La charte pour la traçabilité de l’information permet à des journalistes ou des médias de s’engager à citer leurs sources médiatiques lorsque ces sources leur ont fourni une enquête. Un comportement de bon aloi qui aurait dû, ou au moins pu, être assez naturel pour se passer de charte. Ce texte comporte-t-il des risques de dérives ?
Citer sa source, un impératif journalistique
Un journaliste qui produit un article a en principe le devoir, au moins moral, de citer sa source, qu’il s’agisse d’un texte de loi, d’un rapport de la Cour des comptes, d’un réseau social ou encore d’un article de la presse concurrente. Ce dernier cas se rencontre principalement dans trois situations : l’interview d’une personnalité, une enquête parue dans un média, ou encore « l’exclusivité » d’une information. Il arrive en effet qu’une personnalité ou un organisme donne à un média l’exclusivité sur l’un de ses travaux. Ces cas sont en général parfaitement identifiables dans l’article source, et il est facile pour le journaliste d’un média concurrent de citer ce contenu
Cette citation est de bon aloi, évite les accusations de plagiat, mais permet aussi aux lecteurs de savoir à quoi s’en tenir sur les informations qui leur sont proposées. Une enquête de Libération n’aura le plus souvent pas le même angle et les mêmes biais qu’une enquête de Valeurs actuelles, fût-elle sur le même thème et indépendamment de la qualité de l’enquête.
Fallait-il une charte pour la traçabilité de l’information ?
Citer sa source a beau être assez naturel, il semble que la pratique ne soit pas généralisée. En 2019, l’Alliance de la presse d’information générale proposait à ses membres la signature d’une charte pour la traçabilité de l’information, qui les engagerait à « expliquer clairement d’où vient [l’]information en l’attribuant au média qui l’a révélée. » Il s’agit plus précisément de « sourcer précisément et assez haut dans l’article le média à l’origine de l’information exclusive », de « renvoyer, par un lien hypertexte, vers l’article » et de « mettre en place une communication claire sur ces pratiques » dans les rédactions
En 2020, la charte comptait trente signataires publiant dans soixante médias. De quoi inquiéter sur la déontologie journalistique, ou laisser sceptique sur l’intérêt d’une charte que personne ne signe, parce que tout le monde trouve ce qu’elle propose évident. Certaines rédactions se joignent au mouvement, notamment Libération, L’Alsace, 20 minutes, Le Progrès, L’Équipe, La Voix du Nord ou Ouest-France.
Un enjeu financier
Aujourd’hui, les réseaux sociaux couplés à la prise de vue numérique rendent le partage de contenus médiatiques particulièrement facile et rapide. Nombreux sont ceux qui ont déjà photographié un article de presse pour le partager sur une messagerie privée ou un réseau social, soit pour leur publicité personnelle, parce qu’ils apparaissent dans l’article ou s’y expriment, soit pour partager le contenu et susciter un débat ou une approbation. Or, cette pratique peut générer une importante perte de revenus pour le média, parce qu’elle permet de le consulter sans abonnement ou frais publicitaires. Quand on partage un contenu audiovisuel, ce n’est pas particulièrement dérangeant : d’abord parce que le média a imprimé son identité dans la vidéo ou l’audio, et que la traçabilité est évidente, ensuite parce que les publicités sont directement intégrées au contenu. En revanche, s’il s’agit d’un article de presse écrite, le problème peut apparaître plus vite. Si la diffusion ponctuelle d’un unique article n’est pas nécessairement dommageable, certains diffusent régulièrement à de nombreux contacts une édition entière de presse.
Et si les principaux concernés n’étaient pas les journalistes ?
La charte pour la traçabilité de l’information commence par citer les canaux qui permettent à l’information de circuler « à toute vitesse, sur tous les réseaux et tous les écrans, au point d’épuiser parfois le lecteur ou l’internaute. » Certes, les chaînes d’information en continu peuvent épuiser, et c’est d’ailleurs ce qui en pousse certaines, notamment CNews, à préférer un format de débat, qui discute des informations au lieu de les ressasser. Format qui ne plaît pas à tous les médias, notamment ceux qui ont signé la charte, mais c’est un autre sujet.
En revanche, sur les réseaux sociaux, les publications ne viennent pas d’abord des journalistes. Dès lors, était-il bien nécessaire de concevoir une charte que ne signeront pas les principaux responsables de la circulation de l’information sur les réseaux ?
Beaucoup de bruit pour pas grand-chose
La charte pour la traçabilité de l’information n’aura donc probablement que peu de résultats. Les journalistes qui ont l’habitude de réutiliser des contenus sans les citer continueront à le faire, parce que ce genre de pratique est condamné dès les écoles de journalisme, et même dès le lycée et ses exposés. Les utilisateurs de réseaux sociaux continueront à partager du contenu, et les journalistes intègres qui veillent à citer leurs sources le feront, non parce qu’ils ont signé une charte, mais parce qu’ils croient au bien-fondé de cette pratique. Seules les signatures des rédactions, et non des journalistes, peuvent avoir un quelconque intérêt, si l’on imagine que ces mêmes rédactions puissent mettre en place des sanctions à l’encontre des journalistes qui ne respecteraient pas la charte. Mais là encore, nombre de médias veillent déjà à ce que leurs articles ne puissent pas être accusés de plagiat, ne serait-ce que pour rester crédibles. La charte ne permettra donc pas grand bien.
Quel mal pourrait faire la charte pour la traçabilité de l’information ?
Si la charte ne peut pas faire de bien, il est indispensable de s’assurer qu’elle ne peut pas faire de mal. Elle prévoit que le média source soit cité « dès le premier paragraphe », critère qui ne peut d’ailleurs s’appliquer qu’à la presse papier. Le manque de précision concernant les obligations des médias audiovisuels étonne.
De plus, si la publication qui reprend les informations de l’article source « ne fournit pas de travail journalistique supplémentaire », elle ne pourra pas reprendre plus du quart de l’article originel. Une condition assez souple, qui pourrait prêter à débat. La recherche d’un chiffre supplémentaire pour appuyer ou contester le propos source, ou l’ajout de la réaction d’une personnalité, est-elle un travail journalistique suffisant ?
La charte pour la traçabilité de l’information, une défense d’un métier en péril ?
Le principal intérêt de la charte réside plutôt dans l’idée qu’elle se fait du journalisme et de ceux qui l’exercent. Grâce à la traçabilité, les consommateurs d’un média devraient pouvoir identifier la source d’une information et donc connaître les conditions de sa production, conditions détaillées par la charte comme suit : « rédactions composées de journalistes professionnels, respect des règles du métier et des conditions sociales de son exercice. » C’est cette petite phrase qui est la plus inquiétante : ce n’est pas parce qu’un journaliste est « professionnel », autrement dit se fait payer pour son travail, ni même parce qu’il a une carte de presse, que son travail est nécessairement meilleur que celui d’un lanceur d’alerte ou d’un citoyen qu’on pourrait dire lambda.
La charte pour la traçabilité de l’information est peut-être, au fond, une nouvelle tentative de revaloriser le journalisme à l’heure où les réseaux sociaux permettent une circulation d’informations parfois de meilleure qualité que ce que l’on trouve dans les médias. Et si, au lieu de travailler à des chartes, les médias de grand chemin se demandaient pourquoi ils perdent leur audience et agissaient en conséquence ?