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Quand Jeffrey Sachs critique en règle la politique américaine

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7 mai 2022

Temps de lecture : 17 minutes
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Quand Jeffrey Sachs critique en règle la politique américaine

Temps de lecture : 17 minutes

Jeffrey Sachs est le directeur de l’Institut de la Terre de l’université Columbia, il a été nommé à l’Académie pontificale par le pape François en 2021. Dans cet entretien du 23 avril 2022 au Corriere della Sera, il se demande si les erreurs de l’Occident dans ses relations avec la Russie post-soviétique ont contribué à ouvrir la voie au nationalisme de Vladimir Poutine. Sachs a été conseiller économique du Kremlin entre 1990 et 1993. Son jugement – sévère – mérite réflexion.

L’im­po­si­tion de sanc­tions de plus en plus sévères à la Russie est-elle la bonne ligne de conduite ?

Par­al­lèle­ment aux sanc­tions, nous avons besoin d’une voie diplo­ma­tique. Il est pos­si­ble de négoci­er la paix sur la base de l’indépen­dance de l’Ukraine et en l’ex­clu­ant de l’ad­hé­sion à l’OTAN. La grande erreur des Améri­cains est de croire que l’OTAN vain­cra la Russie : arro­gance et myopie typ­ique­ment améri­caines. Il est dif­fi­cile de com­pren­dre ce que sig­ni­fie “vain­cre la Russie”, étant don­né que Vladimir Pou­tine con­trôle des mil­liers d’o­gives nucléaires. Les politi­ciens améri­cains ont-ils envie de mourir ? Je con­nais bien mon pays. Les lead­ers sont prêts à se bat­tre jusqu’au dernier ukrainien. Il serait bien mieux de faire la paix que de détru­ire l’Ukraine au nom de la “défaite” de Poutine.

Mais Pou­tine ne veut pas la paix. Il a mon­tré qu’il n’é­tait pas intéressé par la négo­ci­a­tion et se lance dans une guerre totale con­tre l’Ukraine, sans faire de dis­tinc­tion entre les mil­i­taires et les civils. Com­ment pensez-vous que les négo­ci­a­tions fonc­tion­nent dans une telle situation ?

À mon avis, les États-Unis sont plus réti­cents que la Russie à une paix négo­ciée. La Russie veut une Ukraine neu­tre et l’ac­cès à ses marchés et à ses ressources. Cer­tains de ces objec­tifs sont inac­cept­a­bles, mais ils sont néan­moins clairs en vue d’une négo­ci­a­tion. Les États-Unis et l’Ukraine, en revanche, n’ont jamais déclaré leurs con­di­tions de négo­ci­a­tion. Les États-Unis veu­lent une Ukraine dans le camp euro-améri­cain, mil­i­taire­ment, poli­tique­ment et économique­ment. C’est là que réside la prin­ci­pale rai­son de cette guerre. Les États-Unis n’ont jamais mon­tré le moin­dre signe de com­pro­mis, que ce soit avant ou après le déclenche­ment de la guerre.

Pou­vez-vous fournir des élé­ments con­crets de ce que vous dites ?

Lorsque Zelen­sky a lancé l’idée de la neu­tral­ité, l’ad­min­is­tra­tion améri­caine a gardé un silence de pierre. Main­tenant, ils con­va­in­quent les Ukrainiens qu’ils peu­vent vrai­ment vain­cre Pou­tine. Mais, en effet, même l’idée de vain­cre un pays pos­sé­dant autant d’armes atom­iques est une folie. Chaque jour, je par­cours les médias pour trou­ver au moins un exem­ple d’un fonc­tion­naire améri­cain qui sou­tient l’ob­jec­tif de négoci­er un accord. Je n’ai pas vu une seule déc­la­ra­tion à ce sujet.

Les États-Unis et l’Eu­rope doivent-ils dis­cuter avec Pou­tine pour par­venir à une paix ou doivent-ils atten­dre la fin de son régime, car c’est un crim­inel de guerre ?

