Ojim.fr
PUBLICATIONS
Yann Barthès, Dilcrah, Netflix, Frontex, Bellingcat... Découvrez les publications papier et numériques de l'Observatoire du journalisme.
→ En savoir plus
PUBLICATIONS
Yann Barthès, Dilcrah, Netflix, Frontex, Bellingcat... Découvrez les publications papier et numériques de l'Observatoire du journalisme.
→ En savoir plus
Charte pour la traçabilité de l’information : que peut-on en attendre ?

13 avril 2024

Temps de lecture : 7 minutes
Accueil | Veille médias | Charte pour la traçabilité de l’information : que peut-on en attendre ?

Charte pour la traçabilité de l’information : que peut-on en attendre ?

Temps de lecture : 7 minutes

La charte pour la traçabilité de l’information permet à des journalistes ou des médias de s’engager à citer leurs sources médiatiques lorsque ces sources leur ont fourni une enquête. Un comportement de bon aloi qui aurait dû, ou au moins pu, être assez naturel pour se passer de charte. Ce texte comporte-t-il des risques de dérives ?

Citer sa source, un impératif journalistique

Un jour­nal­iste qui pro­duit un arti­cle a en principe le devoir, au moins moral, de citer sa source, qu’il s’agisse d’un texte de loi, d’un rap­port de la Cour des comptes, d’un réseau social ou encore d’un arti­cle de la presse con­cur­rente. Ce dernier cas se ren­con­tre prin­ci­pale­ment dans trois sit­u­a­tions : l’interview d’une per­son­nal­ité, une enquête parue dans un média, ou encore « l’exclusivité » d’une infor­ma­tion. Il arrive en effet qu’une per­son­nal­ité ou un organ­isme donne à un média l’exclusivité sur l’un de ses travaux. Ces cas sont en général par­faite­ment iden­ti­fi­ables dans l’article source, et il est facile pour le jour­nal­iste d’un média con­cur­rent de citer ce contenu

Cette cita­tion est de bon aloi, évite les accu­sa­tions de pla­giat, mais per­met aus­si aux lecteurs de savoir à quoi s’en tenir sur les infor­ma­tions qui leur sont pro­posées. Une enquête de Libéra­tion n’aura le plus sou­vent pas le même angle et les mêmes biais qu’une enquête de Valeurs actuelles, fût-elle sur le même thème et indépen­dam­ment de la qual­ité de l’enquête.

Fallait-il une charte pour la traçabilité de l’information ?

Citer sa source a beau être assez naturel, il sem­ble que la pra­tique ne soit pas général­isée. En 2019, l’Alliance de la presse d’information générale pro­po­sait à ses mem­bres la sig­na­ture d’une charte pour la traça­bil­ité de l’information, qui les engagerait à « expli­quer claire­ment d’où vient [l’]information en l’attribuant au média qui l’a révélée. » Il s’agit plus pré­cisé­ment de « sourcer pré­cisé­ment et assez haut dans l’article le média à l’origine de l’information exclu­sive », de « ren­voy­er, par un lien hyper­texte, vers l’article » et de « met­tre en place une com­mu­ni­ca­tion claire sur ces pra­tiques » dans les rédactions

En 2020, la charte comp­tait trente sig­nataires pub­liant dans soix­ante médias. De quoi inquiéter sur la déon­tolo­gie jour­nal­is­tique, ou laiss­er scep­tique sur l’intérêt d’une charte que per­son­ne ne signe, parce que tout le monde trou­ve ce qu’elle pro­pose évi­dent. Cer­taines rédac­tions se joignent au mou­ve­ment, notam­ment Libéra­tion, L’Alsace, 20 min­utes, Le Pro­grès, L’Équipe, La Voix du Nord ou Ouest-France.

Un enjeu financier

Aujourd’hui, les réseaux soci­aux cou­plés à la prise de vue numérique ren­dent le partage de con­tenus médi­a­tiques par­ti­c­ulière­ment facile et rapi­de. Nom­breux sont ceux qui ont déjà pho­tographié un arti­cle de presse pour le partager sur une mes­sagerie privée ou un réseau social, soit pour leur pub­lic­ité per­son­nelle, parce qu’ils appa­rais­sent dans l’article ou s’y expri­ment, soit pour partager le con­tenu et sus­citer un débat ou une appro­ba­tion. Or, cette pra­tique peut génér­er une impor­tante perte de revenus pour le média, parce qu’elle per­met de le con­sul­ter sans abon­nement ou frais pub­lic­i­taires. Quand on partage un con­tenu audio­vi­suel, ce n’est pas par­ti­c­ulière­ment dérangeant : d’abord parce que le média a imprimé son iden­tité dans la vidéo ou l’audio, et que la traça­bil­ité est évi­dente, ensuite parce que les pub­lic­ités sont directe­ment inté­grées au con­tenu. En revanche, s’il s’agit d’un arti­cle de presse écrite, le prob­lème peut appa­raître plus vite. Si la dif­fu­sion ponctuelle d’un unique arti­cle n’est pas néces­saire­ment dom­mage­able, cer­tains dif­fusent régulière­ment à de nom­breux con­tacts une édi­tion entière de presse.

