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Seymour Hersh sur Henry Kissinger

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5 janvier 2024

Temps de lecture : 17 minutes
Accueil | Veille médias | Seymour Hersh sur Henry Kissinger

Seymour Hersh sur Henry Kissinger

Temps de lecture : 17 minutes

Beaucoup a été écrit après la disparition d’Henry Kissinger fin 2023. Plutôt que de reprendre une fastidieuse revue de presse, nous publions le point de vue du journaliste d’investigation américain Seymour Hersh paru sur son blog en date du 6 décembre 2023. Les intertitres sont de notre rédaction.


Kissinger, moi et les mensonges du maître
« Off of the record » avec l’homme qui a secrètement enregistré nos appels téléphoniques

1983 Hersh publie son livre sur Kissinger

J’ai quit­té le New York Times en 1979, après de nom­breuses bonnes his­toires et de moins bonnes, pour écrire un livre, The Price of Pow­er, sur Hen­ry Kissinger et ses années en tant que con­seiller à la sécu­rité nationale et secré­taire d’É­tat manip­u­la­teur et dissimulateur.

J’ai inter­viewé pas moins d’un mil­li­er de fonc­tion­naires, y com­pris des dizaines d’en­tre eux qui avaient tra­vail­lé pour Hen­ry, comme il était con­nu de tous, et le livre de 698 pages a été pub­lié en 1983. Ce fut un suc­cès en ter­mes de ventes et de pub­lic­ité, et il don­na lieu à une année de dis­cours dans les col­lèges et les uni­ver­sités de toute l’Amérique. Mais le livre n’a guère atténué l’in­tense his­toire d’amour de la presse grand pub­lic avec tout ce qui con­cerne Henry.

Nécrologies (trop) élogieuses

Les nécrolo­gies qui ont suivi sa mort la semaine dernière ont été aus­si élo­gieuses que celles qui ont été pub­liées lorsqu’il a men­ti et manip­ulé pour devenir célèbre pen­dant qu’il était au pou­voir. En réal­ité, le rôle qu’il a joué pour amen­er la Russie et la Chine à renon­cer à leur sou­tien au Nord-Viet­nam au plus fort de cette hor­ri­ble guerre a sou­vent été sures­timé. Il a été un facil­i­ta­teur des réal­ités diplo­ma­tiques ini­tiale­ment pro­mul­guées par le prési­dent Richard Nixon, dont la mal­adresse publique masquait une per­spi­cac­ité per­spi­cace quant à la volon­té des grandes puis­sances de trahir même les alliés les plus proches. (Oubliez mon ouvrage si vous voulez avoir un aperçu plus appro­fon­di de la machi­na­tion la plus meur­trière de Nixon et Kissinger : en 2013, Gary Bass, pro­fesseur à Prince­ton et ancien jour­nal­iste de l’Econ­o­mist, a pub­lié The Blood Telegram, un compte ren­du ciblé du meurtre de masse que Nixon et Kissinger ont ren­du inévitable en 1971 dans ce qui était alors con­nu sous le nom de Pak­istan ori­en­tal, avec seule­ment la plus petite recon­nais­sance de la part des médias internationaux.

Les étranges relations du Times avec Kissinger

Ma danse avec Kissinger n’a com­mencé qu’au début de l’an­née 1972, lorsque Abe Rosen­thal, le rédac­teur en chef du Times, m’a demandé de rejoin­dre l’équipe du jour­nal à Wash­ing­ton et d’écrire ce que je voulais en tant que jour­nal­iste d’in­ves­ti­ga­tion sur la guerre du Viêt Nam, à con­di­tion que je sois sacré­ment sûr d’avoir rai­son. À l’époque, j’avais rem­porté de nom­breux prix, dont le Pulitzer, pour mon reportage sur le mas­sacre de My Lai au Viêt Nam et pub­lié deux livres, ce qui m’avait per­mis de décrocher un emploi dans le meilleur endroit au monde pour un écrivain : en tant que reporter pour le New York­er. Mais l’of­fre de Rosen­thal et ma haine de la guerre m’ont poussé à quit­ter le mag­a­zine pour le rythme quo­ti­di­en d’un journal.

