout le web. Désor­mais, il s’a­gi­ra de “la mise à dis­po­si­tion d’œuvres audio­vi­suelles, ciné­matographiques ou sonores, quelles que soient les modal­ités tech­niques de mise à dis­po­si­tion” ». De plus, les logi­ciels de fil­trage, par essence, ne s’ap­pliquent pas qu’aux plates-formes vidéo ou aux sites com­por­tant des con­tenus audio­vi­suels, mais bien à tout l’internet.

À cela s’a­joute un autre prob­lème con­sub­stantiel : après le fil­trage, le fichage. En effet, si votre four­nisseur d’ac­cès à inter­net vous impose, par défaut, un fil­tre restric­tif, cela sig­ni­fie que pour y échap­per, il con­vien­dra d’ef­fectuer une demande auprès de celui-ci, et ain­si courir le risque d’être fiché en tant qu’« util­isa­teur à risque », ce qui ampli­fiera la sur­veil­lance. Une dérive dan­gereuse pour les lib­ertés individuelles.

Restriction de la liberté d’expression

« La pre­mière des lib­ertés dans une démoc­ra­tie est de pou­voir s’ex­primer, rap­pelle Guil­laume Cham­peau. Lorsque l’É­tat pose des lim­ites à l’ex­pres­sion, il faut que cela soit jus­ti­fié par des motifs impérat­ifs (tels que la ges­tion d’une ressource publique rare), ou que ce soit la jus­tice qui décide du bien-fondé des lim­ites ». Or le Con­seil supérieur de l’au­dio­vi­suel ne jouit aucune­ment du pou­voir de stat­uer sur ce qui accept­able ou non en matière d’ex­pres­sion. Nous entrons là dans une grave dérive, qui car­ac­térise toutes les ten­ta­tives de con­trôle de la parole avant même que celle-ci soit exprimée.

Pour pren­dre un exem­ple clair et revendiqué, l’an­cien prési­dent du CSA, Michel Boy­on, avait, dans son dernier dis­cours à son poste, affir­mé ouverte­ment qu’il visait la « régu­la­tion des con­tenus audio­vi­suels privés sur inter­net », comme les vidéos de par­ti­c­uliers « en libre accès sur YouTube ». Out­re la tra­di­tion­nelle « pro­tec­tion de l’en­fance », le CSA avait dit aus­si vouloir lut­ter « con­tre le racisme, l’an­tisémitisme », et « con­tre les appels à la haine et à la vio­lence ». Des domaines qui non seule­ment peu­vent appa­raître comme étant sub­jec­tifs mais qui surtout, comme le souligne le fon­da­teur de Numera­ma, « ne deman­dent pas de la régu­la­tion, mais de la sanc­tion judiciaire ».

Et ceci n’est qu’un exem­ple lié aux seules vidéos per­son­nelles. Or, comme nous l’avons vu précédem­ment, le CSA ne compte absol­u­ment pas se lim­iter à ces seuls con­tenus mais éten­dre son pou­voir de régu­la­tion à l’ensem­ble de la toile à tra­vers les sites label­lisés, qui seraient tolérés par des logi­ciels de fil­trage eux-mêmes agréés. Au regard du nom­bre con­sid­érable des con­tenus en ques­tion, com­bi­en demeureront « tolérés » par le CSA ? Aus­si, la ques­tion est de savoir si cela est gérable. Or lorsque, comme dans le cas présent, nous nous trou­vons dans une sit­u­a­tion où la ressource à gér­er est illim­itée, seule la restric­tion d’am­pleur est efficace.

Le patron de L’Ex­press, Christophe Bar­bi­er, ver­rait ain­si peut-être son vœu le plus cher se réalis­er, lui qui encour­ageait récem­ment les démoc­ra­ties (sic) à con­trôler inter­net car « les dic­tatures y arrivent bien »

Comment réguler efficacement internet ?

Lorsque l’on se rend compte de la dérive en cours et du dan­ger que représen­terait ce con­trôle élar­gi d’in­ter­net par le CSA, demeure une inter­ro­ga­tion : com­ment réguler effi­cace­ment inter­net ? Par exem­ple, com­ment gér­er la néces­saire pro­tec­tion de l’en­fance ? Pour Guil­laume Cham­peau, la ques­tion n’est pas là : « Con­cer­nant les mineurs, rien ne rem­plac­era l’é­d­u­ca­tion, à la fois des enfants et des par­ents. Il faut qu’ils puis­sent met­tre en place des con­trôles parentaux, mais c’est à eux de décider, et cer­taine­ment pas à l’É­tat d’im­pos­er ce que ces logi­ciels doivent blo­quer. La pro­tec­tion de l’en­fance est un cheval de Troie, qui avance parce qu’il est très forte­ment exagéré. Les risques exis­tent, mais il ne faut pas les surestimer. »

Demeure enfin la vaste ques­tion de la pro­priété intel­lectuelle. Il faut, pour Guil­laume Cham­peau, « entamer un véri­ta­ble chantier de remise à plat des droits de pro­priété intel­lectuelle ». Par exem­ple, « est-il nor­mal de devoir atten­dre 70 ans après la mort d’un auteur pour avoir le droit de partager son œuvre sans avoir à deman­der l’au­tori­sa­tion à des héri­tiers qui n’ont rien créé ? ». Et celui-ci de con­clure : « Le droit d’au­teur doit faire son aggior­na­men­to, et s’il retrou­ve de l’équili­bre, il sera plus légitime et mieux accep­té de le faire respecter. Surtout, il faut cess­er de s’at­ta­quer à la demande, ce que l’on fait sur Inter­net depuis plus de 15 ans, et se con­cen­tr­er sur l’of­fre. On le voit avec Net­flix, Deez­er, Spo­ti­fy… lorsqu’une offre légale est bien conçue et attrac­tive, le piratage recule. »

Mais le Con­seil supérieur de l’au­dio­vi­suel n’au­ra prob­a­ble­ment que faire de ces con­seils. Ce qu’il souhaite avant tout, c’est éten­dre ses pou­voirs à une sphère qui, aujour­d’hui, le dépasse : inter­net. Avec un CSA en grand gen­darme du web, nul doute que les inter­nautes auront beau­coup à crain­dre pour leurs libertés.

La loi de créa­tion de la min­istre de la Cul­ture Aurélie Fil­ip­pet­ti, qui accordera ces nou­veaux pou­voirs aux « Sages » est actuelle­ment en pré­pa­ra­tion. Si le pro­jet est adop­té à l’Assem­blée et au Sénat (qui devrait repass­er à droite en sep­tem­bre suite aux élec­tions munic­i­pales), la réponse à nos ques­tions survien­dra dès 2015, pour le meilleur et pour le pire…

C.L.

Pho­to : La Tour Mirabeau, siège du CSA. Crédit : h de c via Flickr (cc)