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Ukraine : moments de sincérité dans Bloomberg

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21 juin 2022

Temps de lecture : 8 minutes
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Ukraine : moments de sincérité dans Bloomberg

Temps de lecture : 8 minutes

La narration simpliste des médias occidentaux du début du conflit russo-ukrainien semble parfois loin derrière nous. Le Guardian est revenu sur certaines de ses erreurs, le New York Times pose la question de la responsabilité US dans le conflit, le Washington Post compare le rôle des États-Unis au Yémen à la guerre de la Russie en Ukraine, alors que l’influent Robert Kagan était déjà passé aux aveux dans Foreign Affairs en avril. Au cours de la première quinzaine de juin, deux articles de Hal Brands, historien adepte de l’unipolarité américaine et professeur à l’université Johns Hopkins, parus dans Bloomberg, participent de cette logique de déballage susceptible d’esquinter sérieusement la version admise à l’Ouest sur le conflit.

« Le monde n’a pas besoin d’une Amérique plus modérée »

C’est le titre d’un arti­cle de Hal Brands paru dans Bloomberg le 1er juin 2022 dans lequel l’auteur se dresse con­tre ceux pen­sant que les États-Unis devraient cess­er de s’impliquer en Europe, au Moyen-Ori­ent et ailleurs — un désen­gage­ment qui, selon lui, entraîn­erait une insta­bil­ité mondiale.

L’affaire ukraini­enne est d’après Brands l’occasion de mon­tr­er à nou­veau au monde les ver­tus de la puis­sance améri­caine. Sans elle, la « pré­da­tion auto­cra­tique » prendrait encore plus d’ampleur, le mal étant d’une « per­sis­tance obstinée. »

Hal Brands contre les « restrainers »

Les « restrain­ers » sont les enne­mis jurés de Hal Brands. Il s’agit des voix états-uni­ennes cri­tiques de la poli­tique étrangère d’intervention de Wash­ing­ton. Les adeptes d’un réal­isme exempt d’idéologie (John Mearscheimer par exem­ple), les milieux lib­er­tariens, le séna­teur Ron Paul, les paci­fistes, cer­tains pro­gres­sistes fer­rail­lant con­tre le mon­di­al­isme US qu’ils accusent de servir de cou­ver­ture à l’impérialisme et au néolibéral­isme, ou encore les nation­al­istes comme le séna­teur John Hawley.

Hal Brands se félicite de la perte d’influence de ces chapelles au déclenche­ment de la guerre rus­so-ukraini­enne. Avec le retrait des troupes US d’Afghanistan, ces voix avaient gag­né en sur­face, les voilà désor­mais au pied du mur, peinant à con­va­in­cre sur le con­flit entre Kiev et Moscou, selon le chroniqueur de Bloomberg, même si leur voix se fait de plus en plus énergique.

In our army we trust

Brands fustige les mod­érés qui pensent que le sou­tien des États-Unis à l’Ukraine coûte trop cher. Il est vrai que depuis le début du con­flit, Wash­ing­ton a déjà dépen­sé plus pour l’Ukraine que le bud­get annuel de la Défense français. Les esprits mal-placés y ver­ront avant tout une aubaine pour le com­plexe mil­i­taro-indus­triel améri­cain, qui ronge son frein depuis le retrait d’Irak et encore plus depuis le départ des troupes US d’Afghanistan l’année dernière. L’auteur plaide par ailleurs pour un accroisse­ment des dépens­es mil­i­taires dans le Paci­fique, une ques­tion urgente à ses yeux.

Cette hypothèse du manque à gag­n­er à combler est notam­ment celle défendue depuis mi-mars par Marc Eichinger — une analyse dif­fi­cile­ment attaquable, surtout qu’il ne peut aucune­ment être reproché à ce spé­cial­iste des ren­seigne­ments et des ques­tions mil­i­taires d’être proche de Moscou.

Joe is back

Le chroniqueur de Bloomberg voit aus­si une ten­ta­tive de retour en force des trumpi­ens, qu’il dén­i­gre en trans­for­mant leur slo­gan en « Amer­i­ca last ». Les médias européens ont ten­dance à sous-estimer l’importance des ques­tions de poli­tique interne améri­caine dans ce con­flit opposant la Russie à l’Ukraine.

Joe Biden joue le tout pour le tout avec cette affaire. En 2021, il cri­ti­quait encore la poli­tique étrangère améri­caine en par­lant de l’impossibilité de men­er des « guer­res per­pétuelles ». Le con­texte a changé, et il tente désor­mais d’écraser ses adver­saires internes en mon­trant aux Améri­cains que sa posi­tion ferme sur le cas Pou­tine est la seule qui soit possible.

Cela a pour con­séquence de rad­i­calis­er sa gauche et sa droite — et donc de les pouss­er à la faute —, alors que la guerre risque d’évoluer en fonc­tion des résul­tats des élec­tions de midterm qui se tien­dront en novem­bre. Des angles dont la presse européenne fait très peu état ! Le faire reviendrait à avouer que si le prési­dent Biden tient tant à sauver le monde c’est en par­tie parce qu’il veut sauver son assise poli­tique au niveau nation­al. Mais peut-être aus­si, comme nous l’avons vu plus haut, pour sauver l’industrie d’armement américaine.

Vaincre la « férocité » de Poutine ?

Dernière atti­tude déplaisant à Hal Brands : l’idée selon laque­lle il ne faudrait pas hum­i­li­er Pou­tine, qui ris­querait alors de ne pas avaler une défaite cuisante et de devenir encore plus féroce. Notons que c’est ce posi­tion­nement, dont on peine évidem­ment à savoir s’il est sincère, qu’a adop­té récem­ment le prési­dent Macron et qui a provo­qué la colère des Ukrainiens.

