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Enlèvement d’Olivier Dubois : l’État français suspecté de culpabilité ?

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28 mai 2023

Temps de lecture : 6 minutes
Accueil | Veille médias | Enlèvement d’Olivier Dubois : l’État français suspecté de culpabilité ?

Enlèvement d’Olivier Dubois : l’État français suspecté de culpabilité ?

Temps de lecture : 6 minutes

L’enquête aura duré un an et demi : de concert, Le Monde, Libération, TV5 Monde et RFI ont fait paraître un dossier dans lequel ils pointent du doigt les dysfonctionnements de l’État français dans l’affaire de l’enlèvement d’Olivier Dubois. Ce n’est qu’après la libération du journaliste, retenu 711 jours en otage, que les médias français ont décidé de sortir l’affaire.

Une rencontre à Gao

8 avril 2021, Gao. Olivi­er Dubois, pigiste de Jeune Afrique, Le Point Afrique et Libéra­tion se rend à l’entretien qu’il a obtenu avec un cadre du Groupe de sou­tien de l’islam et des musul­mans (GSIM), Abdal­lah Ag Albakaye. C’est son fixeur, un local proche de ce réseau, qui lui a per­mis de pro­pos­er l’interview. Ce Touareg, qui a déjà œuvré avec les mem­bres de l’opération antiter­ror­iste Barkhane, serait resté en con­tact avec les mem­bres des forces armées durant les instants pré­parant la ren­con­tre, sans prévenir le jour­nal­iste. Il avait été recruté, en 2019, « pour la local­i­sa­tion, voire la cap­ture d’Abdallah Ag Albakaye », pré­cis­era un lieu­tenant inter­rogé à l’occasion de l’enquête ouverte le 5 mai 2021 par le Par­quet nation­al antiter­ror­iste. L’entretien du jour­nal­iste avec ce poten­tat dji­hadiste, qui dirig­erait la zone de Talataye (Nord Mali), est une occa­sion pour l’unité mil­i­taire qui espère le localis­er pour le suiv­re jusqu’à son abri. « [C’était] une de nos cibles parce [qu’il] était un des chefs de kat­i­ba de la zone que l’on cher­chait à sécuris­er », expli­quera un général inter­rogé dans le cadre de l’affaire.

Une opération trop dangereuse

Dès l’approbation d’entretien par Abdal­lah Ag Albakaye, et alors que son fixeur trans­met – a pri­ori sans en faire part au jour­nal­iste – les infor­ma­tions au poste de com­man­de­ment inter­ar­mées de théâtre (cel­lule de déci­sion des opéra­tions des mil­i­taires français instal­lée à N’Djaména), Olivi­er Dubois sol­licite l’organisation ter­ror­iste pour une demande de pro­tec­tion afin de se pré­mu­nir de tout enlève­ment. Le GSIM s’exécute, par let­tre en langue arabe. Mais depuis le Tchad, les mil­i­taires de Barkhane sem­blent aban­don­ner la mis­sion visant à trac­er Albakaye à l’occasion de l’entretien, jugeant celle-ci trop risquée pour le pigiste. Pour autant, à en croire Le Monde citant une enquête interne, « jamais l’intention et l’ordre cor­re­spon­dant qui aurait dû être for­mal­isés par [la cel­lule déci­sion­naire] ne l’ont été ». L’unité, aspi­rant à localis­er Albakaye, lance une opéra­tion autonome à cette fin, tan­dis que Dubois, qui s’est vu refuser son entre­tien par Libéra­tion qui le jugeait trop dan­gereux, con­tin­ue d’organiser la ren­con­tre. Men­tant à l’Ambassade de France, il annonce se ren­dre à Gao pour ren­con­tr­er une asso­ci­a­tion ; l’institution lui con­seillera de renon­cer à son déplace­ment. De leurs côtés, les mil­i­taires de « Barkhane » sont soucieux : « Tous les élé­ments nous fai­saient penser qu’il y avait un réel risque pour Olivi­er Dubois », rap­porte un lieutenant.

Absence d’ordres et réactions tardives

C’est parce qu’il n’en aurait pas reçu l’ordre que le lieu­tenant, comme il l’indiquera a pos­te­ri­ori à la DGSI, n’aurait pas arrêté les démarch­es du jour­nal­iste. À N’Djamena, la veille de l’enlèvement, une visio­con­férence réu­nit plusieurs « offi­ciels » parisiens ; les respon­s­ables de Barkhane prévi­en­nent de la prob­a­bil­ité très élevée d’un prochain enlève­ment. Ils con­seilleront à l’Ambassadeur de France au Mali de con­tre­car­rer les plans d’Olivier Dubois en col­lab­o­rant avec les ser­vices maliens. Une « alerte, note l’enquête interne, qui ne don­nera pas lieu à la con­créti­sa­tion d’une manœu­vre d’entrave », sans qu’il soit encore élu­cidé pourquoi. Le porte-parole du Quai d’Orsay, Agnès Von der Mühl, décon­seillera au jour­nal­iste de s’entretenir avec le chef dji­hadiste par mail – envoyé le jour du rapt, sans pré­cis­er qu’il pour­rait être sujet à enlèvement.

