Les déclarations à la volée suivies de volte-face, les atermoiements, les emportements successifs de Donald Trump interrogent les Européens et sans doute aussi nombre d’Américains. Nous avons posé dix questions sur le sujet à notre correspondant en Amérique du Nord.
Les derniers revirements de Trump étonnent : pourquoi un président si brillamment élu ne parvient-il pas à concrétiser ses promesses ?
Réponse : On se le demande. Chaque président, dans la période moderne, se heurte à ses maires du palais (Barak Obama nommait cela le “blob”). Or la situation s’est durcie depuis près de 10 ans. Le Trump du 1ᵉʳ terme avait eu l’excuse de subir un coup d’État latent (aujourd’hui révélé, documents à l’appui, par Tulsi Gabbard). Il ne disposait alors que de bribes d’autorité, et ses actes majeurs lui furent dictés par le blob. Si l’on s’en souvient, son projet initial bipartisan de méga-plan d’infrastructures fut remplacé par un méga-plan militaire complété de baisses d’impôts permanentes pour l’économie financiarisée (et seulement temporaires pour les classes moyennes). Quant à Biden, le récent scandale sur le stylo automatique (Auto-Pen) met en lumière que le calife a été contrôlé pendant quatre ans par un club « d’Iznogouds » qui profitait de sa fatigue cognitive. Il semble donc que la souveraineté du peuple ne concerne pas réellement le blob.
Comment Trump a‑t-il gagné contre ce blob en 2024 ?
Réponse : Trump a pour partie gagné l’élection à cause de l’implosion de Kamala Harris, il a aussi bénéficié du harcèlement constant dont il a été victime, qui culmina avec deux tentatives d’assassinat. Mais, qu’il le veuille ou non, il a principalement gagné grâce à Elon Musk, grâce à Kennedy, et grâce à Vance. Et à bien d’autres, comme le journaliste Tucker Carlson ou Charlie Kirk, chef des jeunes conservateurs du mouvement Turning Point USA. Tous ont ensemble su projeter l’espoir d’une coalition, d’une équipe, d’un audacieux plan à 180 degrés centré sur des réformes structurelles fondamentales. Un plan de renversement des idoles, qui faisait appel au courage, à la jeunesse, et à l’innovation. Cela se traduisit le jour de l’élection par la conquête du vote populaire, qui alla bien au-delà du vote Maga traditionnel, et bien au-delà du vote républicain traditionnel.
Et cette coalition aujourd’hui se meurt ?
Réponse : Oui, cette coalition s’est épuisée : divorce avec Musk, retour en force des caciques parlementaires, échec de la paix en Ukraine, et victoire surréaliste du fan club international de Zelenski, cynisme des Russes, des Indiens et des Chinois, alignement sans condition sur le Premier ministre israélien, autant de raisons de craindre que le pays ne soit dirigé par un président qui ne sait pas toujours ce qu’il fait. Depuis, fort logiquement, Trump passe « un mauvais quart d’heure », ainsi que l’explique The Spectator.
Mais pourquoi cela va mal maintenant alors que ça avait si bien commencé ? Y a‑t-il eu un fait déclencheur ?
Réponse : difficile à dire. On peut par exemple comprendre que dans l’affaire Musk, la crise fut la conséquence d’une double méprise. Trump a vu dans le DOGE un artifice permettant d’annoncer à mi-mandat de colossales économies afin de gagner l’élection au Congrès. Tandis que Musk y a vu une stratégie de redressement d’un État en faillite. Tant qu’il s’attaquait au wokisme, Musk avançait et Trump le soutenait. Mais du jour où Musk a osé mettre le nez dans les gabegies du département d’État et celles du ministère de la Guerre, il a été secoué, voire bloqué. Ses critiques sur les choix technologiques de l’armée étaient sacrilèges. De quoi se mêlait-il ? La diabolisation de Musk et les attentats contre son business ont commencé impunément. Et l’affaire du « Big Beautiful Bill » a ulcéré Musk, qui y a vu l’annulation de la raison d’être du DOGE, à savoir la réforme de l’État. Puis nous avons assisté au yoyo ukrainien. Les néoconservateurs ont de facto déplacé leur centre stratégique mondial à Kiev, devenue le nouveau Vatican de l’Europe. Et le job description des élus américains se résumait à embrasser l’anneau de Volodymyr Zelenski devant les photographes. Trump n’a pas su mettre au pas ce Vatican postmoderne. Son idée originale de découpler la Russie de la Chine en s’appuyant sur un vaste plan de coopération économique américano-russe comme moyen d’une paix eurasienne (voire arctique) durable a calé au démarrage. Là-dessus s’ajouta l’affaire iranienne, dont on ne saura jamais si Trump a floué les Mollahs ou s’il s’est fait lui-même flouer par Netanyahou lorsque ce dernier a bombardé l’Iran en pleines négociations irano-américaines (dont on dit qu’elles furent facilitées par Poutine). Tout ceci laisse à penser que Trump, qui vit dans l’instant, semble désormais se rapprocher de Canossa, espérant en échange un prix Nobel de la paix sur recommandation de Netanyahou.
