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L’AFP et la vérification des informations : beaucoup de propagande et peu d’analyse sur le Pacte de Marrakech

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15 décembre 2018

Temps de lecture : 9 minutes
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L’AFP et la vérification des informations : beaucoup de propagande et peu d’analyse sur le Pacte de Marrakech

Temps de lecture : 9 minutes

L’AFP n’échappe pas au phénomène désormais quotidien du « check-news », qui consiste à rétablir la « vérité », au sens presque platonicien, puisque, pour le philosophe antique comme pour nombre de journalistes, le vrai ne se détermine que par ce qui est (ou leur apparait comme) juste.

« Factuel », c’est donc le petit nom de l’exercice « check-news » quo­ti­di­en de l’AFP. « Factuel », rap­pelons-le, c’est aus­si ce qui relève de l’ordre du fait, qui est observ­able et réel. Face aux con­tes­ta­tions « méphi­tiques » (selon les ter­mes du Monde) du bien-fondé du Pacte de Mar­rakech approu­vé (et non encore signé) lun­di 10 décem­bre 2018, l’AFP a donc aigu­isé sa plume, et a vail­lam­ment essayé de pour­fendre les préjugés. L’exercice, cepen­dant, résiste mal à l’analyse des faits, et ne révèle qu’un tra­vail laborieux et assez peu empreint de neutralité.

« Circulez, y’a rien à voir »

Dès le titre, le lecteur est fixé : « Non, la France ne va pas aban­don­ner sa sou­veraineté migra­toire en sig­nant un pacte des Nations unies »

Un par­ti-pris assez amu­sant quand on sait que le choix d’un titre, en presse écrite, est un exer­ci­ce com­plexe, puisqu’il doit, à l’instar d’une robe de cock­tail, en mon­tr­er assez sans en révéler trop, et exciter la curiosité du lecteur sans tomber dans le raco­lage. Dès lors que le titre four­nit une réponse tranchée, surtout dans un exer­ci­ce de « fact-check­ing », le jour­nal­iste est presque cer­tain de per­dre la moitié de son lec­torat. Dévoil­er la con­clu­sion dans l’introduction, c’est bon pour un exposé à Sci­ences-Po, pas pour un arti­cle de presse.

Un titre inter­ro­gatif eût été de meilleur aloi. Ne serait-ce que pour faire dur­er le sus­pense, et pro­longer le plaisir qui, comme cha­cun le sait, est dans l’attente.

Le chapô est du même ton­neau :« Une quan­tité impres­sion­nante de posts Face­book et Twit­ter, par­fois partagés des dizaines de mil­liers de fois, affir­ment qu’un “Pacte migra­toire”, que doit sign­er Emmanuel Macron, va essen­tielle­ment con­train­dre la France à aban­don­ner sa sou­veraineté migra­toire aux Nations unies. Mais si le doc­u­ment existe, et fait l’ob­jet par­fois de très vives polémiques, il est non con­traig­nant, et ne fait qu’a­vancer des principes ».

Si le chapô n’est pas cen­sé être un résumé de l’article, il doit être à la fois une intro­duc­tion à ce qui va y être dévelop­pé et une con­tex­tu­al­i­sa­tion de la prob­lé­ma­tique qui y sera abor­dée, en posant le décor : qui ? quoi ? où ? quand ? Ici le jour­nal­iste impose derechef ses pro­pres con­clu­sions : le pacte « est non con­traig­nant, et ne fait qu’a­vancer des principes ». Vrai­ment ? Reprenons l’introduction de l’article.

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L’article : un condensé de méthodes contestables et anti-journalistiques

« Son titre offi­ciel est “Le Pacte mon­di­al pour des migra­tions sûres, ordon­nées et régulières”.
C’est un doc­u­ment des Nations unies, qui recense avant tout des principes –défense des droits de l’Homme, des enfants, recon­nais­sance de la sou­veraineté nationale–, ain­si qu’une ving­taine de propo­si­tions pour aider les pays à faire face aux migra­tions ».

Dans les faits, ce pacte ne fait pas que recenser « avant tout des principes ». Et pour cause : si on se réfère au pro­pos intro­duc­tif de la réso­lu­tion 72/244 qui a mis en place la Con­férence inter­gou­verne­men­tale chargée de rédi­ger le Pacte mon­di­al pour des migra­tions sûres, ordon­nées et régulières, les choses appa­rais­sent moins tranchées :

« le pacte mon­di­al pour des migra­tions sûres, ordon­nées et régulières con­stituerait un ensem­ble de principes, d’engagements et d’accords entre les États Mem­bres »

Des principes donc, c’est vrai, mais égale­ment des engage­ments. Pour autant lais­sons au rédac­teur le béné­fice du doute, après tout, il y a selon lui « avant tout des principes », donc, pas seule­ment des principes. Creusons, et comptons…Dans le Pacte, les principes et ambi­tions directeurs sont décrits sur 3 pages, de la 3ème à la 6ème. Donc, 3 pages de principes dans un doc­u­ment de 41 pages. Math­é­ma­tique­ment, 7% de principes, c’est trop peu pour jus­ti­fi­er un « avant tout »…

Des objectifs aux engagements puis aux moyens d’action

Pour­suiv­ons… : « ain­si qu’une ving­taine de propo­si­tions pour aider les pays à faire face aux migra­tions ». Il y en a 23 exacte­ment, regroupées sous le titre « Notre cadre de coopération ».