Dis­cuter, cer­taine­ment. S’ils veu­lent juger Pou­tine pour crimes de guerre, ils devraient ajouter à la liste des accusés George W. Bush et Richard Cheney pour l’I­rak, Barack Oba­ma pour la Syrie et la Libye, Joe Biden pour avoir saisi les réserves de change de Kaboul, ali­men­tant ain­si la famine en Afghanistan. Et la liste est encore longue. Je ne veux pas exonér­er Pou­tine. Je tiens à soulign­er que la paix doit être faite, en admet­tant que nous sommes au milieu d’une guerre par procu­ra­tion entre deux puis­sances expan­sion­nistes : la Russie et les États-Unis. Ce n’est pas pour rien qu’en dehors des États-Unis et de l’Eu­rope, peu de pays se rangent du côté de l’Oc­ci­dent sur cette ques­tion. Seule­ment les alliés des États-Unis comme le Japon et la Corée du Sud. Les autres voient la dynamique des grandes puis­sances à l’œuvre.

La Russie, cepen­dant, est l’a­gresseur ici, et n’avait même pas été provo­quée. Vous ne trou­vez pas ?

La Russie a com­mencé cette guerre, bien sûr, mais en grande par­tie parce qu’elle a vu les États-Unis entr­er de manière irréversible en Ukraine. En 2021, alors que Pou­tine demandait aux États-Unis de négoci­er l’élar­gisse­ment de l’OTAN à l’Ukraine, Biden a dou­blé le pari diplo­ma­tique et mil­i­taire. Non seule­ment il a refusé de dis­cuter de l’élar­gisse­ment de l’OTAN avec Moscou, mais il a veil­lé à ce que l’en­gage­ment de l’OTAN à cet égard soit renou­velé lors du som­met de 2021, puis a signé deux accords avec l’Ukraine à ce sujet. Les États-Unis ont égale­ment pour­suivi les exer­ci­ces mil­i­taires à grande échelle et les livraisons d’armes. Par ailleurs, il est intéres­sant de voir com­ment les États-Unis et l’Aus­tralie s’ar­rachent les cheveux à pro­pos d’un pacte de sécu­rité entre la Chine et les minus­cules îles Salomon, à 3 000 kilo­mètres de l’Aus­tralie. Cet accord est con­sid­éré comme une ter­ri­ble men­ace pour la sécu­rité par l’Oc­ci­dent. Com­ment la Russie devrait-elle alors se sen­tir face à l’élar­gisse­ment de l’OTAN à l’Ukraine ?

Alors qu’est-ce que vous suggérez ?

Pour sauver l’Ukraine, nous devons met­tre fin à la guerre, et pour met­tre fin à la guerre, nous avons besoin d’un com­pro­mis dans lequel la Russie se retire et l’OTAN ne s’élar­git pas. Ce n’est pas dif­fi­cile, pour­tant les États-Unis n’évo­quent même pas l’idée, car ils sont con­tre. Les États-Unis veu­lent que l’Ukraine se bat­te pour pro­téger les prérog­a­tives de l’OTAN. C’est déjà une cat­a­stro­phe mais, sans solu­tion raisonnable et rationnelle, des risques bien plus grands nous guettent.

L’ar­gu­ment de l’élar­gisse­ment de l’OTAN n’est peut-être pas con­va­in­cant, pro­fesseur. Avant la guerre, l’Ukraine n’avait même pas de plan d’ac­tion pour l’ad­hé­sion (une « feuille de route ») pour l’ad­hé­sion. Et le chance­li­er alle­mand Olaf Scholz a déclaré au Krem­lin, devant Pou­tine, que l’Ukraine n’ad­hér­erait pas à l’OTAN « tant que nous serons tous les deux au pou­voir » (c’est-à-dire au moins jusqu’en 2036). Cela ne sem­ble pas être une rai­son suff­isante pour envahir…

Dire que l’Ukraine n’en­tr­era pas sem­ble être un expé­di­ent améri­cain. En fait, les États-Unis tra­vail­laient déjà dur pour réalis­er l’in­teropéra­bil­ité mil­i­taire de l’Ukraine avec l’OTAN, de sorte qu’à un moment don­né, l’élar­gisse­ment deviendrait essen­tielle­ment un fait accom­pli. Comme l’a dit récem­ment le min­istre russe des Affaires étrangères Ser­gueï Lavrov lui-même, le min­istère ukrainien de la Défense regorgeait déjà de con­seillers de l’Al­liance atlan­tique. L’idée que l’élar­gisse­ment n’au­rait pas eu lieu est en fait plus une opéra­tion de rela­tions publiques qu’une vérité. C’est la voie choisie par les États-Unis, comme cela se voit dans toutes les poli­tiques d’au­jour­d’hui. En fin de compte, les États-Unis refusent de dis­cuter de la ques­tion. C’est déjà un indice.

