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Un pigiste en province (IV) : les visiteurs de l’aube

6 juillet 2014

Temps de lecture : 7 minutes
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Un pigiste en province (IV) : les visiteurs de l’aube

6 juillet 2014

Temps de lecture : 7 minutes

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Après Les enfants du Soleil, Déontologie et Résistance et La parade des étrangers, voici le quatrième volet des aventures de notre pigiste anonyme de province…

Selon le com­mu­niqué de presse, il s’agis­sait d’aller con­stater la fin des travaux d’amé­nage­ment d’une rési­dence dans un quarti­er en pleine restruc­tura­tion. Le ren­dez-vous était fixé rel­a­tive­ment tôt dans la mat­inée. D’or­di­naire, les vis­ites de ter­rain en com­pag­nie d’élus se déroulent un peu avant midi et sont suiv­ies d’un cock­tail avec les habi­tants ; cock­tail de préférence con­vivial, sur le papi­er en tout cas. On fait sem­blant de décou­vrir les réal­i­sa­tions effec­tuées, on s’émer­veille de la fini­tion, on caresse les plâtres, on hume la pein­ture fraîche, on s’ex­clame que l’on pour­rait manger par terre, on dévoile une plaque Pierre Per­ret ou Les Bidibulles, on s’au­to-con­grat­ule devant les flashs et on débouche enfin les bouteilles de Fan­ta ou de Cham­pagne, suiv­ant la zone dans laque­lle on se trouve.

En l’oc­cur­rence, nous étions dans une zone sans Cham­pagne, mais les fes­tiv­ités habituelles n’é­taient pas au pro­gramme. En décou­vrant l’adresse, on com­pre­nait qu’il s’agis­sait surtout de com­pos­er en fonc­tion du som­meil sup­posé des gens du coin, notam­ment des plus jeunes, bref : faire tôt et vite. Une stratégie élé­men­taire visant à don­ner bonne impres­sion sous l’œil des pho­tographes tout en lim­i­tant les éventuels débor­de­ments liés à un excès de con­vivi­al­ité. Principe de pré­cau­tion com­pris par tous, mais qu’il aurait été, bien enten­du, hors de ques­tion de for­muler sans risque d’être soupçon­né de tra­vailler pour le Dia­ble, voire de l’in­car­n­er – en tout cas selon la nou­velle donne de l’époque con­sis­tant à briller par l’hypocrisie la plus ver­tig­ineuse sous peine de sanc­tion brutale.

Neuf heures. Une quin­zaine de per­son­nes est rassem­blée à l’en­trée de la rési­dence. Élus locaux, représen­tants soci­aux, acteurs de l’im­mo­bili­er, pho­tographes et jour­nal­istes. Le bâti­ment flam­bant neuf, aux tons pas­tel, ressem­ble à ces habi­ta­tions scan­di­naves, mêlant bois­eries et matéri­aux mod­ernes. L’ensem­ble con­cen­tre, paraît-il, ce qui se fait de mieux selon les nou­velles normes écologiques : con­fort opti­mal pour un min­i­mum d’én­ergie. Le dis­cours se fait au beau milieu d’une allée déserte et reprend mot pour mot le con­tenu du dossier de presse. Les lieux sont habités depuis un mois, mais la plu­part des stores sont fer­més, à l’in­star des alen­tours. On nous soumet l’idée de ne pas par­ler trop fort.

– C’est nou­veau ça, lance l’élu du secteur dans un sourire défectueux, en con­statant que deux tags à la bombe recou­vrent par­tielle­ment la plaque Les Oisil­lons.

– On en a déjà fait enlever plusieurs la semaine dernière, mais ceux-là doivent être plus récents, pré­cise son adjoint, avant d’être recadré dans la sec­onde par la ges­tion­naire du projet.

Si le pre­mier tag reste indéchiffrable, le deux­ième prône assez claire­ment une rela­tion inces­tueuse et débridée qui n’a que très peu de rap­port avec le con­cept des Oisil­lons. On nous explique en effet que la rési­dence a été conçue comme un petit nid où cha­cun devra trou­ver sa place. Des jar­dinets pri­vat­ifs et gar­nis ont été amé­nagés afin de respon­s­abilis­er l’habi­tant à la néces­sité de pren­dre soin de son envi­ron­nement direct. La munic­i­pal­ité et les asso­ci­a­tions s’oc­cu­per­ont de fournir la bec­quée, en espérant que le nid reste pro­pre – don­nant, don­nant, en somme. Tout un pro­gramme. Quant au nôtre, il con­siste à se ren­dre chez des locataires triés sur le volet pour vis­iter trois apparte­ments mod­èles et pren­dre le pouls ques­tion vivre-ensem­ble, autour de quoi, finale­ment, tout s’articule.

Direc­tion cinquième et dernier étage. Par petits groupes nous emprun­tons l’as­censeur. Celui-ci est une petite mer­veille tech­nologique, exem­plaire en matière d’ac­ces­si­bil­ité. La machine par­le à chaque étape, la cage est large, lumineuse, des codes couleurs sont asso­ciés aux paliers, les bou­tons clig­no­tent, un grand miroir – déjà lacéré d’une triple rayure, mais qu’im­porte – occupe la paroi du fond. L’as­cen­sion est douce, presque imper­cep­ti­ble, et se fait dans un silence com­plet, à vrai dire : en apnée. En effet, une très forte odeur d’urine a pris tout le monde à la gorge. Le planch­er suinte.