Led­it cadre est intro­duit de la manière suivante :

« Nous réaf­fir­mons la Déc­la­ra­tion dans son inté­gral­ité et allons plus loin en définis­sant le cadre de coopéra­tion ci-après, qui com­prend 23 objec­tifs et prévoit des moyens de mise en œuvre du Pacte mon­di­al ain­si que des mécan­ismes de suivi et d’examen. Chaque objec­tif est asso­cié à un engage­ment, suivi d’une série de mesures regroupant des moyens d’action et des pra­tiques opti­males ».

Le vocab­u­laire ne laisse pas place au doute : « Moyens de mise en œuvre », « mécan­ismes de suivi et d’examen », « ENGAGEMENT », « moyens d’action »…On dépasse la sim­ple notion de « principes », à ce niveau-là. Le qual­i­fi­catif « con­traig­nant » siérait même mieux.

Pour­suiv­ons et citons l’article: « Ce texte est-il contraignant ?

Non, et c’est écrit noir sur blanc dans le Préam­bule : “Le Pacte mon­di­al réaf­firme le droit sou­verain des États de définir leurs poli­tiques migra­toires nationales et leur droit de gér­er les migra­tions rel­e­vant de leur com­pé­tence, dans le respect du droit international”. » 

On con­state deux choses. La pre­mière, le jour­nal­iste paresseux s’est con­tenté du préam­bule. La sec­onde, il mécon­naît totale­ment les mécan­ismes du droit inter­na­tion­al. Pourquoi ?

Un mécanisme depuis longtemps en route avec effet de cliquet

Pour com­pren­dre le fond du prob­lème, il faut exam­in­er les textes en amont:

La déc­la­ra­tion de New-York que nous évo­quions plus haut, ren­voie à une réso­lu­tion de l’AG de l’ONU, la 70/1 du 23 sep­tem­bre 2015, inti­t­ulée « Trans­former notre monde : le Pro­gramme de développe­ment durable à l’horizon 2030 ».

Cette réso­lu­tion est claire­ment empreinte d’une idéolo­gie qui veut voir dans les migra­tions un phénomène posi­tif. Quelques exemples :

- « Lorsque nous avons adop­té, il y a un an, le Pro­gramme de développe­ment durable à l’horizon 2030, nous avons claire­ment souligné la con­tri­bu­tion pos­i­tive apportée par les migrants à une crois­sance inclu­sive et à un développe­ment durable. Cette con­tri­bu­tion rend notre monde meilleur. Les avan­tages et les pos­si­bil­ités asso­ciés à des migra­tions régulières, sûres et ordon­nées sont con­sid­érables et générale­ment sous-estimés ».

- « Ce Pro­gramme a une portée et une impor­tance sans précé­dent. Il est accep­té par tous les pays et applic­a­ble à tous, compte tenu des réal­ités, capac­ités et niveaux de développe­ment de cha­cun et dans le respect des pri­or­ités et poli­tiques nationales. Les objec­tifs et les cibles qui y sont énon­cés ont un car­ac­tère uni­versel et con­cer­nent le monde entier, pays dévelop­pés comme pays en développe­ment ». 

- « 18. Nous annonçons aujourd’hui 17 objec­tifs de développe­ment durable assor­tis de 169 cibles qui sont inté­grées et indis­so­cia­bles. Jamais encore les dirigeants du monde ne s’étaient engagés à met­tre en œuvre col­lec­tive­ment un pro­gramme d’action aus­si vaste et uni­versel. (…)Dans ce cadre, nous réaf­fir­mons notre attache­ment au droit inter­na­tion­al et soulignons que la mise en œuvre du Pro­gramme devra être con­forme aux droits et oblig­a­tions des États selon le droit inter­na­tion­al ».

D’aucuns répon­dront qu’une sim­ple réso­lu­tion de l’AG de l’ONU n’est pas con­traig­nante pour les États. C’est vrai, puisque seules les réso­lu­tions du Con­seil de Sécu­rité s’imposent aux États. Mais…

Le piège se referme

… Mais il faut garder en mémoire l’ensemble du mécan­isme pour bien com­pren­dre le piège.

