Même si l’on n’évoque pas le sujet très souvent à l’Observatoire du journalisme, la dérive autoritaire, soutenue depuis Bruxelles, de la démocratie libérale en Pologne semble se poursuivre à un rythme soutenu, et ce n’est pas sans incidences sur les médias ainsi que sur leurs autorités de régulation.
KRRiT, l’ARCOM polonais
Car si, dans le cas français, l’indépendance de l’autorité de régulation des médias, l’ARCOM, vis-à-vis du pouvoir exécutif est une chimère et tout le monde le sait, en Pologne en revanche, le Conseil national de la radio et de la télévision (KRRiT), l’organe constitutionnel indépendant chargé de superviser les médias, est toujours dominé par des proches du pouvoir conservateur qui était en place de 2015 à 2023. De ce fait, il n’est pas encore aux ordres du gouvernement de Donald Tusk.
L’organisme de régulation polonais se rebiffe
Ainsi, après que ce dernier eut pris le contrôle des médias publics une semaine après son retour au poste de Premier ministre en utilisant la force et en piétinant la loi en vigueur, le KRRiT a fait deux choses qui ont fortement déplu à Donald Tusk et à sa majorité parlementaire. Une majorité qui va de son parti centriste à l’extrême gauche.
La première chose, c’était de retenir le versement de la redevance aux médias publics en raison des doutes sur la légitimité de leur nouvelle direction et de déposer les sommes en question sur un compte de dépôt auprès du tribunal compétent. La deuxième chose concernait deux chaînes télévisées d’information en continu, à sensibilité de droite : le KRRiT leur a accordé des licences pour émettre sur la TNT. Résultat : elles ont toutes deux vu leur audience exploser. L’une d’entre elles, TV Republika, est même devenue en deux ans la première chaîne d’information en continu en Pologne, tandis que la deuxième, wPolsce24, qui a démarré en septembre 2024, a désormais dépassé la chaîne publique d’information en continu, TVP Info. Celle-ci a certes été désertée par une bonne partie de ses téléspectateurs après le putsch opéré juste avant Noël 2023. Mais cette année, wPolsce24 est également passée devant une autre chaîne d’information en continu, Polsat News, et est maintenant la troisième chaîne de ce type la plus regardée en Pologne, derrière TVN24. Cette dernière, comme Polsat News et TVP Info, affiche une ligne éditoriale gaucho-libérale et pro-gouvernementale.
Le président de l’Autorité de régulation : l’homme à abattre
Le président du KRRiT, Maciej Świrski, est donc devenu l’homme à abattre, et ce encore plus après l’élection présidentielle remportée par le candidat de l’opposition de droite, Karol Nawrocki, au deuxième tour de l’élection présidentielle en juin dernier. Une défaite pour le camp gaucho-libéral imputée en partie, à tort ou à raison, à la présence dans le paysage médiatique de ces deux chaînes de télévision favorables au camp conservateur. Celles-ci sont sans surprise accusées par le camp gouvernemental de diffuser des fausses informations et d’inciter à la haine, et certains politiciens de gauche appellent ouvertement à leur reprendre leur place sur la TNT. L’attitude du pouvoir progressiste et européiste vis-à-vis des médias de droite n’est donc pas très différente en Pologne et en France, où la chaîne C8 en a déjà fait les frais, à titre d’avertissement pour CNews et son propriétaire Vincent Bolloré. Néanmoins, Donald Tusk n’ayant pas le contrôle de l’ARCOM polonais, il a choisi de mettre son président en accusation devant le Tribunal d’État, qui est l’équivalent polonais de notre Cour de justice de la République. Comme en France, la majorité des « juges » de ce tribunal sont nommés par les deux chambres du Parlement, et l’actuel Tribunal d’État polonais est donc entre les mains de la coalition dirigée par Donald Tusk. Le président de ce tribunal est toutefois la présidente de la Cour de cassation polonaise, la Cour suprême, qui, elle, a été nommée sous la majorité précédente par le président conservateur Andrzej Duda.
Conflit entre le Parlement et la Cour suprême
Ainsi, si la Diète (la chambre basse du Parlement polonais) a bien validé à la fin du mois de juillet la traduction du président du KRRiT devant le Tribunal d’État, la présidente de la Cour suprême, elle, refuse de convoquer ce tribunal, ce qu’elle seule peut faire.
Si elle s’y refuse, c’est notamment parce que le Tribunal constitutionnel polonais a indiqué deux semaines avant le vote de la Diète que la loi permettant de traduire le président du KRRiT devant le Tribunal d’État est non conforme à la Constitution polonaise. En substance, c’est parce que la loi en question prévoit la suspension automatique du mandat du président de KRRiT si la Diète décide de l’envoyer devant le Tribunal d’État, ce qui revient à donner à la Diète le pouvoir de suspendre le président du KRRiT par un vote à la majorité simple, alors que l’indépendance de cet organe de supervision des médias est garantie par la Constitution.