Lorsque je suis arrivé au bureau de Wash­ing­ton au print­emps 1972, mon bureau se trou­vait juste en face de celui du prin­ci­pal reporter de poli­tique étrangère du jour­nal, un jour­nal­iste com­pé­tent qui était passé maître dans l’art de rédi­ger des arti­cles cohérents pour la pre­mière page dans les délais impar­tis. J’ai appris que vers 17 heures, les jours où il y avait des arti­cles à écrire sur la guerre ou le désarme­ment — le domaine de prédilec­tion de Kissinger — le secré­taire du chef de bureau dis­ait à mon col­lègue que “Hen­ry” était au télé­phone avec le chef de bureau et qu’il l’ap­pellerait bien­tôt. Bien sûr, l’ap­pel arrivait et mon col­lègue pre­nait fréné­tique­ment des notes, puis pro­dui­sait un arti­cle cohérent reflé­tant ce qu’on lui avait dit être invari­able­ment l’ar­ti­cle prin­ci­pal du jour­nal du lende­main matin. Après une ou deux semaines d’ob­ser­va­tion, j’ai demandé au jour­nal­iste s’il avait déjà véri­fié ce que Kissinger lui avait dit — les arti­cles ne citaient jamais Kissinger nom­mé­ment, mais des hauts fonc­tion­naires de l’ad­min­is­tra­tion Nixon — en appelant William Rogers, le secré­taire d’É­tat, ou Melvin Laird, le secré­taire d’É­tat à la défense, et en s’en­tre­tenant avec eux sur le fond.

Bien sûr que non”, m’a dit mon col­lègue. “Si je fai­sais cela, Hen­ry ne trait­erait plus avec nous.

Com­prenez-moi bien, je n’in­vente rien.

Un entretien privé

Kissinger, qui n’avait fait aucune remar­que publique au sujet de mes écrits sur le mas­sacre de My Lai et sa dis­sim­u­la­tion, m’a soudain invité à la Mai­son Blanche pour un entre­tien privé. Je venais de ren­tr­er d’un voy­age de reportage au Nord-Viet­nam pour le Times - j’é­tais le deux­ième grand reporter améri­cain en six ans à obtenir un visa de Hanoi — et nous devions en dis­cuter. J’avais écrit sur le point de vue du Nord-Viet­nam con­cer­nant les pour­par­lers de paix secrets que Kissinger menait avec les Viet­namiens à Paris, mais là n’é­tait pas la ques­tion. Il voulait, j’en ai con­clu, me caress­er dans le sens du poil. Il ne fai­sait aucun doute qu’en tant que canons libres soudaine­ment instal­lés au Times, j’é­tais d’un intérêt particulier.

Il m’a demandé quelles étaient mes impres­sions sur les Nord-Viet­namiens, telles qu’elles ressor­taient d’une vis­ite de trois semaines à Hanoï et ailleurs dans le Nord, qui avait été suiv­ie de près. On m’avait emmené dans des régions soumis­es à d’in­tens­es bom­barde­ments améri­cains et j’avais été témoin de l’é­ton­nante capac­ité du Nord à répar­er les voies fer­rées bom­bardées dans les heures qui suiv­aient une attaque. Des rails sup­plé­men­taires et l’équipement néces­saire aux répa­ra­tions étaient cachés à quelques cen­taines de mètres le long des voies entre Hanoi et le port prin­ci­pal de Haiphong.

Il m’a demandé quel était le moral des habi­tants de Hanoi. Je lui ai répon­du que je n’avais vu aucun signe de panique, de peur ou de dés­espoir au cours de mes nom­breuses prom­e­nades sans sur­veil­lance (du moins je le croy­ais) dans la ville. En fait, chaque matin, un groupe d’é­col­iers qui se rendaient en classe et qui m’avaient vu à mon arrivée pas­saient devant mon hôtel dans le cen­tre de Hanoï à la même heure — je me fai­sais un devoir d’être dehors à ce moment-là — et me dis­aient joyeuse­ment en anglais “Good morn­ing, sir” (bon­jour, mon­sieur). Mais j’é­tais tou­jours con­scient d’être en ter­ri­toire ennemi.

