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Toujours dix mais plus un seul nègre chez Agatha Christie

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28 août 2020

Temps de lecture : 7 minutes
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Toujours dix mais plus un seul nègre chez Agatha Christie

Temps de lecture : 7 minutes

L’information ubuesque est tombée mercredi 26 août 2020, en tout début de matinée sur RTL : le roman d’Agatha Christie intitulé Dix petits nègres, et lu ainsi par des générations de gens normaux, sera désormais présenté sous le titre Ils étaient dix, pour son édition française, par les éditions du Masque. Petit tour des réactions médiatiques.

Mer­cre­di 26 août 2020, sur RTL « James Prichard, petit-fils de l’auteure de romans policiers, a con­fir­mé ce choix, qui per­met ain­si à la France de s’align­er sur les choix édi­to­ri­aux des pays anglo­phones, où le titre Ten Lit­tle Nig­gers a dis­paru depuis plusieurs années déjà », indique le site spé­cial­isé Actu­aLit­té dès 9 heures sur les réseaux soci­aux. Selon l’ayant-droit, « Quand le livre a été écrit, le lan­gage était dif­férent et on util­i­sait des mots aujourd’hui oubliés. Ce réc­it est basé sur une comp­tine pop­u­laire qui n’est pas signée Agatha Christie… Je suis qua­si­ment cer­tain que le titre orig­i­nal n’a jamais été util­isé aux États-Unis. Au Roy­aume-Uni, il a été mod­i­fié dans les années 1980 et aujourd’hui nous le changeons partout… Mon avis c’est qu’Agatha Christie était avant tout là pour diver­tir et elle n’aurait pas aimé l’idée que quelqu’un soit blessé par une de ses tour­nures de phras­es », a indiqué Prichard au micro. Vu ain­si, il va fal­loir penser à réécrire toute l’œuvre de James Ell­roy, évo­ca­tion du Los Ange­les des années 50 dans laque­lle l’écrivain améri­cain utilise le ton et les mots de l’époque, en par­ti­c­uli­er « négroville » au sujet des quartiers com­mu­nau­taires de la ville. Ou encore chang­er le nom de la mythique col­lec­tion de polar de Gal­li­mard, La Série Noire, ou même sa col­lec­tion de lit­téra­ture, La Blanche. Pour Actu­aLit­té les choses sont claires, si l’on ose écrire : « M6 dif­fusera prochaine­ment une adap­ta­tion du roman en série, nom­mée elle aus­si Ils étaient dix, selon l’an­nonce remon­tant à févri­er 2019. En 2017, le titre avait fait l’ob­jet d’une polémique, mais, à l’époque, les édi­teurs n’avaient pas réa­gi, pas plus que les ayants droit : preuve que l’empathie gagne du terrain ? »

Le roman com­por­tait 74 fois le mot « nègres ». Ce mot n’y appa­raît plus du tout. En début d’après-midi, l’information fai­sait le tour des prin­ci­paux médias :

Le Point : « Le change­ment de titre de Dix Petits Nègres, l’un des romans les plus ven­dus dans le monde avec plus de 100 mil­lions d’exemplaires, s’inscrit dans le sil­lage d’un cham­boule­ment cul­turel lié aux mou­ve­ments antiracistes. En juin dernier, aux États-Unis, la plate­forme de stream­ing HBO Max avait notam­ment fait polémique en reti­rant tem­po­raire­ment de son cat­a­logue le film Autant en emporte le vent, au motif qu’il « dépeint des préjugés racistes qui étaient com­muns dans la société améri­caine ». Le long-métrage de 1939 a depuis été remis en ligne, avec une intro­duc­tion présen­tant des élé­ments de contexte. »

Le Monde pub­lie la nou­velle cou­ver­ture avec le nou­veau titre « Ils étaient dix », ce qui per­met de se ren­dre compte de l’hypocrisie des édi­tions du Masque puisque est aus­si spé­ci­fié de façon vis­i­ble, sur cette même cou­ver­ture, « précédem­ment pub­lié sous le titre DIX PETITS NÈGRES ». Vis­i­ble­ment les édi­tions du Masque ne souhait­ent quand même pas que leur ini­tia­tive toute en bons sen­ti­ments leur fasse per­dre trop d’argent… Pré­ci­sion : « Les édi­tions du Masque ont opéré ces change­ments à la demande d’Agatha Christie Lim­it­ed afin de s’aligner sur les édi­tions anglaise, améri­caine et toutes les autres tra­duc­tions inter­na­tionales », a pré­cisé l’éditeur, con­tac­té par l’Agence France-Presse (AFP). « La tra­duc­tion a été révisée selon les dernières mis­es à jour de la ver­sion orig­i­nale mais l’histoire en elle-même ne change pas », a souligné l’éditeur. »