Hal Brands pense toute­fois que l’issue de ce con­flit est incer­taine. Comme Robert Kagan, il croît sans doute qu’il est déjà trop tard pour infliger une défaite sans équiv­oque à la Russie. Son deux­ième arti­cle, pub­lié le 9 juin dans Bloomberg et inti­t­ulé « A Long War in Ukraine Could Bring Glob­al Chaos » (Une longue guerre en Ukraine pour­rait débouch­er sur un chaos mon­di­al), dis­cute d’ailleurs la pos­si­bil­ité d’une guerre longue, c’est-à-dire d’un pour­risse­ment du conflit.

Fin du mythe de la Russie à genoux

À la lec­ture de cet arti­cle du 9 juin, on com­prend bien que Hal Brands ne croît pas un instant à la nar­ra­tion évo­quant un Pou­tine à bout de souf­fle en rai­son des sanc­tions occi­den­tales. Selon lui, Pou­tine jouerait habile­ment de cette sit­u­a­tion économique. Non seule­ment en prof­i­tant de la hausse des prix des hydro­car­bu­res — un point telle­ment évi­dent que Brands ne l’évoque même pas —, mais surtout en pous­sant le prési­dent Zelen­sky à se rad­i­calis­er et à pass­er chaque jour un peu plus pour un men­di­ant auprès des Occidentaux.

Car c’est ce que Brands craint : qu’un sen­ti­ment de fatigue des Occi­den­taux ne se mette à pren­dre l’ampleur con­cer­nant Zelen­sky. Les deman­des en liq­uid­ités et en armes de ce dernier com­men­cent à être trop tapageuses, la ques­tion de l’utilisation de ces fonds à des fins oli­garchiques est posée, et ses spon­sors risquent de s’en lass­er, de « ne plus le voir comme une source d’inspiration mais comme un fardeau », explique Hal Brands.

La répartition des rôles dans le théâtre ukrainien

Le moins que l’on puisse dire, c’est que Brands n’accorde que très peu d’importance aux acteurs poli­tiques européens. Pour lui, c’est à se deman­der s’ils exis­tent autrement que par leur rôle con­sis­tant à être les spec­ta­teurs émus et lar­moy­ants d’une pièce se jouant entre Moscou et Wash­ing­ton. Zelen­sky n’étant quant à lui pas grande chose non plus, si ce n’est l’élément le plus agité de ce spec­ta­cle tragique.

Hal Brands fait vol­er en éclat le mythe de la « con­tre-offen­sive ukraini­enne » : l’armée ukraini­enne se défend mais elle est en grande dif­fi­culté. Il relate aus­si sans com­plexe le rôle direct des Améri­cains dans ce con­flit, notam­ment en matière de ren­seigne­ment. Il n’y a qu’un pas pour qu’il écrive que Moscou et Wash­ing­ton règ­lent des grandes ques­tions par Ukrainien inter­posé, et que le prix des vies ukraini­ennes est proche de zéro. Nous sommes bien loin de la nar­ra­tion ini­tiale con­cer­nant ce conflit…

Les masques com­men­cent à tomber : Zelen­sky ne sera bien­tôt plus con­sid­éré comme un héros, cette guerre est une béné­dic­tion pour ceux à Wash­ing­ton n’acceptant pas le déclin de la puis­sance améri­caine, la « guerre économique » menée con­tre la Russie a surtout pour objec­tif de soumet­tre encore plus les Européens à Wash­ing­ton, si Moscou et Wash­ing­ton le souhait­ent, l’Ukraine sera partagée/mise sous protectorat/découpée/répartie/dépecée en un claque­ment de doigt. La lec­ture atten­tive de Hal Brands per­met de com­pren­dre tout cela.

Une conclusion qui vous étonnera : lisez la presse américaine !

L’OJIM a été l’un des pre­miers médias français à appel­er à la pru­dence en matière d’information dès le début du con­flit rus­so-ukrainien. Un aver­tisse­ment qui était le bien­venu si l’on con­sid­ère la masse d’informations, des­tinées à trou­bler la com­préhen­sion de l’affaire ukraini­enne, qui s’est depuis répan­due à tra­vers les canaux occidentaux.

Il est désor­mais pos­si­ble d’y voir plus clair, notam­ment grâce à un suivi de ce qui est pub­lié aux États-Unis. Cette guerre mon­tre assuré­ment une chose : la faib­lesse des Européens à tous les niveaux, le secteur de la presse européenne ne faisant pas excep­tion. Qu’il y ait un net décalage entre la réal­ité et la pro­pa­gande de guerre occi­den­tale, cela ne fait désor­mais plus de doute et peut dif­fi­cile­ment être contesté.

Ne jamais croire sa propre propagande

Il existe toute­fois une dif­férence dans la manière de men­er la guerre de l’information en Europe et aux États-Unis. Les Améri­cains ne sont pas dupes, et ne croient pas la moitié de ce qu’ils dis­ent. Les Européens, oui. Ce qui leur donne le tour­nis et les met dans des sit­u­a­tions ridicules et absur­des. L’avertissement que for­mu­lait en son temps Pablo Esco­bar est aus­si vrai en matière de pro­pa­gande de guerre : « Ne jamais con­som­mer sa pro­pre marchan­dise ! », com­pren­dre en l’espèce : « Ne jamais croire sa pro­pre propagande ! »

Il faut donc hélas fuir le gros de la presse européenne pour être en mesure de com­pren­dre quelles sont les inten­tions des uns et des autres en Ukraine. Lisez la presse améri­caine — et anglaise, en faisant abstrac­tion du côté sen­sa­tion­nal­iste des tabloïds —, mais aus­si asi­a­tique (en langue anglaise…). Une défaite de plus pour les Européens.