Les écol­iers et d’autres anec­dotes ont incité Kissinger à con­vo­quer un ancien ambas­sadeur impor­tant qui était son prin­ci­pal assis­tant pour les ques­tions liées à la guerre et à lui dire, devant moi, avec une colère évi­dente : “Ce type me donne plus d’in­for­ma­tions sur le moral dans le Nord que celles que je reçois de la CIA”. Je me sou­viens avoir pen­sé : “C’est tout ? C’est tout ce qu’il a ? Ce type pense-t-il vrai­ment que ce genre de flat­terie évi­dente va me convaincre ?”

Off the record please

Au cours des années suiv­antes, Kissinger a con­tin­ué à répon­dre à mes appels, à con­di­tion que toutes nos con­ver­sa­tions soient, comme il l’a dit un jour, “off off the record”. Je n’é­tais pas autorisé à le citer nom­mé­ment et j’ai appris des années plus tard que j’é­tais le seul à respecter les règles lors de nos appels télé­phoniques. Un uni­ver­si­taire effec­tu­ant des recherch­es sur Kissinger m’a dit que mes con­ver­sa­tions pré­ten­du­ment privées avec lui étaient tran­scrites dans les heures qui suiv­aient — il en avait obtenu des copies grâce à la loi sur la lib­erté de l’in­for­ma­tion — et mis­es à la dis­po­si­tion de Kissinger ou de son assis­tant de longue date, le général d’ar­mée Alexan­der Haig.

Rosen­thal m’a retiré de la rubrique Viet­nam à la fin de l’an­née 1972, mal­gré mes vives objec­tions, lorsque le scan­dale du Water­gate a éclaté et que le Times a été mis à mal par les reportages de Bob Wood­ward et Carl Bern­stein du Wash­ing­ton Post. Une fois de plus, je me suis retrou­vé à faire des reportages sur Kissinger, dont la volon­té de tout faire pour rester dans les bonnes grâces de Nixon ne con­nais­sait aucune limite.

Une invitation d’un ancien du FBI et les écoutes téléphoniques

Au print­emps 1973, un haut fonc­tion­naire du FBI proche de la retraite, qui partageait man­i­feste­ment mon dégoût pour Kissinger, m’a invité à déje­uner dans un étab­lisse­ment proche du siège du FBI, fréquen­té par les hauts respon­s­ables du bureau. C’é­tait une invi­ta­tion vrai­ment éton­nante, mais à cette époque, il n’y avait rien d’autre que de tels moments, alors que l’ad­min­is­tra­tion Nixon s’ef­filochait, et je me suis donc ren­du sur place. Nous avons eu une con­ver­sa­tion agréable sur les aléas de Wash­ing­ton et, à la fin du déje­uner, il m’a demandé de m’ar­rêter quelques instants avant de quit­ter le restau­rant : J’al­lais trou­ver un paquet sur sa chaise.

Il con­te­nait seize autori­sa­tions d’é­coutes télé­phoniques haute­ment con­fi­den­tielles du FBI, toutes signées par Kissinger sauf deux. Ces écoutes con­cer­naient quelques jour­nal­istes, une dizaine de mem­bres de l’équipe de sécu­rité nationale de Kissinger et les prin­ci­paux col­lab­o­ra­teurs du secré­taire d’É­tat et du secré­taire à la défense. Les doc­u­ments pré­ci­saient que les écoutes devaient être instal­lées sur les télé­phones per­son­nels des cibles, et ils inclu­aient les noms des tech­ni­ciens du FBI qui installeraient les écoutes.

Il m’a fal­lu un jour ou deux pour retrou­ver quelques-uns des instal­la­teurs et cor­ro­bor­er la vérac­ité des doc­u­ments. Je savais que je devais le faire avant d’in­former les rédac­teurs en chef du Times de ce que j’avais en main. Nixon étant dans les cordes, Kissinger était l’in­ter­locu­teur priv­ilégié pour toutes les ques­tions de poli­tique étrangère, y com­pris la crise qui se dessi­nait alors au Moyen-Orient.