Les sanc­tions doivent aller jusqu’au bout ou doivent-elles être liées à des résul­tats tan­gi­bles : prévoir peut-être que cer­taines échoueront si la Russie accepte un cessez-le-feu ou se retire d’Ukraine ?

Les sanc­tions devraient être lev­ées dans le cadre d’un accord de paix. La guerre en Ukraine est ter­ri­ble, cru­elle et illé­gale, mais ce n’est pas la pre­mière guerre de ce genre. Les États-Unis ont égale­ment été impliqués dans d’in­nom­brables aven­tures irre­spon­s­ables : Viet­nam, Laos, Cam­bodge, Afghanistan, Iran (coup d’É­tat et dic­tature de 1953), Chili, Irak, Syrie, Libye, Yémen. Ceci pour n’en citer que quelques-uns, car il y en aurait beau­coup plus. Pour­tant, les États-Unis n’ont pas été défini­tive­ment ban­nis de la com­mu­nauté des nations. La Russie ne devrait pas l’être non plus. Au lieu de cela, les États-Unis par­lent d’isol­er défini­tive­ment la Russie. Encore une fois, c’est l’ar­ro­gance typ­ique des États-Unis.

Que pensez-vous des sanc­tions pétrolières et gaz­ières russ­es en dis­cus­sion en Europe, pour paral­yser finan­cière­ment la machine mil­i­taire de Poutine ?

L’U­nion européenne devrait agir de manière beau­coup plus déci­sive pour favoris­er un accord de paix. Un embar­go total sur le pét­role et le gaz plongerait prob­a­ble­ment l’Eu­rope dans une réces­sion. Je ne le recom­mande pas. Cela ne chang­erait pas l’is­sue de la guerre de manière déci­sive et cela n’af­fecterait pas beau­coup un accord de paix, mais cela nuirait grave­ment à l’Europe.

Craignez-vous que l’in­fla­tion puisse ali­menter le pop­ulisme en Occi­dent, étant don­né que les électeurs l’at­tribuent aux sanc­tions et non à la guerre déclenchée par Pou­tine ?

Oui, la guerre et les sanc­tions créent déjà des dif­fi­cultés poli­tiques dans de nom­breux pays et une forte aug­men­ta­tion de la faim dans les pays les plus pau­vres, notam­ment en Afrique, qui dépen­dent forte­ment des céréales importées. Biden paiera égale­ment un prix poli­tique pour le coût élevé de la vie lors des élec­tions de novem­bre. Notez que ces chocs du côté de l’of­fre se pro­duisent après une longue péri­ode d’ex­pan­sion moné­taire, il y a donc ample­ment de place pour que l’in­fla­tion se pro­duise. Une péri­ode dif­fi­cile sur le plan macroé­conomique nous attend.

Dans quelle mesure les échecs des réformes à l’époque de Boris Elt­sine ont-ils ouvert la voie à la dic­tature de Pou­tine ? Était-ce un échec sem­blable à celui décrit par John May­nard Keynes en 1919 sur l’Allemagne ?

J’ai été con­seiller économique de Mikhaïl Gor­batchev en 1991 et d’Elt­sine en 1992–93. Mon objec­tif prin­ci­pal était d’aider l’U­nion sovié­tique, puis la Russie en tant que pays indépen­dant après décem­bre 1991, à sup­port­er une grave crise finan­cière, de manière à assur­er la sta­bil­ité sociale et à amélior­er les per­spec­tives de paix et de réforme à long terme. N’ou­blions pas que l’é­conomie sovié­tique s’é­tait effon­drée et était entrée dans une vio­lente spi­rale descen­dante à la fin des années 1980. Dans ces années-là, je me référais sou­vent à « The Eco­nom­ic Con­se­quences of Peace », le grand livre de John May­nard Keynes de 1919.

