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En Hongrie, l’épidémie comme champ de bataille politique et médiatique

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21 avril 2020

Temps de lecture : 6 minutes
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En Hongrie, l’épidémie comme champ de bataille politique et médiatique

Temps de lecture : 6 minutes

En Hongrie, comme nous l’avons exposé précédemment dans un dossier complet sur la situation de la presse, le pays est divisé en deux blocs qui s’opposent avec virulence. D’un côté le ban des « illibéraux » de Viktor Orbán, et de l’autre, la « coalition arc-en-ciel », réunissant les libéraux, les progressistes, les européistes et les populistes sans ligne du Jobbik. Derrière cette confrontation d’ordre politique, une terrible fracture s’est établie également dans le champ médiatique.

Deux sons de cloche

Des deux côtés, chaque camp poli­tique est en sym­biose avec ses troupes médi­a­tiques, don­nant ain­si au citoyen hon­grois le droit d’être exposé à peu près équitable­ment à deux sons de cloche. Et la crise du coro­n­avirus n’a fait qu’exacerber cette con­fronta­tion. Sauf peut-être sur un point, où l’ensemble de la presse hon­groise s’est retrou­vée unanime­ment. La thèse du « rien ne sera plus comme avant », d’ores et déjà clas­sique de notre vie covi­di­enne, aura fait l’unanimité au mois de mars.

Le camp Orban anti-mondialiste

Les con­clu­sions, elles, dif­fèrent toute­fois. Dans le pure-play­er pro-gou­verne­men­tal Pesti Srá­cok, l’historien Már­ton Békés con­damne le libéral­isme et le mon­di­al­isme, qui selon lui sont les respon­s­ables de cette crise, ayant ampli­fié l’épidémie pour en faire très vite une pandémie. Dans un entre­tien don­né au mag­a­zine Mag­yar Demokra­ta, égale­ment pro-Orbán, il explique que « la crise induite par l’épidémie […] n’est pas que la crise de la mon­di­al­i­sa­tion, mais mon­tre que la mon­di­al­i­sa­tion est la crise ». Il con­clut en par­lant de l’archéofuturisme de Guil­laume Faye. Tout le camp pro-Orbán est à l’unisson et prône le local­isme, les États-nations, la fin du tourisme de masse, la néces­sité de revenir à une vie plus lente et calme – ce qui a de quoi sur­pren­dre compte tenu de l’attitude pro-crois­sance et axée sur le tourisme de masse du Fidesz, le par­ti de Vik­tor Orbán. Ce même Fidesz a lui axé sa com­mu­ni­ca­tion sur l’efficacité des États-nations forts. L’UE et même l’OTAN sont dénon­cés pour leur vacuité, et pire, con­cer­nant l’UE, les attaques qui en provi­en­nent font scan­dale et font explos­er les dia­tribes anti-UE, le tabou de la sor­tie de l’Union com­mençant même à s’effriter dans les cer­cles d’intellectuels et de jour­nal­istes pro-Orbán.

Trêve de courte durée

À la mi-mars, l’arrivée con­crète de l’épidémie dans le pays provoque un coup de théâtre. Pour la pre­mière fois en dix ans, l’alliance gou­verne­men­tale et les par­tis d’opposition sem­blent faire une trêve, et chantent même respec­tive­ment les louanges de la volon­té de coopéra­tion de leurs adver­saires. Mais l’idylle ne dure pas. Dans la dernière semaine de mars, la guerre reprend : l’opposition a refusé de soutenir la demande de pro­longe­ment des pou­voirs d’exception du gou­verne­ment pour la durée de l’épidémie. Alors la presse pro-gou­verne­men­tale met en place une nou­velle nar­ra­tion : le gou­verne­ment veut « sauver la nation » tan­dis que l’opposition a choisi « le camp du virus ». Côté presse d’opposition, les accu­sa­tions de dic­tature ne prenant pas en Hon­grie, c’est l’appel à la presse inter­na­tionale et aux insti­tu­tions étrangères qui sera choisi. La fake news de la Hon­grie dev­enue (une fois de plus…) une dic­tature fait la une de toute la presse main­stream occi­den­tale. Mais si cela ennuie Vik­tor Orbán à l’extérieur, en interne, cela ne sert pas à grand-chose et au con­traire, donne du grain à moudre à la presse pro-Orbán.