Un appel à Kissinger a d’abord été passé. La réponse immé­di­ate fut un déni total et la colère d’être accusé de telles tac­tiques d’É­tat polici­er. Un deux­ième appel, qui n’é­tait pas inat­ten­du, lui a ensuite été adressé pour lui dire qu’il en avait assez d’être con­stam­ment calom­nié par la presse et qu’il s’ap­prê­tait à démis­sion­ner. Une demi-heure plus tard, James Reston, con­nu de tous sous le nom de Scot­ty, le mer­veilleux chroniqueur du Times qui était proche de Kissinger, bien que con­scient de ses défauts, s’est approché de mon bureau, chaussé des chaus­sures qu’il por­tait par­fois au bureau, et m’a demandé si je me rendais compte qu’Hen­ry envis­ageait sérieuse­ment de démissionner.

Scotty s’en mêle puis le général Haig

Il était impos­si­ble de ne pas aimer Scot­ty, mais il n’é­tait man­i­feste­ment pas cer­tain que mon type de reportage avait sa place dans le Times. Étant juif, je m’é­tais porté volon­taire l’hiv­er précé­dent pour tra­vailler en dou­ble dans les bureaux de Wash­ing­ton la veille de Noël, ce qui sig­nifi­ait générale­ment que je n’avais à écrire qu’un arti­cle sur la météo ou quelque chose d’aus­si triv­ial. Il n’y avait que moi, un bon livre et un télé­typ­iste du matin jusqu’à tard dans la nuit. À un moment don­né, Scot­ty, vêtu d’une cra­vate noire, accom­pa­g­né de sa femme et d’un émi­nent diplo­mate de Wash­ing­ton et de sa femme, a fait irrup­tion dans le bureau. À mon avis, les mag­a­sins d’al­cool de la ville étaient fer­més et Scot­ty, qui était man­i­feste­ment un peu éméché, était là pour récupér­er une ou deux bouteilles dans son bureau. Reston m’a jeté un regard très cool et m’a dit — je ris encore en m’en sou­venant — “Hé Hersh, tu ne vas pas obtenir cette inter­view exclu­sive de Jésus pour la deux­ième édition ?”

Il fal­lait peut-être être là pour appréci­er l’his­toire, mais Scot­ty était vrai­ment quelqu’un d’au­then­tique. Il était là où il était — le chroniqueur le plus respec­té du Times — parce que les prési­dents et leurs servi­teurs savaient qu’on pou­vait compter sur lui pour relay­er leur point de vue en cas de crise. Et j’écrivais des arti­cles, en par­ti­c­uli­er sur le lien pos­si­ble entre Kissinger et les malver­sa­tions de Nixon, que Scot­ty ne pen­sait pas que le jour­nal devait publier.

J’ai mar­mon­né quelque chose à Scot­ty — sur le fait que la démis­sion ou non de Kissinger ne me regar­dait pas — et j’ai con­tin­ué à envoy­er l’ar­ti­cle à New York. La date lim­ite pour la pre­mière page était fixée à env­i­ron 19 heures et Al Haig m’a téléphoné à peu près à la même heure. Il m’a dit “Sey­mour”, ce qui a attiré mon atten­tion — ceux qui me con­nais­saient, y com­pris Al, m’ap­pelaient Sy — et a pronon­cé les mots suiv­ants, que je n’ou­blierai jamais : “Croyez-vous qu’Hen­ry Kissinger, un réfugié juif d’Alle­magne qui a per­du treize mem­bres de sa famille à cause des nazis, puisse s’en­gager dans des tac­tiques d’É­tat polici­er telles que la mise sur écoute de ses pro­pres col­lab­o­ra­teurs ? S’il y a le moin­dre doute, vous vous devez à vous-même, à vos con­vic­tions et à votre nation de nous don­ner un jour pour prou­ver que votre his­toire est fausse”.

