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Numéro Zéro : quand Umberto Eco se paye les médias

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26 mai 2015

Temps de lecture : 4 minutes
Accueil | Critiques | Numéro Zéro : quand Umberto Eco se paye les médias

Numéro Zéro : quand Umberto Eco se paye les médias

Temps de lecture : 4 minutes

Comme tout bon livre, Numéro Zéro, le dernier ouvrage d’Umberto Eco, offre plusieurs niveaux de lecture. On peut en effet le lire comme un roman à suspense efficace, mais également comme un pamphlet cinglant contre les médias et plus particulièrement contre la presse écrite. À travers le récit des pérégrinations d’une poignée de pieds nickelés journalistiques, recrutés par un homme d’affaires véreux pour lancer un journal au service des intérêts d’un riche commanditaire naviguant entre criminalité et monde des affaires, l’auteur du célèbre roman Le nom de la Rose démonte avec habileté et humour les travers et les mauvaises pratiques des médias ainsi que leurs liens souvent incestueux avec les pouvoirs du temps.

Numéro Zéro : quand Umberto Eco se paye les médias

Numéro Zéro : quand Umber­to Eco se paye les médias

L’ac­tion se déroule à Milan au début des années 1990, péri­ode emblé­ma­tique du règne du cor­us­cant Sil­vio Berlus­coni, prési­dent du con­seil ital­ien mais aus­si pro­prié­taire d’un empire médi­a­tique tout entier dévolu à sa cause et à sa pro­mo­tion (voir notre dossier). Les per­son­nages tra­gi-comiques sont des demis sol­des du jour­nal­isme, prêts à toutes les com­pro­mis­sions pour gag­n­er un peu d’ar­gent et de notoriété, rassem­blés sous le patron­age d’un entre­pre­neur sans moral ni éthique, qui, dés le début donne le ton de son pro­jet : « Des nou­velles à don­ner en ce monde, il y en a une infinité, mais pour quelle rai­son sig­naler qu’il y a eu un acci­dent à Bergame et taire qu’il y en a eu un autre à Mes­sine ? Ce ne sont pas les infor­ma­tions qui font le jour­nal, mais le jour­nal qui fait l’in­for­ma­tion. »

Une satire des médias

Manip­u­la­tions, extor­sions, com­plo­tisme, diffama­tion, con­flits d’in­térêts, sen­si­b­lerie… Umber­to Eco décrit ain­si un à un les maux qui, selon lui, ron­gent la presse ital­i­enne (et bien au delà) et lui ont fait per­dre peu à peu toute indépen­dance et toute crédi­bil­ité, réduisant les jour­naux à de sim­ples pla­que­ttes pub­lic­i­taires ou à des leviers de pro­pa­gande et d’in­flu­ence aux mains des poli­tiques, des hommes d’af­faires et des mafieux, lesquels, en Ital­ie comme ailleurs, sont sou­vent assez étroite­ment liés. La cri­tique est acide mais le ton enjoué, par­fois même drôla­tique, notam­ment au tra­vers du per­son­nage de Brag­gado­cio, jour­nal­iste para­noïaque, révi­sion­niste et hys­térique enquê­tant sur la dis­pari­tion de Mus­soli­ni dont il dénie la ver­sion offi­cielle, con­va­in­cu que celui-ci a échap­pé à la mort grâce à l’u­til­i­sa­tion d’un sosie avant d’être exfil­tré par le Vat­i­can. Au tra­vers de ce per­son­nage baroque et exces­sif, on lira évidem­ment une cri­tique des « théories com­plo­tistes » de plus en plus répan­dues, notam­ment via inter­net et les réseaux soci­aux. Une dénon­ci­a­tion cepen­dant plus nuancée qu’il n’y paraît puisque la fin du roman, avec l’évocation du dossier « Glad­io » (une organ­i­sa­tion para­mil­i­taire mêlant, dans les années 70/80, ser­vices secrets, francs-maçons et activistes poli­tiques) démon­tr­era que les « com­plo­tistes » touchent sou­vent du doigt, par­fois mal­gré eux, des réal­ités et des vérités qui ne parais­sent « absur­des et déli­rantes » que tant qu’elles ne sont pas validées par les « gros » médias officiels.

Fatigue du sens…

Peu importe du reste dans la mesure où, selon Eco, le pub­lic lui-même est devenu imper­méable aux révéla­tions les plus scan­daleuses, blasé qu’il est par la félonie et la cor­rup­tion de ses dirigeants, s’ha­bit­u­ant à tout et n’é­tant plus réelle­ment con­cerné que par l’étroitesse de sa vie per­son­nelle et quo­ti­di­enne, ses impôts et ses vacances. « Plus jamais de clair obscur dans le baroque, c’est bon pour la Con­tre-Réforme, les trafics émerg­eront à l’air libre, comme si les impres­sion­nistes les peignaient : cor­rup­tion autorisée, le mafieux offi­cielle­ment au Par­lement, le fraudeur du fisc au gou­verne­ment, et en prison, les seuls voleurs de poules albanais », con­clut l’an­ti-héros prin­ci­pal qui ne croit même plus à l’u­til­ité de fuir puisque ce sys­tème s’é­tend désor­mais partout.

Umber­to Eco nous offre ici un con­stat froid et lucide, presque dés­espéré, dressé d’une plume alerte et ironique, cor­re­spon­dant par­faite­ment à la mis­sion qu’il assigne à la lit­téra­ture : « pro­duire des lecteurs pes­simistes, les oblig­er à réfléchir, à penser ». Mis­sion accomplie !

Numéro Zéro, d’Umberto Eco, Éditions Grasset, mai 2015, 220 p., 19 euros.

Crédit pho­to : Angel via Flickr (cc)