Tusk soutenu par Bruxelles
Cependant, depuis le printemps 2024, le gouvernement de Donald Tusk, fort du soutien de la Commission européenne, refuse de publier et d’appliquer les jugements de son Tribunal constitutionnel. Si nous pouvons parler ici d’un soutien de la Commission européenne, c’est parce que celle-ci a rapidement débloqué les milliards des fonds européens retenus à l’époque du gouvernement du parti conservateur Droit et Justice (PiS), qu’elle a mis fin à la procédure de sanction au titre de l’article 7 du traité sur l’UE (qui ne vise désormais plus que la Hongrie de Viktor Orbán), et que, contre toute évidence, elle fait état d’une nette amélioration de la situation en Pologne dans son dernier rapport annuel sur l’État de droit.
Une des entorses à l’État de droit commises par le gouvernement de Donald Tusk dès le mois de janvier 2024, soit un mois après son intronisation, sans que cela ne gêne la Commission européenne qui avait déjà détourné le regard au moment de la prise de contrôle illégale des médias publics polonais, c’est la prise de contrôle illégale du Parquet. En janvier 2024, le ministre de la Justice de Donald Tusk a en effet démis de ses fonctions le procureur national sans l’accord du président Duda. Un accord qui est pourtant requis par la loi polonaise. Après la nomination d’un nouveau procureur national, le ménage a été fait au Parquet et les procureurs mis en place par le gouvernement de Donald Tusk demandent désormais que la présidente de la Cour suprême soit elle aussi traduite devant le Tribunal d’État. C’est donc une raison supplémentaire pour celle-ci de ne pas convoquer une séance de cette cour d’exception qu’elle préside, mais qui est dominée par les politiciens de l’actuelle majorité parlementaire.
Il n’empêche que Maciej Świrski, le président du Conseil national de la radio et de la télévision (KRRiT), a malgré tout perdu la présidence de l’autorité des médias polonais à la fin du mois de juillet par décision des autres membres du Conseil, majoritairement proches du PiS, comme lui. Il semblerait qu’il y ait eu des pressions de la part de la direction du PiS afin de sortir le KRRiT de la ligne de mire quelques jours avant l’investiture du président Nawrocki, prévue pour le 6 août, et alors que l’on craignait que Donald Tusk et ses amis ne cherchent à bloquer cette investiture.
Coup d’État rampant
Ce n’est pas une plaisanterie : le président de la Diète lui-même, Szymon Hołownia, chef d’un parti centriste membre de la coalition anti-PiS de Donald Tusk, a affirmé sur la chaîne Polsat News en juillet dernier avoir subi des pressions pour refuser de convoquer la séance extraordinaire de la Diète au cours de laquelle le nouveau président devait prêter serment afin de pouvoir prendre ses fonctions. Celui qui aurait été appelé à exercer la fonction présidentielle à titre provisoire en l’absence d’un nouveau président en place à l’expiration du mandat de l’ancien a affirmé avoir résisté à ce qu’il a lui-même appelé une tentative de « coup d’État ». En février, c’est le président du Tribunal constitutionnel qui avait saisi le Parquet pour ce qu’il estimait déjà être un « coup d’État rampant » de la part de la coalition gaucho-libérale soutenue par Bruxelles.
Donald Tusk lui-même a revendiqué utiliser les outils non démocratiques et pas toujours conformes au droit de la « démocratie combative » afin de « restaurer l’État de droit » et d’empêcher le retour au pouvoir des « populistes ». Avec le soutien de Bruxelles toujours…
Mais cela ne se fait pas sans difficultés. En témoigne la popularité de ces deux chaînes de télévision qui tirent à boulets rouges sur ce gouvernement soutenu par Bruxelles. Maciej Świrski le déclarait ouvertement alors qu’il était encore président du KRRiT : la décision de leur accorder une licence pour émettre sur la TNT avait été motivée par la volonté, après la prise de contrôle de la télévision publique par le gouvernement de Tusk et alors que les deux grands groupes télévisés privés (TVN et Polsat) déjà présents sur la TNT avaient une ligne éditoriale libérale-libertaire et européiste, de réintroduire un certain pluralisme dans l’audiovisuel polonais. Comme l’a fait remarquer Świrski dans cette interview pour TV Republika, c’était justement pour éviter que le paysage médiatique polonais devienne comme celui de certains pays d’Europe occidentale « où les médias sont principalement gaucho-libéraux ».
Patrice Regalski


