L’enlèvement

Arrivé au Mali, Olivi­er Dubois est aban­don­né par son fixeur, qui lui indique que l’organisation ter­ror­iste lui a défendu d’assister à l’entretien. Et alors que le local trans­porte Dubois jusqu’à l’entretien, les mil­i­taires suiv­ent leur pro­gres­sion sans recevoir « d’ordre d’entrave ». Après l’avoir déposé dans une voiture abri­tant les mem­bres du GSIM, le touareg revient et le temps de l’entretien passe. Il ne revien­dra pas après le temps impar­ti par Albakaye. Si le fixeur pré­tend que les mil­i­taires lui avaient dit suiv­re le jour­nal­iste par voie de drones, les mil­i­taires de Barkhane auraient con­fié au Touareg que, à la tête d’une opéra­tion d’information et non d’intervention physique, il ne reve­nait pas à leur unité d’intervenir et que cette inter­ven­tion reve­nait à d’autres cel­lules d’intervention (task force Sabre, DGSE).

Où est la faute ?

C’est le Touareg qui accom­pa­g­nait Dubois qui indi­quera aux ser­vices maliens, après l’enlèvement du jour­nal­iste, que les mil­i­taires de Barkhane lui auraient dit de ne pas s’inquiéter de l’absence de retour du jour­nal­iste. Si le local explique que ceux-ci lui auraient écrit que « la mis­sion avait été très bien pré­parée », les mil­i­taires con­tre­dis­ent cette ver­sion, indi­quant « qu’aucun moyen tech­nique » n’avait été mis en œuvre pour trac­er le jour­nal­iste durant la ren­con­tre. Pour l’enquête interne, la « faute per­son­nelle au sein de la force « Barkhane » » n’est pas exis­tante. L’inspecteur général des armées recon­naît que le sujet sen­si­ble aurait dû être pris en compte de façon plus sérieuse ; il indique égale­ment que le jour­nal­iste, qui avait été con­sid­éré comme un reporter malien, n’a pas fait l’objet d’initiatives de dis­sua­sion suff­isam­ment impor­tantes. Une défail­lance d’ordre procé­du­rale en somme. Lançant une perqui­si­tion, le 12 mai 2021, au domi­cile d’un jour­nal­iste par­tic­i­pant à l’enquête, la DGSI aurait, si l’on en croit Le Monde, ten­té de récupér­er des infor­ma­tions détenues par celui-ci sur l’enlèvement ; elle ne trou­vera apparem­ment rien.

Des silences surprenants

Les dys­fonc­tion­nements sup­posés de l’État français dans cette affaire soulèvent à notre sens plusieurs bémols : en pre­mier lieu, la ver­sion du fixeur d’Olivier Dubois sem­ble a pri­ori vari­er à plusieurs repris­es ; la posi­tion de cet acteur, proche du GSIM, qui se dira être « un ami [voire] comme un frère » du jour­nal­iste, qui a men­ti à celui-ci sur ses rap­ports avec Barkhane et a affir­mé s’être vu promet­tre une somme en échange des infor­ma­tions délivrées (ce que l’armée con­firme, mais a pri­ori à l’occasion d’une affaire plus anci­enne), est quelque peu ambigüe.

Si le silence du Quai d’Orsay comme celui de l’armée française sur les risques d’enlèvement est sin­guli­er, notons qu’Olivier Dubois pre­nait ses respon­s­abil­ités puisqu’il s’était déjà vu con­seiller de renon­cer à son déplace­ment. L’inspecteur général de l’Armée en fait men­tion, lorsqu’il explique : « Une cer­taine résig­na­tion devant la volon­té ferme d’Olivier Dubois d’interviewer Abdal­lah Ag Albakaye a engen­dré un immo­bil­isme général ». 

De son côté, l’absence de con­cer­ta­tion sup­posée de la cel­lule de l’armée française (Pnat-10) et unités (task force Sabre, DGSE) qui auraient dû inter­venir physique­ment lors de l’enlèvement du jour­nal­iste con­stituerait une défail­lance sur laque­lle l’information judi­ci­aire en cours doit faire la lumière.