Bien sûr, j’ai com­pris que Kissinger avait sup­plié Haig de pren­dre cette déci­sion insen­sée, mais il l’avait fait. L’his­toire a fait la une des jour­naux le lende­main matin, et Kissinger a survécu, comme j’en étais sûr. Il aurait fal­lu qu’on le sur­prenne un couteau à la main, le sang dégouli­nant et le corps encore agité, pour qu’il subisse un jour les con­séquences de ses actes.

Ceux qui font le sale boulot

Mais il a nui à la car­rière de cer­tains de ceux qui fai­saient le sale boulot pour lui au sein de la bureau­cratie, comme je l’ai appris quelques mois après avoir rejoint le Times. Il y a eu un scan­dale impli­quant un général qua­tre étoiles de l’ar­mée de l’air, John Lavelle, qui avait été publique­ment licen­cié et rétro­gradé après avoir recon­nu qu’il avait secrète­ment autorisé ses équipages de l’ar­mée de l’air en Thaï­lande à men­er des mis­sions de bom­barde­ment sur des cibles non autorisées au Nord-Viet­nam. La dis­grâce de Lavelle était dev­enue publique, ce qui était inhab­ituel, et il était introuvable.

À un moment don­né du mys­tère Lavelle, j’ai été appelé par Otis Pike, un démoc­rate new-yorkais mem­bre de la com­mis­sion des forces armées de la Cham­bre des représen­tants. Pike avait été pilote de bom­bardier du corps des Marines dans le Paci­fique pen­dant la Sec­onde Guerre mon­di­ale, et il m’a incité à me plonger dans l’his­toire. Il m’a dit qu’il ne pou­vait pas dire tout ce qu’il savait, mais que je devais trou­ver Lavelle et le faire parler.

J’avais appris au cours de mes années de cou­ver­ture du Pen­tagone pour l’As­so­ci­at­ed Press au milieu des années 1960 la valeur des annu­aires télé­phoniques du Pen­tagone. Je savais égale­ment que Lavelle, qui avait été affec­té au Pen­tagone des années aupar­a­vant en tant que général deux ou trois étoiles, avait sans aucun doute un ou deux très bril­lants cap­i­taines de l’ar­mée de l’air qui lui ser­vaient d’as­sis­tants per­son­nels. Il y avait donc de fortes chances que l’un de ses assis­tants les plus bril­lants soit de retour au Pen­tagone en tant que major ou lieutenant-colonel.

J’en ai trou­vé un qui vivait en ban­lieue. Je l’ai appelé chez lui ce soir-là et j’ai pris soin de lui dire qui j’é­tais et ce que je voulais : décou­vrir où vivait Lavelle et ce qui se pas­sait. Il m’a don­né les infor­ma­tions dont j’avais besoin. J’ai retrou­vé Lavelle le lende­main, alors qu’il jouait au golf avec ses deux fils sur un ter­rain situé dans la cam­pagne du Mary­land. J’ai tou­jours aimé le golf, et j’ai tapé quelques fers avec lui et ses fils — les jour­nal­istes sont prêts à tout pour faire par­ler quelqu’un. Lavelle, qui ne savait rien de moi, si ce n’est que je pou­vais frap­per un fer cinq, a dit à ses fils d’at­ten­dre dans la voiture et m’a accom­pa­g­né jusqu’à un bar dans le clubhouse.

Il fai­sait très chaud, je m’en sou­viens, et nous avions tous les deux des bouteilles froides de Miller High Life. J’ai bu une gorgée et j’ai demandé à Lavelle de me racon­ter ce qui s’é­tait passé. Il était cool, comme le sont les pilotes de chas­se, et il m’a dit que pen­dant six mois env­i­ron, il avait effec­tive­ment autorisé des raids de bom­barde­ment à l’in­térieur du Nord qui étaient inter­dits. Il pro­tégeait ses adjoints en ne leur dis­ant pas qu’il n’avait pas d’au­tori­sa­tion spé­ci­fique de Wash­ing­ton pour le faire.

