Les changements à l’intérieur de la plus grande chaîne d’information arabe sont à la mesure des bouleversements qui secouent la région du Moyen-Orient. Le dernier en date marquera sans doute un tournant majeur dans le parcours de ce média.
Il s’agit de la nomination, annoncée presque en catimini fin septembre, d’un Libano-Américain, Raed Fakih, au poste de directeur de l’information d’Al-Jazeera. Dans son communiqué, la direction de la chaîne publie une bio-express du journaliste, en rappelant son parcours d’ancien correspondant à New York, de 2014 à 2021.
L’ombre d’Alhurra
Ce que ne dit pas le communiqué, c’est que Raed Fakih a, selon des sources concordantes, travaillé pour Alhurra et Radio Sawa, deux médias créés et financés par le gouvernement américain dans le cadre du Middle East Broadcasting Networks (MBN). Lancés suite à l’invasion de l’Irak en 2003, ces deux canaux avaient pour mission explicite de diffuser le narratif officiel américain dans le monde arabe. Radio Sawa, décrite comme une station commerciale 24 h/24 sans publicité, et Alhurra (“La Libre”) visaient à contrer l’influence d’Al-Jazeera dans la région. Cette dernière étant réputée être (jusqu’alors du moins !) le porte-flambeau des mouvements islamistes ou antioccidentaux.
Qu’est-ce qui a donc changé pour que la chaîne qatarie intègre dans ses rangs un ancien d’Al-Hurra ?
Une qatarisation au pas de charge
Il faut noter que la nomination de Raed Fakih est venue quelques semaines après la désignation d’un homme de la famille régnante, Cheikh Nasser Ben Faisal Ben Khalifa Al Thani, comme nouveau directeur général de la chaîne, en remplacement de l’Algérien Mostafa Souag. Un changement qui semblait dicté par un climat de tensions géopolitiques qui menaçaient le petit émirat gazier.
Dans le même sillage, une série de décisions successives avaient été prises (mais annoncées par la presse pro-gouvernementale). Ainsi Ahmed Salem Al-Yafei, journaliste qatari qui dirigeait la chaîne arabe depuis 2018, a été promu au poste de directeur exécutif des chaînes. Parallèlement, le Palestinien Asef Hamidi, ancien directeur de l’information depuis 2015, a été nommé directeur général d’Al-Jazeera Arabic.
Cette tendance à la “qatarisation” des postes clés de la chaîne sera couronnée par l’arrivée du Cheikh Abdullah bin Hamad bin Thamer Al Thani comme vice-directeur d’Al-Jazeera English, marque une rupture avec la tradition d’autonomie relative dont jouissait la chaîne, et son ouverture sur les autres pays de la région.
Plusieurs observateurs notent déjà un changement de ton et des modifications dans la couverture d’Al-Jazeera. Selon Alhurra, la direction de la chaîne qatarie aurait durci le contrôle sur ses chroniqueurs, traditionnellement critiques envers Israël, et réduit sa couverture exclusive de Gaza au profit d’autres sujets.
Parallèlement, la direction tente de faire monter de plus en plus souvent les commentateurs autochtones, au détriment des tribuns relayant les thèses des Frères musulmans qui dominaient traditionnellement les débats. Al-Jazeera a longtemps servi de tribune aux prédicateurs les plus radicaux, à l’image de l’Égyptien Youssef Al-Qaradhaoui.
Voir aussi : Al-Jazeera licencie son DG algérien et nomme un membre de la famille régnante
« Coup d’État médiatique »
La nomination de Raed Fakih a provoqué un tollé dans les réseaux sociaux. De nombreux internautes accusent Al-Jazeera de « dévier » de sa ligne et de se mettre à la solde des États-Unis. Cette connexion avec un ancien d’Alhurra, qualifiée de « voix de la CIA », en interpelle plus d’un.
Dans le camp pro-palestinien, des voix se sont élevées pour appeler au boycott de la chaîne, arguant d’« un virage pro-Trump » dans la couverture des événements de Gaza. Safha 1, page tenue par des activistes, y voient un « coup d’État éditorial » imposé par des pressions externes. « Le changement soudain dans le discours d’Al Jazeera : normal ou prémédité ? », lit-on dans un commentaire réagissant à la nomination de Raed Fakih. D’autres qualifient ce changement de « coup d’État médiatique ».
Du côté de la presse écrite, le quotidien libanais pro-Hezbollah, Al-Akhbar, relève, en plus de la modération du discours de la chaîne, une marginalisation visible de la gent féminine, qui, soit dit en passant, contraste avec cette « américanisation » voulue ou imposée.
Mussa A.


















