Les vautours idéologiques se repaissent des vapeurs du drame, attirés par la putréfaction morale. Les tragédies authentiques deviennent au gré de leur rapacité l’encens qui fait monter leurs prières. Il arrive que ces prières soient exaucées et que d’un ciel jusqu’alors inaccessible descende un nouveau décalogue. C’est ce qui est arrivé miraculeusement à l’occasion d’une tribune parue dans le journal Libération, qui prend prétexte d’une affaire sordide – le procès de Mazan en cours – pour publier une pétition d’ « hommes déconstruits » : feuille de route contre la domination masculine.
Les Nouvelles Tables de la Loi
En effet, Morgan N. Lucas, Moïse des temps post-modernes, plénipotentiaire divin, nous a apporté les tables de la loi du nouvel homme, l’ « homme déconstruit. » Morgan N. Lucas, à qui l’on doit ces dix commandements est également l’auteur d’un livre intitulé Ceci n’est pas un livre sur le genre aux éditions Les insolentes. Le nouveau Moïse est doublé d’un nouveau Marcel Duchamp, véritable et mirifique alliage d’archaïsme et d’avant-garde. Une synthèse…
Stupidité vertueuse
L’inénarrable rédacteur de la pétition nous prévient : « Faisons tout ceci en silence, sans crier sur tous les toits, sans attendre des applaudissements ou des félicitations ». En silence, mais dans les colonnes de Libération tout de même ! Il est vrai qu’il ne semble pas soucieux de logique et de pertinence.
Il commence par un avertissement : « Les femmes n’ont pas besoin de nous et encore moins en ce qui concerne la libération féministe », pour finalement publier une pétition dont tous les signataires sont des hommes… Il conclut en rassurant les hommes disposés à se déconstruire – quoi que veuille dire cette ineptie — : « C’est un rôle qui devrait nous coûter, a minima, un peu de notre confort personnel. » Quelle grotesque bouffonnerie quand on songe au premier des commandements de cette « feuille de route » : « Arrêtons de considérer que le corps des femmes est un corps à disposition. » S’il vous coûte « un peu de votre confort personnel » de ne pas considérer les femmes comme des objets, c’est que vous êtes déjà bien enlisé dans la vilénie morale. Alors rédiger une feuille de route pour s’en abstenir en dit plus sur l’auteur lui-même que sur « tous les hommes » !
Tout cela prête à rire, certes, mais n’oubliez pas que, comme le dit Karl Popper « la stupidité vertueuse fait incontestablement plus de victimes que la seule hostilité. »
Déconstruction, mon beau souci
La déconstruction, passée des mains de Heidegger dans celles de Derrida, puis – passage de témoin inattendu – dans celles de Sandrine Rousseau est devenue ce formidable vocable abscons à force d’itérations inexpliquées, sésame qui ouvre toutes les portes et qui confère à celui qui s’en réclame une aura d’intellectuel en vogue, d’une gravité pompière, qui préserve de toute contestation. En somme, le déconstructeur, le déconstruit, porte beau et en a conscience. Cette remarque de Robert Musil selon laquelle « si la bêtise ne ressemblait pas à s’y méprendre au progrès, au talent, à l’espoir ou au perfectionnement, personne ne voudrait être bête » reçoit une illustration particulièrement frappante ici. C’est tout bonnement le mot de passe de la cuistrerie contemporaine aux propriétés magiques. La quantité pléthorique de ses occurrences a pour salaire et corolaire l’absence totale de clarté et d’intelligibilité. C’est ainsi qu’on s’octroie à bon compte le prestige du vague et de l’indéterminé « car, écrit Robert Musil, l’imprécision possède un pouvoir d’agrandissement et d’ennoblissement. » Manœuvre classique de tout prestidigitateur qui consiste à impressionner le quidam avec des mots ronflants pour mieux paralyser son entendement, cette faculté de distinguer le vrai du faux dont on fait si peu de cas par les temps qui courent qui a élevé le non-sens au rang des Beaux-Arts.