– Vous êtes arrivés au cinquième étage, annonce la voix suave de la machine avant d’ou­vrir les portes.

Cha­cun se pré­cip­ite à l’ex­térieur et reprend son souf­fle. Le sol colle main­tenant sous nos pas.

– Un chien a dû se laiss­er aller, glousse une attachée de communication.

Tout le monde s’ac­corde là-dessus. Un chien. Très bien. Mieux valait en rester à cette récon­for­t­ante idée. Pourquoi pas un cha­ton d’ailleurs, ou un koala, c’eut été d’un meilleur effet.

L’un des élus sonne à une des portes du pal­li­er. Une femme d’une quar­an­taine d’an­nées lui ouvre sans joie au bout d’une inter­minable minute.

– Bon­jour madame, lance-t-il, obséquieux. On fait un petit tour rapi­de ? Comme prévu ? Vous vous sou­venez ? Pour mon­tr­er votre bel apparte­ment à nos amis jour­nal­istes ? Mais avant, per­me­t­tez-moi de vous offrir ce présent au nom de toute l’équipe.

Puisque nous voilà tous amis, nous pénétrons chez nos hôtes, les semelles pleines de pisse devant l’ab­sence de pail­las­son. J’ap­prends que le panier offert con­tient des frian­dis­es, des places de ciné­ma et des bons pour des loisirs divers. Effec­tive­ment l’ap­parte­ment est spa­cieux, lumineux, mod­erne. Trois ados en caleçon occupés à regarder des clips de rap dans le salon s’é­clipsent en râlant, alors que nous faisons le tour du pro­prié­taire, sous les flashs, à la queue-leu-leu, dans une choré­gra­phie ridicule ponc­tuée par des excla­ma­tions d’ex­tase devant chaque plinthe, chaque interrupteur.

– On mangerait par terre ! s’ex­clame quelqu’un.

Oui, enfin plus main­tenant, je songe, alors que l’odeur d’urine refait sur­face à inter­valle régulier.

– Faites pas du bruit, mon mari y dort, pré­cise la femme dans un soupir.

Malaise mal dis­simulé. On se fige un peu. Cer­tains regar­dent la course du soleil à tra­vers les fenêtres, comme dans un film de vam­pire inver­sé dont midi serait le point d’orgue. J’imag­ine déjà un homme sor­tant d’une cham­bre à moitié nu pour dégager tout ce beau monde en hurlant. Mais cette idée restera de l’or­dre du fantasme.

L’élu pro­pose une tournée finale der­rière la grande baie vit­rée – clou sup­posé du spec­ta­cle – afin d’ad­mir­er la large ter­rasse, le panora­ma et pho­togra­phi­er les fameux jardins. L’ad­mi­ra­tion reprend, véhiculée par des com­men­taires tou­jours plus extasiés, mais sous forme de mur­mures cette fois, comme à l’in­térieur d’un lieu sacré. Du moins, avant que les yeux ne se posent sur la verdure.

– C’est quoi ça ?

– On dirait une… C’est une machine à laver.

Aucun doute pos­si­ble. Une machine à laver défon­cée trône au milieu du rosier en vrac, cul par-dessus tête, mais pas seule­ment. Des bouteilles de sodas vides, des mou­choirs, des sacs en plas­tiques et des restes divers s’a­mon­cel­lent par­mi les bosquets, le potager et les fleurs du jardin si bien van­tés en amont en tant que vecteur de respon­s­abil­i­sa­tion et de vivre-ensemble.

– Les ser­vices débar­rasseront ça dans la semaine, ajoute l’ad­joint pris de suées, tan­dis que les attachés de com­mu­ni­ca­tion nous prient de rejoin­dre la sortie.

– Vous vous plaisez au moins ? demande l’élu à la locataire, alors que la troupe se met en bran­le, l’air sup­pli­ant, comme un amoureux écon­duit demande s’il a encore une chance. Vous avez un bien bel immeu­ble, il faut en pren­dre soin, hein ?

– Ah, mais on va pas rester de toute façon, répond la femme. On veut aller en cen­tre. On a fait une demande. Ici c’est trop loin !

On ne se fait pas com­man­der pour emprunter les escaliers qua­tre à qua­tre plutôt que l’as­censeur. Per­son­ne ne s’at­tarde sur les fini­tions désor­mais. Per­son­ne ne pro­pose de s’al­longer sur les march­es ou de léch­er la ram­barde. On ne par­le plus. Il est grand temps de quit­ter le domaine des oisil­lons et d’aller en chanter les mérites dans nos jour­naux respec­tifs – même si la mise en place d’un vide-ordure aérien en com­mu­nion avec la nature restera un secret. Les deux ren­dez-vous suiv­ants sont annulés sur-le-champ, au pré­texte du retard pris, d’au­tant que le soleil est mon­té d’un cran inquié­tant dans le ciel de print­emps. Pour preuve : un quad suivi de deux scoot­ers frô­lent à vive allure et à deux repris­es la petite équipe des vis­i­teurs de l’aube tétanisés sur le parvis.

Crédit pho­to : ade­u­pa via Flickr (cc)

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