Ce texte a prob­a­ble­ment été le plus impor­tant pour ma car­rière, car il met en lumière un point essen­tiel : pour met­tre fin à une crise finan­cière intense et désta­bil­isante dans un pays, le reste du monde doit inter­venir avant que la sit­u­a­tion ne devi­enne incon­trôlable. C’é­tait vrai au lende­main de la Pre­mière Guerre mon­di­ale : au lieu d’im­pos­er de dures répa­ra­tions au peu­ple alle­mand, l’Eu­rope et les États-Unis auraient dû s’en­gager à coopér­er pour un redresse­ment de toute l’Eu­rope, ce qui aurait per­mis d’empêcher la mon­tée du nazisme ».

Voulez-vous dire que la façon dont l’Oc­ci­dent a géré la Russie au début des années 1990 a con­tribué à en faire une sorte de République de Weimar 2.0 ?

Lorsqu’en 1989 j’ai pro­posé une aide finan­cière inter­na­tionale à la Pologne — avec un prêt d’ur­gence, un fonds de sta­bil­i­sa­tion moné­taire et un allége­ment de la dette — mes argu­ments ont été bien accueil­lis par la Mai­son Blanche et les pays européens. Lorsque j’ai fait les mêmes propo­si­tions pour l’U­nion sovié­tique sous Gor­batchev en 1991, et pour la Russie sous Elt­sine en 1992–3, la Mai­son Blanche les a rejetées. Le prob­lème était géopoli­tique. Les États-Unis con­sid­éraient la Pologne comme un allié, alors qu’ils con­sid­éraient à tort l’U­nion sovié­tique et la Russie nou­velle­ment indépen­dante comme un enne­mi. C’é­tait une énorme erreur. Si un autre pays est mal­traité ou humil­ié, alors une réal­ité auto-réal­isatrice est créée : ce pays devien­dra véri­ta­ble­ment un enne­mi. Il n’y a évidem­ment pas de déter­min­isme sim­ple dans l’his­toire, et cer­taine­ment pas sur une péri­ode de trente ans. Le traité de Ver­sailles de 1919, avec sa dureté, n’a pas à lui seul provo­qué l’as­cen­sion d’Hitler en 1933. Hitler ou quelqu’un comme lui ne serait jamais arrivé au pou­voir sans la Grande Dépres­sion de 1929 et, même alors, sans les ter­ri­bles erreurs de cal­cul de Hin­den­burg et von Papen en jan­vi­er 1933. De même, les erreurs finan­cières des États-Unis et de l’Eu­rope con­tre Gor­batchev et Elt­sine n’ont cer­taine­ment pas dic­té les événe­ments trente ans plus tard. Même le sug­gér­er est absurde. Mais la lourde sit­u­a­tion finan­cière de l’U­nion sovié­tique et de la Russie au début des années 1990 a lais­sé un arrière-goût amer. Il a con­tribué à la chute des réfor­ma­teurs, à la prop­a­ga­tion de la cor­rup­tion et finale­ment à la mon­tée au pou­voir de Pou­tine. Mais même alors, il aurait pu récupér­er. Cepen­dant, Pou­tine aurait pu avoir une approche col­lab­o­ra­tive avec l’Eu­rope. Un gros prob­lème est né de l’ar­ro­gance des États-Unis, qui ont lancé l’ex­pan­sion de l’OTAN vers l’est après avoir promis en 1990 qu’elle ne le ferait pas. Puis aus­si pour l’idée absol­u­ment dan­gereuse et provo­ca­trice de George W. Bush de promet­tre que l’OTAN s’é­tendrait à la Géorgie et à l’Ukraine. Cette promesse, à par­tir de 2008, a dra­ma­tique­ment détéri­oré les rela­tions améri­cano-russ­es. Le sou­tien améri­cain à l’évic­tion du prési­dent ukrainien pro-russe Vik­tor Ianoukovitch en 2014 et le réarme­ment à grande échelle de l’Ukraine qui a suivi par les États-Unis ont égale­ment con­sid­érable­ment aggravé les rela­tions entre la Russie et les États-Unis.