Vertus magiques de la pétition
« La magie croit aux transformations immédiates par la vertu des formules, exactement comme le socialisme » ironisait Gustave Flaubert et nous pouvons croire que les signataires ne croient pas moins aux vertus magiques d’une pétition. Nul doute qu’un violeur multirécidiviste reçoive un choc à cette lecture et qu’il s’engage sur le chemin de Damas d’une conversion à la déconstruction. Par la vertu d’une pétition, je me suis senti, moi-même, emporté vers une dialectique de la totalité, vestibule d’une prise de conscience mystique.
Tous les hommes étaient déclarés coupables ou complices, peu ou prou, d’un système de domination masculine qui commence avec le mansplaining pour déboucher sur le viol dans une parfaite solution de continuité. Pourquoi devrais-je me sentir solidaire de salopards de la pire espèce me direz-vous ? C’est qu’il y a la bonne et la mauvaise récupération comme il y a le bon et le mauvais amalgame. On dirait pour un peu que l’injonction fameuse « pas d’amalgame » s’est éventée au contact d’un vent fort et houleux : le wokisme. Et c’est bien du vent, pas de doute là-dessus. La tribune est claire sur ce point, nous sommes tous coupables : « Dire « tous les hommes », c’est parler de violences systémiques perpétrées par tous les hommes, parce que tous les hommes, sans exception, bénéficient d’un système qui domine les femmes. Et puisque nous sommes tous le problème, nous pouvons tous faire partie de la solution. » De quoi rappeler le psaume du roi David : « Il n’y pas un seul homme qui soit juste »… C’est l’ordinaire injonction à la pénitence comme geste rituel de cette nouvelle religion sortie des campus américains – le wokisme –, il est vrai largement inspirée par la trop fameuse pour notre prestige national French Theory ( Derrida, Lacan, Foucault, etc…).
Sophisme et sursophisme
Il est vrai que cette entité massive « système » en impose et nous sort de bien des embarras, ainsi que de sophismes pourtant clairement identifiables. De ce que tous les violeurs sont des hommes – affirmation fausse en soi mais admettons-le pour suivre ce type de raisonnement – il ne s’ensuit pas que tous les hommes sont des violeurs, même en puissance. Sophisme bien connu, faute logique évidente : il n’y a pas de conversion simple d’une affirmative universelle. C’est de la logique élémentaire mais qui s’en soucie encore puisque la logique est un outil de domination du système patriarcal ? « Rappelez-vous tout simplement, écrit Paul Valéry dans Monsieur Teste, qu’entre les hommes il n’existe que deux relations : la logique ou la guerre. Demandez toujours des preuves, la preuve est la politesse élémentaire qu’on se doit. Si l’on refuse, souvenez-vous que vous êtes attaqués, et qu’on va vous faire obéir par tous les moyens. Vous serez pris par la douceur ou par le charme de n’importe quoi, vous serez passionnés par la passion d’un autre. »
Libérafion ?
Hier promoteur de l’éveil à la sexualité de l’enfant (pédophilie pour être clair) – période libération sexuelle – aujourd’hui contempteur du patriarcat – faut-il ajouter blanc pour être complet ? — nous pouvons compter sur Libération pour nous renseigner sur l’idéologie qui a le vent en poupe. Si demain, ce qu’à Dieu ne plaise, vous trouvez dans ses colonnes des recettes à base de viande humaine – le patron sera-t-il plus savoureux que le salarié, le déconstruit que le construit ? — c’est que la mode du cannibalisme a fini par percer. Entre-temps, vous aurez droit à quelques conseils pratiques pour exécuter un impeccable anulingus. Toujours à la pointe ! De quoi mettre au chômage le compte parodique Libérafion… La satire n’a plus d’emploi quand les médias sont devenus une gigantesque farce.