Le Figaro : « L’arrière-petit-fils de la reine du crime a choisi de rebap­tis­er le best-sell­er Ils étaient dix, afin de « l’adapter à son temps ». La tra­duc­tion du texte a aus­si été amendée dans une nou­velle édi­tion au Livre de Poche. Un nou­veau tri­om­phe du poli­tique­ment cor­rect. » Le quo­ti­di­en note que « le fait d’« adapter une œuvre à son temps », selon les ter­mes de l’héri­ti­er d’Agatha Christie, ne fait pas l’u­na­nim­ité. Mer­cre­di matin au micro de France Inter, François Bus­nel, le présen­ta­teur de l’émis­sion lit­téraire de France 5 « La grande librairie », a verte­ment réa­gi à l’an­nonce du change­ment de titre des Dix Petits Nègres. « C’est absurde, ça s’ap­pelle le poli­tique­ment cor­rect. On peut tout liss­er mais un livre se replace dans son temps. Ce serait d’ailleurs intéres­sant de savoir pourquoi Agatha Christie a appelé son livre Les Dix Petits Nègres et non Les Dix Petits Noirs. Parce qu’on est à la fin du XIXe, au début du XXe. Au lieu de juger, on devrait lire ». Con­clu­sion de l’article du Figaro : « On ne mégote plus avec le poli­tique­ment correct. »

BFM : « Cette déci­sion inter­vient à l’heure où, partout dans le monde, d’anciennes œuvres liées à la péri­ode de l’esclavage sont ques­tion­nées. Des stat­ues de per­son­nal­ités asso­ciées à l’esclavage ont été déboulon­nées, et le film Autant en emporte le vent a fait l’objet d’une recon­tex­tu­al­i­sa­tion sur la plate­forme de stream­ing HBO Max. En France, le titre Dix petits nègres a déjà créé des remous il y a quelques années lorsque la chanteuse Lââm a demandé à TF1 de rebap­tis­er la série adap­tée du roman. » La chaîne de télévi­sion ne pré­cise pas en quoi le roman d’Agatha Christie serait « lié à l’esclavage ».

20 Min­utes : « Le change­ment du titre français de ce célèbre roman polici­er reflète la plus grande atten­tion désor­mais portée à l’emploi de cer­tains ter­mes, à leurs con­no­ta­tions et à leur dimen­sion dis­crim­i­nante, stig­ma­ti­sante ou insul­tante. En juil­let, un glac­i­er danois rebap­ti­sait ain­si ses « Eski­mos » car le mot « esquimaux » est offen­sant pour le peu­ple inu­it. Mi-août, la mar­que Knorr annonçait que sa « sauce tzi­gane » – pro­duit phare dans les cuisines alle­man­des – serait désor­mais appelée « sauce papri­ka à la hon­groise », par égard aux pop­u­la­tions Roms et Sintis. »

Le Parisien : « Ce change­ment de titre s’in­scrit dans un con­texte de boule­verse­ment cul­turel lié aux mou­ve­ments antiracistes dans le monde. En mai dernier, Ama­zon France avait retiré le livre avec ce titre orig­i­nal de sa plateforme. »

Le Huff­post : « Cette prise de déci­sion arrive dans un effort plus large de con­tex­tu­al­i­sa­tion et de sit­u­a­tion des œuvres dans leurs épo­ques. Ain­si en juin dernier, le film « Autant en emporte le vent », con­sid­éré par de nom­breux uni­ver­si­taires comme l’instrument le plus ambitieux et effi­cace du révi­sion­nisme sud­iste, avant été retiré de la plate­forme HBO Max avant d’y faire son retour accom­pa­g­né de deux vidéos explica­tives. » Le choix de l’expression « révi­sion­nisme sud­iste » intrigue.

L’Obs : « Les lecteurs des cap­ti­vants romans policiers d’Agatha Christie ont pu remar­quer à quel point son œuvre est truf­fée de remar­ques racistes, notam­ment anti­sémites, reflé­tant les préjugés de son temps. » 

Les réac­tions ont été nom­breuses, aus­si, sur les réseaux soci­aux. Ain­si, sur Twitter :

Eric Naul­leau : « La réécri­t­ure et la cen­sure des œuvres du passé ont fait une nou­velle vic­time avec les Dix Petits Nègres d’Agatha Christie rebap­tisé Ils étaient 10. Si George Orwell reve­nait par­mi nous, il se retrou­verait dans un monde fam­i­li­er, celui de ses livres. »

Julien Aubert : « La réécri­t­ure idéologique du passé se pour­suit. C’est hon­teux : aucun respect pour l’au­teur. Qui est devenu raciste en lisant Agatha Christie ? On nage en plein délire. « Dix petits nègres » d’A­gatha Christie renom­mé « Ils étaient dix »

Un peu d’humour avec Marc Hill­man : « Les 10 petits nègres d’Agatha Christie vont chang­er de titre et devenir : ils étaient 10. L’éditeur hésite aus­si à chang­er le nom de son héros Her­cule Poirot en Poireau, de peur qu’on dise que tous les films tirés de ses aven­tures ont été des navets. »

Glob­ale­ment, dans la journée de mer­cre­di 26 août, la majorité des médias ayant réa­gi l’ont fait sans inter­roger la per­ti­nence de ce change­ment de titre, d’autres se sont engagés en sa faveur. Et fort peu ont osé une cri­tique. Une indi­ca­tion de plus du cli­mat délétère des médias français dominants ?