Pourtant Trump disposait d’immenses pouvoirs pour dompter le blob. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Est-il capable d’être président ?
Réponse : Trump est physiquement courageux, mais il est parfois psychiquement faible, semble-t-il. Il vit dans l’instant, comme dit précédemment, et pas dans le temps long des responsables du BRICS. Il semble toujours surpris par une riposte dure, et ses capacités d’analyse sont exclusivement fixées sur deux ou trois modèles qui sont les siens depuis vingt ans. Fait alarmant, ce sera toujours le dernier qui lui parle qui obtiendra gain de cause. Si l’on ajoute au poids de la balance son narcissisme et sa vanité, l’on ne sera pas étonné non plus qu’il oublie souvent ses devoirs, ses alliances, ses propres intentions. Nous soumettons ici la meilleure radioscopie des déficiences fondamentales du personnage, présentées par le colonel McGregor. Ajoutons que le défaut le plus dangereux du président reste bien sa vanité : elle ira jusqu’à le mener à prétendre qu’il a pris lui-même les décisions qui lui ont été imposées par le blob. Ses manipulateurs en usent ad libitum.
Où cela va-t-il mener le pays ?
Réponse : depuis qu’il n’a plus sa cavalerie, à savoir Musk et ses réseaux financiers et sociaux, Trump semble revenu à la case départ, celle de son premier mandat, où il était prisonnier des néoconservateurs. C’est le « petit Trump » qui prévaut sur « le grand Trump ». Trump est redevenu le matamore qui ne fait plus peur. Tous les irritants que les « nouveaux électeurs » de sa grande coalition pouvaient ignorer tant que tenait cette coalition, remontent désormais à la surface. Rien ne dit que Kennedy ne va pas ruer dans les brancards dans la crise ukrainienne, ou que le vice-président Vance lui-même ne se désolidarise au moment opportun. Et, surtout, rien ne dit que l’affaire Epstein qui refait les manchettes puisse être enterrée.
Parlons justement d’Epstein. À quoi bon discuter de vieilles affaires de détournement de mineurs ?
Réponse : il y a deux affaires Epstein. Celle que les médias adorent, la salace ; et puis celle que les médias ignorent (en voir ici le résumé fait par la chaine turque TRT Global). Les médias vont tenter de « mouiller » Trump. Côté salace, des journalistes dits d’investigation comme Michael Wolff préparent l’opinion. Ou encore le groupe Murdoch (Fox News et le WSJ) aiguise ses lames. Le Wall Street Journal a ainsi publié une lettre imaginaire de Trump à Epstein sur fond de femme nue. Ces premières attaques pour l’instant ne portent pas à conséquence. Contrairement à la « deuxième » affaire Epstein.
La deuxième affaire Epstein ?
Réponse : Oui. celle, non prouvée, mais établie sur des présomptions « circonstancielles » qui pourraient laisser penser que le « philanthrope » avait constitué une machine à faire chanter ses relations de la haute société mondaine ou politique, possiblement au profit d’agences gouvernementales américaines ou étrangères. Certains journalistes, comme Megyn Kelly, pensent que cela mérite investigation, ne serait-ce que pour exonérer ces agences, mais aussi afin de faire la lumière sur la mort d’Epstein dans sa cellule. D’autres, comme Tucker Carlson, vont plus loin dans le raisonnement, partant du principe que si ces allégations sont fausses, la façon dont elles sont traitées et contredites rend suspecte la conduite des autorités. Il faut donc investiguer, quitte à ce que des États traditionnellement alliés des États-Unis soient dans le collimateur. Ce qui reviendrait peut-être à jeter un regard neuf sur les décisions internationales de la classe politique américaine.
La révolte d’America First : on parle d’un troisième parti. Vraiment ?
Réponse : Musk en a lancé l’idée et Carlson et d’autres articulent une vision précise d’un « trumpisme sans Trump ». Il semble que l’objectif ne soit pas de répéter les erreurs de précédents milliardaires qui cherchaient à prendre la présidence, comme Ross Perot. Ce serait plutôt un projet concret d’installer au congrès (Chambre et Sénat) une quinzaine d’élus. De quoi constituer une minorité de blocage constituée de centristes libertariens, ou mieux encore un mouvement charnière de « faiseurs de rois » qui puisse stopper les caciques fidèles au blob. À suivre.
Et les médias ?
Réponse : les médias officiels, en déclin, ont traité avec beaucoup de scepticisme l’idée de créer un nouveau parti. Et, sur l’affaire Epstein, peu d’entre eux considèrent l’affaire sous l’angle des agences de renseignement, si ce n’est pour signaler qu’il n’y a rien à suspecter, et que ceci relève du simple complotisme. N’est pas du complotisme, en revanche, le fait que les médias (tous confondus) ne rallient plus guère la confiance du public.
Mimar Sinan


