Je me sou­viens très bien de l’échange suiv­ant. J’ai dit : “Allons, mon général, si vous aviez fait ce que vous avez dit, nous savons tous les deux que vous auriez été traduit en cour mar­tiale.” Lavelle m’a jeté un regard froid et m’a dit : “Dites-moi quand un général ou un ami­ral qua­tre étoiles de l’ar­mée de l’air a été traduit en cour mar­tiale pour la dernière fois ?”

Je ne con­nais­sais pas la réponse.

Des bombardements illégaux et un bouc émissaire

À ce moment-là, j’ai vrai­ment com­mencé à l’ap­préci­er. Je sen­tais — je le savais — qu’il avait reçu l’or­dre, par des canaux détournés, de procéder à ces bom­barde­ments illé­gaux et que ces ordres devaient provenir de Kissinger et de Nixon. Je le lui ai dit, mais il n’a rien dit.

J’ai dit au général que j’al­lais rap­porter son expli­ca­tion, mais que j’al­lais sug­gér­er qu’il avait pris la place de la Mai­son Blanche parce que le prési­dent et son con­seiller à la sécu­rité nationale voulaient éten­dre la guerre con­tre le Nord sans le faire officiellement.

C’est ce que j’ai fait. J’ai con­tin­ué à écrire sur l’af­faire Lavelle dans le Times pen­dant des semaines. Finale­ment, des audi­tions ont été organ­isées par le séna­teur John Sten­nis, le démoc­rate con­ser­va­teur du Mis­sis­sip­pi qui présidait la com­mis­sion des forces armées du Sénat. Sten­nis était un fau­con sur la guerre du Viet­nam et un big­ot en ce qui con­cerne les Afro-Améri­cains, mais il soupçon­nait Kissinger d’être à l’o­rig­ine de la dis­grâce de Lavelle et était tout à fait d’ac­cord pour que je fasse ce que je pou­vais. Lui et moi avons con­tin­ué à nous par­ler — je pou­vais le join­dre à tout moment grâce à une ligne télé­phonique privée dans son bureau — jusqu’à ce que Nixon soit démis de ses fonc­tions. Nous formions un autre cou­ple étrange.

J’ai écrit une série d’ar­ti­cles sur Lavelle qui insin­u­aient que le général avait fait ce qu’il avait fait pour Kissinger et Nixon, mais qu’il avait choisi d’honor­er son engage­ment envers les hommes de la Mai­son Blanche. Dix ans plus tard, lorsque les enreg­istrements de Nixon et de Kissinger à la Mai­son-Blanche ont été ren­dus publics — Lavelle est mort en 1979 -, Nixon et Kissinger ont eu quelques dis­cus­sions sur le sort de Lavelle, alors que mes pre­miers arti­cles sur lui étaient pub­liés dans le Times.

À sa décharge, Nixon se sen­tait coupable de la mise au pas du général, comme je l’ai noté dans un mémoire que j’ai écrit il y a quelques années. “Je ne veux pas qu’il devi­enne un bouc (émis­saire ndt)”, a‑t-il déclaré à Kissinger. Quelques jours plus tard, alors que les jour­naux fai­saient état d’éventuelles audi­tions du Sénat sur le licen­ciement de Lavelle, Nixon déclara à nou­veau à Kissinger : “Je ne me sens pas bien de l’avoir poussé dans cette voie et de lui faire porter le cha­peau”. Kissinger lui demande instam­ment de ne pas s’en mêler. Nixon accepte de le faire, mais dit à nou­veau, presque plain­tive­ment : “Je ne veux pas bless­er un homme qui n’est pas un homme d’af­faires” : “Je ne veux pas faire de mal à un innocent”.

C’é­tait comme si le prési­dent croy­ait, ou choi­sis­sait de croire, qu’il n’avait pas le pou­voir d’in­ter­venir. Dans ce moment de duplic­ité, il était entre les mains de Kissinger.

Tra­duc­tion : CC. Source : seymourhersh.substack.com

Pho­to : World Eco­nom­ic Forum / Remy Steineg­ger via Flick (cc)