L’opposition dispersée

Du côté de la presse d’opposition, un flot­te­ment se fait sen­tir. Par­mi les européistes, cer­tains cri­ent qu’il faudrait juste­ment plus d’UE pour pou­voir faire face à une telle crise, mais le dis­cours ne prend pas. Le 6 avril, l’Institut Nézőpont dévoile que 78% des Hon­grois sont sat­is­faits de l’action gou­verne­men­tale ; pire, 53% des électeurs d’opposition le sont. Le député écol­o­giste Péter Ungár, pro­prié­taire du média libéral de gauche Azon­nali, déclare quant à lui que « [cette épidémie] nous aura prou­vé l’Ouest dévelop­pé et sol­idaire n’est qu’un con­te ». Pire, même le média ultra-pro­gres­siste et pro-UE 444.hu explique le 4 avril que « l’Ouest réalise main­tenant à quel point il a besoin des soignants est-européens ».

Une bonne oppor­tu­nité pour l’homme fort de Budapest dont le talon d’Achille est bel et bien le sys­tème de san­té saigné à blanc depuis les années 90, sous l’influence des poli­tiques européennes, et qui voit le brain drain des médecins par­tis à l’étranger tout en empêchant struc­turelle­ment cer­taines hauss­es de salaires dans les PECO.

La presse d’opposition tente le tout pour le tout. Elle dénonce cer­tains élé­ments de l’état de dan­ger proclamé par le par­lement comme des men­aces tyran­niques, faisant accroire que la lib­erté de la presse est men­acée (alors que la mesure prise par le pou­voir prévoit des sanc­tions con­tre les dif­fuseurs de fake news dan­gereuses, comme par les ani­ma­teurs de sites click-bait alias « putes à clic », inven­tant des nou­velles de toutes pièces pour faire le buzz), ou encore que la police pour­ra con­trôler tout le monde sans jus­ti­fi­ca­tion, preuve de la fin de l’État de droit. Or, cette dis­po­si­tion est prévue par la con­sti­tu­tion en cas d’état de danger…

Si la presse d’opposition enjoignait le gou­verne­ment à enfin com­man­der des masques à la Chine – pour­tant hon­nie d’habitude – en urgence début mars, 168 óra, mag­a­zine de gauche libérale, iro­nise aujourd’hui sur le fait que « la Hon­grie va finir par être une super-puis­sance des masques », faisant référence au stock de près de 150 mil­lions de masques dont dis­pose désor­mais le gou­verne­ment. Les mesures économiques sont cri­tiquées, mais compte-tenu de la com­plex­ité du sujet et de la valeur intrin­sèque des prévi­sions péremp­toires sur des sujets aus­si hasardeux, cette stratégie ne sem­ble pas pren­dre non plus.

Coups d’épée dans l’eau

Tous ces coups d’épée dans l’eau face au rouleau com­presseur de la com­mu­ni­ca­tion du pou­voir en temps de crise – qui sem­ble à la mi-avril 2020 avoir plutôt les choses bien en main compte tenu des chiffres hon­grois – n’ont pas per­mis à l’opposition et à ses médias, mal­gré une occa­sion en or, d’ébrécher la pop­u­lar­ité de Vik­tor Orbán, qui chaque jour vis­ite un hôpi­tal et en poste la vidéo sur sa page Face­book. Depuis des années, l’opposition attaquait M. Orbán sur le fait de délaiss­er les hôpi­taux, le voilà main­tenant cham­pi­on des hôpi­taux, au grand dam de l’opposition, dev­enue de plus en plus inaudi­ble depuis début avril. Le mot de la fin revient au poli­to­logue András Sza­kács dans les colonnes d’Azon­nali : « En 2020, pour la pre­mière fois depuis 2015, une oppor­tu­nité s’est don­née à l’opposition pour faire au Fidesz ce qu’il lui avait fait : le blo­quer dans une nar­ra­tion médi­a­tique arti­fi­cielle créée par ses soins où elle, l’opposition, établi­rait les règles du jeu, et non plus l’inverse. Mais l’opportunité a été ratée et au lieu de pren­dre la main, l’opposition s’est retrou­vée à devoir de nou­veau réa­gir, en par­tie à cause d’elle-même, et en par­tie à cause des médias ».