Les néo-conservateurs américains, au pouvoir aussi bien avec le républicain George Bush qu’avec les démocrates Obama et Biden, ne sont plus à la mode outre-Atlantique depuis l’élection de l’inclassable Trump.
Selon le mot de l’écrivain journaliste Slobodan Despot, l’État profond est en exil en Europe. Aussi bien au Monde, par exemple, avec Sylvie Kauffmann, qu’à L’Express, comme l’illustre notre analyse du numéro 3857 (du 5 au 11 juin 2025) fièrement intitulé – dans une prophétie prospective digne du marc de café : « Comment Poutine veut attaquer l’Europe ». Un style performatif, signe linguistique qui permet à l’énoncé de faire advenir une réalité au-delà de toute analyse.
Coucou, fais-moi peur !
Le ressort des films d’horreur, c’est de provoquer une émotion plus ou moins forte alors que le spectateur est assis confortablement dans son fauteuil. Le numéro de l’Express surjoue en ce sens en voyant les Russes prêts à « saboter l’OTAN », cet organisme étant considéré comme le symbole de l’Europe et son véritable patron moral et politique. Analyse à partir des experts convoqués pour appuyer la démonstration.
Expert, mon cher expert
Pour appuyer une démonstration, il faut des experts. Tout est dans le choix des experts, comme ceux cités dans deux longs articles sur pas moins de sept pages. Le premier article est signé Charlotte Lalanne (diplômée de l’IPJ en 2018, ancienne de RFI) et reprend le titre de couverture avec le sous-titre interrogatif tout aussi performatif que le titre : « Depuis des mois, Moscou tâte le terrain, tout en renforçant son arsenal et son armée. Le prélude à une offensive de grande échelle ? » Plus loin, un entretien est réalisé avec un autre expert académique allemand.
Le premier expert, James Sherr, géopolitologue britannique et américain, a été membre de 1995 à 2008 du « Conflict Studies Research Centre » rattaché au ministère de la Défense britannique. Il est expert sur la Russie du Royal Institute of International Affairs, mieux connu sous le nom de Chatham House. Cet organisme remet chaque année un prix à la personne ayant le mieux contribué à l’amélioration des relations internationales. Les deux derniers prix ont été attribués à Volodymyr Zelensky (2023) et au Polonais Donald Tusk (2024). Sherr a été nommé en 2019 à Tallinn, où il anime l’Institut estonien de politique étrangère.
Invité régulier de la NATO Parliamentary Assembly et du German Marshall Fund, Sherr est aussi proche de l’ASD, Alliance for Securing Democracy, créée en 2016 par le German Marshall Fund. L’ASD est à l’origine du rapport Hamilton 68 Dashboard concluant à l’action des services russes pour avoir contribué à l’élection de Donald Trump en 2016. Ce rapport, qui paralysera l’action de Trump pendant deux ans, sera désavoué.
Fabian Hoffmann, interrogé sous le titre anxiogène « Spirale destructrice, Le Kremlin a un plan : tuer l’Alliance atlantique », est un expert allemand du CEPA, le « Center for European Policy Analysis » dont le siège est à… Washington et dont le but est de « renforcer le lien transatlantique et renforcer l’OTAN » ; en d’autres termes, il est un employé direct ou indirect de l’OTAN. Le CEPA est financé par Amazon, Apple, Google, Meta, Microsoft et Lockheed Martin. Il a compté et compte dans ses référents les membres du Parti démocrate les plus bellicistes comme Madeleine Albright (décédée en 2022) ou Anne Applebaum (également épouse du ministre polonais des Affaires étrangères). Hoffmann est aussi membre de l’Oslo Nuclear Project où s’est illustré David Holloway, politiste qui a servi comme « special assistant of the director of the organisation of the Joint Chief of Staff in Pentagon ». On reste entre amis.
La troisième experte citée est la biélorusse Vera Grantseva, exilée en Europe, qui a déjà été interrogée le 24 mai 2025 sous le titre explicite « La stratégie de Poutine reste la guerre totale contre l’Europe ». À titre anecdotique, remarquons que, le 18 février 2025, Charlotte Lalanne avait aussi interrogé le faucon néo-conservateur John Bolton, ancien collaborateur de Donald Trump (2018/2019), en révolte contre son ancien président, farouche soutien de la guerre en Irak sous Bush et partisan déclaré de la guerre préventive.
Citée également, Black Bird, une agence de renseignement privée. Cet oiseau noir accueille aimablement sur son site le général américain Douglas Lutte, défini par le New York Times en 2007 comme le « tsar war » de George Bush, puis représentant permanent américain de l’Otan de 2013 à 2017.
Le général Christophe Cavalli, dernier nommé, est tout simplement le responsable américain des troupes alliées en Europe depuis 2022. Arrêtons-nous là.
L’Express, miroir de l’OTAN
Imaginons un instant qu’un magazine consacre un dossier à une possible menace américaine sous le titre « Comment les États-Unis veulent dominer le monde », en interrogeant des généraux russes, des diplomates et des chercheurs liés au ministère de la Défense russe, des exilés américains en Russie, etc. La valeur de ce dossier serait nulle et non avenue. C’est exactement la valeur du dossier du numéro 3857 de l’hebdomadaire français. Certes, l’efficacité du soft power américain est bien connue et les services de communication de l’OTAN sont particulièrement performants. Ce n’est pas une raison suffisante pour servir de simple caisse de résonance atlantiste, ou alors il faut intituler le dossier « publi-reportage » pour prévenir le lecteur.
Voir aussi : L’Express, parfait exemple de propagande de guerre
Un magazine en chute
Ces mouvements de menton accompagnent un magazine déclinant. D’après l’ACPM, la diffusion payée de l’Express en 2024 était de 134 000 exemplaires, identique à celle de Marianne, mais la moitié de celle du Point à 278 000 exemplaires. Encore ces chiffres cachent-ils le lent déclin du titre.
Diffusion payée Express
Année | Exemplaires en 1000 |
2020 | 173 |
2022 | 151 |
2024 | 134 |
2025 (TR1) | 127 |
Une chute inexorable de 6/7% chaque année. Le propriétaire Alain Weill a certes les poches profondes mais selon La Lettre, il se rapprocherait de Rodolphe Saadé pour financer de nouveaux investissements sur le titre, peut-être avec une participation minoritaire de l’armateur. Le pôle médias de CMA CGM cornaqué par Véronique Saadé ne dispose pas d’un magazine généraliste, un titre en déclin mais plutôt bon marché pourrait utilement compléter la panoplie presse de la famille Saadé.
Voir aussi : L’Express, infographie
Claude Lenormand