Il est vrai que la Pologne et d’autres pays d’Eu­rope cen­trale et ori­en­tale ont beau­coup mieux réus­si à appli­quer les mêmes recettes que la Russie. Mais la Pologne a eu une aide à la sta­bil­i­sa­tion moné­taire de la part des États-Unis, donc un ren­force­ment des insti­tu­tions et l’ap­port de la lég­is­la­tion de l’U­nion européenne, vous ne pensez pas ?

Bien sûr, c’est le but. La capac­ité de réforme dépend du con­texte inter­na­tion­al. Tout aurait été beau­coup plus dif­fi­cile en Russie qu’en Europe cen­trale et ori­en­tale pour d’in­nom­brables raisons d’his­toire, de poli­tique, de géo­gra­phie économique, de coûts de trans­port, d’ex­is­tence de la société civile, de géopoli­tique. La dis­so­lu­tion de l’U­nion sovié­tique, comme celle de la Yougoslavie, a égale­ment dra­ma­tique­ment com­pliqué la sit­u­a­tion, ajoutant insta­bil­ité et réces­sion. Pour­tant, pour toutes ces raisons, l’Oc­ci­dent aurait dû être beau­coup plus prêt à aider finan­cière­ment la Russie, plutôt que de déclar­er “vic­toire” et d’ig­nor­er la dureté des con­di­tions en Russie.

Le prob­lème était-il la « thérapie de choc » en tant que telle ou le refus de l’Alle­magne d’an­nuler la dette extérieure de la Russie et des États-Unis de fournir une aide comme à la Pologne ? La « thérapie de choc » avec peu de sou­tien financier externe était-elle la mau­vaise com­bi­nai­son ?

La soi-dis­ant “thérapie de choc” impli­quait de met­tre fin au con­trôle des prix au début de 1992, comme l’avait fait la Pologne en 1990. La rai­son en était qu’avec l’ef­fon­drement de l’é­conomie cen­tral­isée, avec une insta­bil­ité finan­cière et des prix mas­sifs, toutes les trans­ac­tions avaient essen­tielle­ment lieu sur le marché noir. La nour­ri­t­ure n’a pas non plus atteint les villes. La déré­gle­men­ta­tion des prix aurait dû s’ac­com­pa­g­n­er d’un sou­tien financier à grande échelle des États-Unis et de l’Eu­rope et de mesures de poli­tique sociale, comme en Pologne. Et c’est pré­cisé­ment ce que je con­seil­lais, tous les jours. Mais les États-Unis et l’Eu­rope n’ont pas écouté. Ce fut un échec hon­teux et ter­ri­ble des gou­verne­ments occi­den­taux. Si la sta­bil­i­sa­tion avait été active­ment soutenue par l’Oc­ci­dent, elle aurait jeté les bases des phas­es ultérieures de réforme, qui à leur tour auraient con­duit à d’autres réformes sur une péri­ode d’an­nées et de décennies.

Vous avez été con­sul­tant auprès du Krem­lin en 1992–1993, grâce à votre rôle au Har­vard Insti­tute of Inter­na­tion­al Devel­op­ment. Au cours des années 1990, le « big bang » de la libéral­i­sa­tion des marchés l’a emporté sur la con­struc­tion des insti­tu­tions et des struc­tures de la démoc­ra­tie. Était-ce une erreur ?

Ces plaintes sont des bavardages académiques, elles n’ont rien à voir avec le monde réel. Mon rôle en 1990–1992 était d’aider la Pologne, l’E­stonie, la Slovénie et d’autres pays à éviter une cat­a­stro­phe finan­cière. C’é­tait aus­si mon objec­tif pour l’U­nion sovié­tique et la Russie. J’ai pré­con­isé des mesures qui ont fait leurs preuves dans de nom­breux pays : sta­bil­i­sa­tion de la mon­naie, sus­pen­sion des échéances de la dette, allége­ment du fardeau de la dette à long terme, prêts d’ur­gence, mesures d’ac­com­pa­g­ne­ment social égale­ment d’ur­gence. Les États-Unis ont accep­té ces argu­ments pour des pays comme la Pologne, mais les ont rejetés en faveur de Gor­batchev et d’Elt­sine. La poli­tique et la géopoli­tique, et non la bonne poli­tique économique, dom­i­naient la Mai­son Blanche. La mise en place d’in­sti­tu­tions et de réformes démoc­ra­tiques prendrait des années, voire des décen­nies. La Russie n’a jamais eu de véri­ta­ble démoc­ra­tie en un mil­lé­naire d’his­toire. La société civile avait été détru­ite par Staline. Mais entre-temps, une grave crise finan­cière était en cours. Les gens avaient besoin de manger, de vivre, de sur­vivre, d’avoir un abri sur la tête, d’avoir des soins de san­té, tan­dis que les change­ments à long terme seraient pro­gres­sive­ment intro­duits. C’est pourquoi je recom­mande depuis de nom­breuses années un sou­tien financier à grande échelle à la Russie. Et c’est pourquoi je n’ar­rê­tais pas de citer la leçon de Keynes.