Et si les principaux concernés n’étaient pas les journalistes ?

La charte pour la traça­bil­ité de l’information com­mence par citer les canaux qui per­me­t­tent à l’information de cir­culer « à toute vitesse, sur tous les réseaux et tous les écrans, au point d’épuiser par­fois le lecteur ou l’internaute. » Certes, les chaînes d’information en con­tinu peu­vent épuis­er, et c’est d’ailleurs ce qui en pousse cer­taines, notam­ment CNews, à préfér­er un for­mat de débat, qui dis­cute des infor­ma­tions au lieu de les ressass­er. For­mat qui ne plaît pas à tous les médias, notam­ment ceux qui ont signé la charte, mais c’est un autre sujet.

En revanche, sur les réseaux soci­aux, les pub­li­ca­tions ne vien­nent pas d’abord des jour­nal­istes. Dès lors, était-il bien néces­saire de con­cevoir une charte que ne signeront pas les prin­ci­paux respon­s­ables de la cir­cu­la­tion de l’information sur les réseaux ?

Beaucoup de bruit pour pas grand-chose

La charte pour la traça­bil­ité de l’information n’aura donc prob­a­ble­ment que peu de résul­tats. Les jour­nal­istes qui ont l’habitude de réu­tilis­er des con­tenus sans les citer con­tin­ueront à le faire, parce que ce genre de pra­tique est con­damné dès les écoles de jour­nal­isme, et même dès le lycée et ses exposés. Les util­isa­teurs de réseaux soci­aux con­tin­ueront à partager du con­tenu, et les jour­nal­istes intè­gres qui veil­lent à citer leurs sources le fer­ont, non parce qu’ils ont signé une charte, mais parce qu’ils croient au bien-fondé de cette pra­tique. Seules les sig­na­tures des rédac­tions, et non des jour­nal­istes, peu­vent avoir un quel­conque intérêt, si l’on imag­ine que ces mêmes rédac­tions puis­sent met­tre en place des sanc­tions à l’encontre des jour­nal­istes qui ne respecteraient pas la charte. Mais là encore, nom­bre de médias veil­lent déjà à ce que leurs arti­cles ne puis­sent pas être accusés de pla­giat, ne serait-ce que pour rester crédi­bles. La charte ne per­me­t­tra donc pas grand bien.

Quel mal pourrait faire la charte pour la traçabilité de l’information ?

Si la charte ne peut pas faire de bien, il est indis­pens­able de s’assurer qu’elle ne peut pas faire de mal. Elle prévoit que le média source soit cité « dès le pre­mier para­graphe », critère qui ne peut d’ailleurs s’appliquer qu’à la presse papi­er. Le manque de pré­ci­sion con­cer­nant les oblig­a­tions des médias audio­vi­suels étonne.

De plus, si la pub­li­ca­tion qui reprend les infor­ma­tions de l’article source « ne four­nit pas de tra­vail jour­nal­is­tique sup­plé­men­taire », elle ne pour­ra pas repren­dre plus du quart de l’article orig­inel. Une con­di­tion assez sou­ple, qui pour­rait prêter à débat. La recherche d’un chiffre sup­plé­men­taire pour appuy­er ou con­tester le pro­pos source, ou l’ajout de la réac­tion d’une per­son­nal­ité, est-elle un tra­vail jour­nal­is­tique suffisant ?

La charte pour la traçabilité de l’information, une défense d’un métier en péril ?

Le prin­ci­pal intérêt de la charte réside plutôt dans l’idée qu’elle se fait du jour­nal­isme et de ceux qui l’exercent. Grâce à la traça­bil­ité, les con­som­ma­teurs d’un média devraient pou­voir iden­ti­fi­er la source d’une infor­ma­tion et donc con­naître les con­di­tions de sa pro­duc­tion, con­di­tions détail­lées par la charte comme suit : « rédac­tions com­posées de jour­nal­istes pro­fes­sion­nels, respect des règles du méti­er et des con­di­tions sociales de son exer­ci­ce. » C’est cette petite phrase qui est la plus inquié­tante : ce n’est pas parce qu’un jour­nal­iste est « pro­fes­sion­nel », autrement dit se fait pay­er pour son tra­vail, ni même parce qu’il a une carte de presse, que son tra­vail est néces­saire­ment meilleur que celui d’un lanceur d’alerte ou d’un citoyen qu’on pour­rait dire lambda.

La charte pour la traça­bil­ité de l’information est peut-être, au fond, une nou­velle ten­ta­tive de reval­oris­er le jour­nal­isme à l’heure où les réseaux soci­aux per­me­t­tent une cir­cu­la­tion d’informations par­fois de meilleure qual­ité que ce que l’on trou­ve dans les médias. Et si, au lieu de tra­vailler à des chartes, les médias de grand chemin se demandaient pourquoi ils per­dent leur audi­ence et agis­saient en conséquence ?