  1. La réso­lu­tion non con­traig­nante 70/1 de 2015 a abouti à la Con­ven­tion de New-York.
  2. La Con­ven­tion de New-York de 2016 a abouti à la rédac­tion d’un texte, non con­traig­nant par lui-même en théorie.
  3. Ce texte, le « Pacte mon­di­al pour des migra­tions sûres, ordon­nées et régulières » a été approu­vé à Mar­rakech les 10 et 11 décem­bre 2018.

Ce texte est un pacte. Un terme rel­a­tive­ment inusité depuis la créa­tion de la SDN. Mais, en droit, un pacte est un traité. C’est-à-dire un doc­u­ment qui, dès lors qu’il est signé, acquiert une valeur juridique contraignante.

Par exem­ple, un des derniers pactes en date est « Le pacte inter­na­tion­al relatif aux droits civils et poli­tiques », du 16 décem­bre 1966.

Le mécan­isme d’adoption de ce pacte est exacte­ment le même que pour celui qui nous occupe : Réso­lu­tion créant une com­mis­sion (la Com­mis­sion des droits de l’Homme) chargée de la rédac­tion du pacte ; Sig­na­ture du pacte ; inté­gra­tion dans le droit nation­al des Etats ; mise en appli­ca­tion oblig­a­toire dans le temps et applic­a­bil­ité directe par les juri­dic­tions des États signataires.

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Loin de se pencher sur ces ques­tions, l’article pose la ques­tion à deux « spécialistes ».

- Solène Bedaux, « chargée de plaidoy­er au Sec­ours catholique-Car­i­tas, con­tac­tée par l’AFP, et qui achève à Mar­rakech son suivi des négo­ci­a­tions lancées en 2016 », et qui con­clut péremp­toire­ment que « la con­clu­sion est claire: non, il n’y a pas d’in­ven­tion de nou­veaux droits (au prof­it des migrants, NDLR)”. Cette analyse, de par la par­tial­ité de l’intervenante, est nulle et non avenue.

- Serge Sla­ma, présen­té en encart comme pro­fesseur de droit à l’U­ni­ver­sité de Greno­ble-Alpes, con­firme : “Ca ressem­ble un peu à la con­ven­tion de Paris (COP21, ndlr) en matière de cli­mat. C’est un texte qui cadre, et dit que les Etats se fix­ent des objec­tifs”. Et de con­clure : “Si la France ne met­tait pas en œuvre un objec­tif, un migrant ne pour­rait aller devant une juri­dic­tion pour con­tester cela”.

Oui, sauf que Serge Sla­ma n’est pas QUE pro­fesseur de droit, comme en témoigne sa fiche Wikipé­dia : « Il est égale­ment con­nu comme mil­i­tant asso­ci­atif pour les droits des étrangers. À ce titre, il est mem­bre du Gisti (Groupe d’in­for­ma­tion et de sou­tien des immigré.e.s) et a tra­vail­lé sur cer­tains de ses recours ».

Son impar­tial­ité sur le sujet est donc haute­ment con­testable. D’autant que Serge Sla­ma ne dit pas toute la vérité : les migrants ne pour­ront peut-être pas inten­ter de recours eux-mêmes. Mais les asso­ci­a­tions d’aide aux migrants, ne s’en privent pas et le fer­ont pour eux. Ce que Mon­sieur Sla­ma ne saurait ignor­er, puisque le GISTI est pré­cisé­ment à l’o­rig­ine d’une jurispru­dence majeure sur la ques­tion du droit au regroupe­ment famil­ial… Ici le rédac­teur de l’AFP se fait sim­ple propagandiste.

Il eut été intéres­sant de se référ­er aus­si à des avis plus neu­tres de per­son­nes un peu mieux infor­mées des procé­dures onusi­ennes, comme par exem­ple, André Sirois, avo­cat auprès de l’ONU et ex-con­seiller juridique auprès de la Com­mis­sion de l’immigration et du statut de réfugié, qui voit dans le pacte de Mar­rakech « un piège », par exem­ple. On peut aus­si penser à l’historien du droit Jean-Louis Harouel que nous avons cité dans deux arti­cles de l’Observatoire sur le pacte. Le pre­mier en com­men­tant un assez joli ensem­ble de men­songes https://www.ojim.fr/quand-samuel-laurent-des-decodeurs-du-monde-ment-comme-un-arracheur-de-dents/ de Samuel Lau­rent dans Le Monde, le sec­ond sur un arti­cle du Point sur le pacte. Une sorte d’unanimité des médias dom­i­nants sur le sujet, d’aucuns y ver­raient un entre soi dan­gereux, surtout pour les médias.

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