Mais, avec le recul, l’ap­proche de la réforme aurait-elle dû être moins axée sur la « thérapie de choc » ?

Encore une fois, mon rôle était de faire face à la crise finan­cière. Je savais bien — de Pologne, de Tché­coslo­vaquie et d’ailleurs — que de nom­breuses réformes prendraient beau­coup de temps. Mon objec­tif était d’empêcher l’hy­per­in­fla­tion et un effon­drement financier. Je ne me suis jamais pronon­cé en faveur d’une pri­vati­sa­tion rapi­de, par exem­ple. Je savais que ces poli­tiques met­taient des années, voire des décen­nies à se concrétiser.

Andrei Shleifer, alors à l’In­sti­tut de développe­ment inter­na­tion­al de Har­vard avec vous, a été chargé de con­seiller la Russie sur le big bang de la pri­vati­sa­tion. Quelle rela­tion avait-il avec vous ?

Mon rôle pour Gor­batchev et Elt­sine était celui de con­seiller macro-financier. J’ai don­né des con­seils sur la façon de sta­bilis­er une économie insta­ble. Je n’é­tais pas con­sul­tant en pri­vati­sa­tion. Shleifer, oui. En ce qui me con­cerne, je n’ai pas prôné la pri­vati­sa­tion avec le mod­èle du coupon du début des années 1990 (qui a créé les pre­miers oli­gar­ques, ndlr) et je n’ai pas don­né de con­seils sur les abus tels que les “prêts par­tic­i­pat­ifs” (un sys­tème conçu en 1995 qui a per­mis aux oli­gar­ques de financer la réélec­tion d’Elt­sine en échange d’im­por­tantes par­tic­i­pa­tions dans des entre­pris­es publiques à prix réduit). J’ai con­seil­lé Gor­batchev en 1991 puis Elt­sine en 1992 et 1993 sur les ques­tions finan­cières. Après la pre­mière année à essay­er d’aider la Russie, j’avais démis­sion­né, dis­ant que je n’é­tais pas en mesure d’aider car les États-Unis n’é­taient pas d’ac­cord avec ce que je recom­mandais. Mon séjour ne devait dur­er qu’un an, en 1992. Puis un nou­veau min­istre des Finances a été nom­mé, Boris Fiodor­ov. Une per­son­ne mer­veilleuse qui est morte jeune. Il m’a demandé de rester en tant que con­seiller pour l’aider. J’ai accep­té, à con­trecœur, et je suis resté un an de plus, pour démis­sion­ner à la fin de 1993. Ce fut une péri­ode courte et frus­trante, car j’é­tais pro­fondé­ment frus­tré par la nég­li­gence et l’in­com­pé­tence de la Mai­son Blanche de Bush Sr. en 1991–1992 , et la Mai­son Blanche de Clin­ton en 1993. Quand j’ai appris que Shleifer fai­sait des investisse­ments per­son­nels en Russie, je l’ai ren­voyé de l’In­sti­tut de développe­ment inter­na­tion­al de Har­vard. Bien sûr, je n’avais rien à voir avec ses activ­ités d’in­vestisse­ment ou ses con­seils sur les pri­vati­sa­tions russ­es. Je n’ai jamais reçu non plus un seul kopek pour mon tra­vail, ni un seul dol­lar. Mon con­seil aux gou­verne­ments, depuis sa créa­tion il y a 37 ans en Bolivie, n’a jamais fourni de revenus au-delà de mon salaire uni­ver­si­taire. Je ne con­seille pas les gou­verne­ments pour des gains personnels.

Tra­duc­tion : CC

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